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Robert-Louis Stevenson, Le creux de la vague

Trois épaves échouées à Tahiti font « une telle bande de porcs » selon leur père lui-même, l’écrivain Robert-Louis. Mais ils sont le début d’une histoire. John Davis est un capitaine déchu pour avoir fracassé son bateau parce qu’il était bourré ; Huish est le hideux Hyde dont le nom se prononce suiffeux, toujours prêt à trahir père et mère pour contenter son égoïsme mesquin ; Robert Herrick, fils de bonne famille inapte à tout travail constant, est l’éternel perdant des situations par sa faute. Par contraste William Attwater est, comme lui, issu de bonne famille mais est devenu riche seigneur d’une île à perles où il fait travailler l’indigène ; père et juge à la fois, un brin homosexuel comme il était de bon ton à Eton, il est l’anti-Herrick.

Les trois premiers ont échoué sur la plage de Papeete ; ils vivent de mendicité et s’abritent dans une prison désaffectée. Ils n’ont plus un rond et sont près d’être expulsés. La « chance » leur est offerte sous l’apparence d’une goélette frappée de quarantaine qui vient de s’ancrer au large du port. L’équipage ne comprend plus que des Canaques car le capitaine et le second sont morts de variole. Le capitaine du port propose donc à Davis de prendre en main le bateau, après que tous les autres capitaines se soient récusés, et de le conduire à sa destination, l’Australie. Il convoie un chargement de champagne californien.

Le trio de perdants accepte cette main tendue par la Providence. Mais les démons de chacun reprennent le dessus très vite. John Davis, poussé par le vil Huish, se saoule au champagne toute la journée ; Herrick le second n’y connait rien en navigation et se repose sur l’équipage pour les manœuvres et tient le point à l’estime. Il est le seul sobre et un peu sérieux des trois, sauf qu’il se méprise et n’attend qu’une occasion pour se supprimer. La rédemption commune aurait été possible si le mal incarné n’était dans le trio : Huish est ce qu’il y a de plus vil dans l’humanité, un véritable échet nuisible. Et Davis se laisse entraîner selon sa pente alors qu’il aurait pu se sauver avec Herrick qui, dès lors, suit la sienne qui est l’apathie. Chacun, ayant le bien et le mal en lui, a le choix de sa destinée selon la doctrine presbytérienne de Stevenson.

La saoulerie a ceci de bon qu’elle permet bientôt de s’apercevoir que la cargaison est truquée : après une rangée accessible de vrai champagne, le reste des bouteilles ne contient que de l’eau. La goélette, usée, était certainement destinée à disparaître corps et biens afin que ses armateurs touchent l’assurance. Davis est atterré : lui pensait détourner la cargaison à leur profit en la vendant au Pérou ! Puis c’est au tour de Herrick d’être atterré : le capitaine Davis n’a fait embarquer de vivres que juste ce qu’il fallait, par souci d’économie ! Le bateau est trop loin pour l’Australie, trop loin pour le Pérou, et interdit à Tahiti. Restent les îles pour refaire des vivres et de l’eau.

Justement, les instructions nautiques signalent une île inexplorée dans le coin. C’est l’île aux perles de William Attwater. Davis et son âme damnée Huish ne pensent alors qu’à dérober les perles pour se refaire encore une fois, puis gagner les côtes américaines. Cela signifie tuer Attwater et tous ses indigènes, les quelques qui lui restent après l’épidémie. Herrick, s’il est lâche et peu fiable, n’est pas un meurtrier ; Davis non plus lorsqu’il est à jeun et qu’il pense à ses petits : « Y a que les gosses qui comptent. Les moutards ont quelque chose… Je ne peux pas en parler » partie 1 chapitre 3. Seul Huish est conformé pour le mal, difforme de corps, chétif d’âme et le cœur de pierre. Il va tenter d’aveugler Attwater avec une fiole de vitriol avant de le tuer, par pur sadisme de faible.

Mais Attwater, en homme supérieur, manipule les uns et les autres et domine la situation : « Un homme doit se tenir debout sous le regard de Dieu et s’élever par son travail jusqu’à donner toute sa mesure » partie 2 chapitre 8. Huish est éliminé, anti-David contre un vrai champion Goliath ; Davis s’évanouit et se repends, à moitié fou de religion ; Herrick reste honnête mais ne connait pas la grâce.

Cette histoire en forme de parabole tend à prouver que les âmes sont attirées vers le bas par la loi de gravité du mal ou comme la marée redescend, laissant à nu ceux qui nagent. Il faut se surmonter pour accéder à la civilisation et (pour les croyants) au divin. C’est un roman tourmenté mais intéressant, un peu binaire pour notre psychologie mais fouillé sur les affres des âmes.

Robert-Louis Stevenson (avec Lloyd Osbourne), Le creux de la vague (The Ebb-Tide), 1894, Flammarion GF 2011, €7.00

Stevenson, Œuvres III – Veillées des îles, derniers romans (Catriona, Le creux de la vague, Saint-Yves, Hermiston, Fables), Gallimard Pléiade 2018, 1243 pages, €68.00

Les romans de Robert-Louis Stevenson déjà chroniqués sur ce blog

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François Coupry, L’agonie de Gutenberg

Ce quarante-deuxième opus depuis 1970 d’un auteur peu reconnu recycle en livre des notes de blog parues ces cinq dernières années. C’est cocasse et farfelu à la manière des contes, entre Voltaire et Montesquieu, avec un petit air Gripari.

Mais pourquoi ces pensées seraient-elles « vilaines » ? Le titre a déjà été capturé par Iegor Gran pour son recueil de chroniques, Vilaines Pensées (Editions Les Echappés), laborieusement présenté sur YouTube mais plus corrosif que François Coupry. Vilain est attesté dès 1119 d’après Philippe de Thaon et signifie alors « paysan libre » – ce qui devenait rare à l’époque. Avec l’essor de la féodalité et du snobisme seigneurial, le terme vilain a pris un sens péjoratif de laid moralement, puis physiquement, bas et vulgaire, une réprobation que nous avons conservée jusqu’à nos jours. L’auteur voudrait-il pourfendre ce que les anglo-saxons appellent d’un euphémisme, le « politiquement correct » ?

« François Coupry, né le 19 juillet 1947 en Provence, est un écrivain », avoue sa fiche Wikipedia – probablement rédigée par ses soins puis réduite au maximum par les censeurs-professeurs du réseau déclaré « démocratique ». Il a surtout étudié la philo, ce pourquoi peut-être il renverse le sens en déclarant que le réel ne crée pas la fiction mais que la fiction crée le réel, comme l’affirme Platon. Cela pour se donner une Vérité à majuscule. D’où ces chroniques ironiques, ces actualités inactualisées, ces contes qui se prennent pour la réalité.

Tout est paru en blog, au jour le jour, peut-être pas tous les jours, mais transmuté en fictions. On pense aux métaphores mais l’auteur récuse ce terme, il préfère le décalage, l’insolite, le choc de l’imaginaire sur ce qui est pour susciter l’étincelle qui mettrait le feu à la pensée. Car il s’agit de faire penser, même si ces notes paraissent quelquefois artificielles, hors sujet, répétitives. J’ai trouvé l’année 2017 moins bonne que les précédentes, peut-être à cause des élections qui semblent avoir obsédé la plume. Combien de rois ont marié leur fille (accessoirement leur fils) dans ces notes, pour suggérer que les grenouilles peuvent se choisir un destin ! Les autres thèmes favoris de l’auteur sont l’ado de 15 ans face au grand-père de 65, son désir d’Etat-providence national aux frontières protégées et au service public statufié contre les fumées soixantuitardes de l’internationalisme mondialisé et du métissage sexuel et culturel nomade, ou le désir de se soumettre aux commandements d’un dieu jaloux et de tuer en son nom. Et puis ? Comment sort-on de ce constat ?

François Coupry, successivement journaliste littéraire, éditeur et rédacteur en chef de revue, directeur de la Maison des écrivains, président de la Société des gens de lettres de France, président de la Société française des auteurs de l’écrit, regrette qu’on ne lise plus comme « avant ». Mais si la « lecture » change, elle demeure. La révolution numérique a relégué la presse de Gutenberg au musée – mais tout comme ladite presse a relégué l’éducation personnelle par la parole au musée, se plaignait déjà Platon. Dès lors, pourquoi « publier » son blog en livre ?

Certains en font un témoignage de leur existence, ce qui ne va pas sans un travail de notes explicatives. D’autres publient des nouvelles sur le net, puis les réunissent en recueil… vendu sur le net. Avons-nous changé de monde ou seulement changé d’outils ? Internet est, comme la langue d’Esope, la meilleure et la pire des choses – selon l’usage que nous en faisons. Cet outil serait-il insuffisant pour passer « l’éternité » ? Ce que désire un auteur est l’immortalité ; même non académicien, il veut durer, au moins dans les rayons perdus de la Bibliothèque nationale. Le blog est éphémère, le livre est censé durer un peu plus.

Mais blog n’est pas livre, l’écriture est autre, la composition aussi. Écrire court, une idée à la fois, une chute finale, a peu de chose à voir avec le développement raisonné d’une pensée ou d’une histoire sur plusieurs centaines de pages. On se répète, on suit l’actualité qui passe, on n’est pas toujours inspiré. Reprendre un blog pour en faire un livre devrait amener à quitter le carcan de la chronologie pour établir des thèmes, survoler le jour le jour au profit du recul, faire émerger un sens global pour les fictions distillées au ras des heures.

Certes, des personnages apparaissent comme Monsieur Piano, un brin philosophe, un brin décalé, un brin ridicule – et même outré. Le lecteur regrette un tantinet qu’il ne soit pas devenu le personnage central de cette histoire en miettes, la voix du chœur qui annonce l’actualité. Nous trouvons encore la petite souris qui se glisse dans les alcôves, la balle de revolver qui a à peine le temps de penser, la cousine américaine en 2050, ou encore FC qui serait un double de l’auteur (p.35) – mais cela rend-t-il heureux d’avoir lu Hegel à 10 ans ?

Toujours d’un ton affable, plus ironique que bien senti, ces contes, fables et paraboles ne font pas un roman, ni ne témoignent d’une expérience vécue : ils composent un regard autre et personnel bien écrit sur le temps qui passe. Ils se lisent agréablement, mais pas trop à la fois. Renvoyer des idées lancées comme des balles au tennis fatigue à la longue. Mes préférées sont p.84 Le bonheur est dans la politique, p.97 Le vieux petit-fils d’un jeune grand-père, p.116 Le Piano universel, p.164 Le chat et l’enfant, p.194 L’anti-intellectualisme primaire. A chacun d’opérer sa sélection dans ce recueil, puisque le blog a été supprimé du net.

Car l’auteur n’écrit pas pour n’importe qui : « Si je dis que je n’écris pas pour tout le monde mais uniquement pour les rares personnes qui ont le sens de l’imaginaire, des enjeux fictionnels, des plaisirs littéraires, j’ose transgresser les fondements de nos communions sourdes, me laisser taxer d’élitiste, sinon de… raciste » p.42. Enjeux fictionnels est un terme un peu langue de bois mais vous aurez quand même compris, je suppose ? Enfin, ceux qui lisent encore…

François Coupry, L’agonie de Gutenberg – Vilaines pensées 2013/2017, Pierre Guillaume de Roux 2018, 271 pages, €23.00

Attachée de presse Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 balustradecommunication@yahoo.com

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Invasion Los Angeles – They live

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Un ouvrier blond (Roddy Piper) nommé John Nada et à la carrure de lutteur sympathise avec un gros musclé noir nommé Frank Armitage (Keith David) sur un chantier provisoire de Los Angeles. Ce dernier, bienveillant aux éprouvés de la vie, l’invite à venir loger dans son bidonville, sis près d’un temple où un pasteur aveugle prêche l’Apocalypse. Nada veut dire Rien en espagnol, signe que la brute est un brin anarchiste, battu par son papa et enfui de la maison vers dix ans. Il s’est fait tout seul, comme le veut le mythe américain, et se vêt de jean Levis et d’une grosse chemise à carreaux.

Nada remarque des choses étranges, la télévision semble brouillée par des hackeurs qui diffusent des mises en garde, un hélicoptère tourne en recherchant quelque chose, le pasteur trop bavard est entraîné à l’intérieur du temple malgré ses protestations. Dans l’édifice religieux, des chants s’élèvent, mais Nada le trop curieux découvre qu’il s’agit d’enregistrements. L’activité principale semble être un laboratoire qui élabore d’étranges lunettes noires. La police intervient en force et embarque tout le monde, rasant le bidonville au bulldozer. Nada et Frank en réchappent et le premier n’a de cesse de revenir chercher l’un des cartons dissimulés qu’il a vus. Il est rempli de ces lunettes banales…

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Il en prend une paire et cache les autres, dubitatif. Mais en se promenant en ville, quelle n’est pas sa surprise de constater que ces lunettes très spéciales lui permettent de lire les messages cachés sur les affiches, et de voir les vrais visages de ceux qu’il croise dans la rue. Certains sont humains, comme lui, d’autres ont des crânes en plastique et un rictus de squelette, les yeux exorbités comme des robots. Ce sont « des extraterrestres », sans que cette affirmation ne soit jamais expliquée.

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Nada cherche à convaincre Armitage de chausser lui aussi une paire de ces fameuses lunettes pour voir la réalité en face et résister avec lui. Mais le Noir refuse, obstinément persuadé de ne jamais faire de vagues pour pouvoir s’en sortir. C’est l’attitude de nombre d’Américains en ces années de remise en cause de l’Etat-providence. Le fait que porter longtemps ces lunettes donne mal au crâne montre qu’il est douloureux de renoncer à ses illusions sur le monde et sur les autres.

Nous sommes tout juste 20 ans après 1968 et l’ère Reagan dure aux modestes pas très doués va s’achever avec l’élection de George Bush senior. La baisse des impôts a profité aux entreprises et aux riches tandis que l’aide médicale et l’aide aux chômeurs a été abaissée. Le chômage n’est alors que de 5.3% et le déficit fédéral de 2.9%, ce qui fait rêver nos édiles 2016, mais – par contraste avec l’époque glorieuse précédente – touche négativement des millions d’Américains. Cependant, Nada croit en son pays, il veut s’en sortir tout seul. Le peut-il ?

C’est là qu’intervient la parabole du film, tirée de la nouvelle Les Fascinateurs (Eight O’Clock in the Morning) de Ray Faraday Nelson. Le rêve de l’Amérique ne peut plus s’opérer parce que les « extraterrestres » tiennent le pouvoir par les médias, les affaires, la consommation et la suggestion. Transformer la caste des riches en extraterrestres est une façon de les exclure de la patrie américaine, tant vantée durant l’ère Ronald Reagan ; c’est en faire des prédateurs égoïstes, non patriotes, et qu’on peut flinguer à merci (Nada ne s’en prive pas).

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Ouvrez les yeux ! Tel est le message, pas subliminal du tout, de ce film réalisé avant l’ère Internet. Le prêcheur aveugle est évidemment celui qui sait, en liaison directe avec Dieu via les textes sacrés, et celui qui voit, puisque ses yeux sont déconnectés des signes affichés partout. On vous cache des choses mais il ne tient qu’à vous d’observer et de vouloir – sans suivre la presse ou la publicité comme des moutons.

Mais rien de socialiste dans cette opposition au capitalisme : John Nada est un « poor lonesome cow-boy », un justicier solitaire. Il doit se bagarrer virilement et lourdement (bien loin de Rambo l’efficace…) avec Frank pour le convaincre d’au moins essayer de voir avec les lunettes. Il se laisse embobiner par une garce trop chic aux yeux de glace (Meg Foster) qui est infiltrée chez les résistants. Rien de communautaire dans leur lutte, au contraire des extraterrestres toujours en bande organisée un peu comme le Parti communiste dans cette URSS qui allait s’effondrer trois ans plus tard. La révolution populaire n’est pas dans le tempérament américain, mais l’héroïsme si : Nada et Frank sulfatent à tout va les aliens qui grouillent dans les égouts sous la surface des rues, véritable monde parallèle où les affaires se font, comme la communication.

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Nous sommes en plein mythe américain où la Bible d’une main et le Colt de l’autre, le Bon éradique les Méchants sur une musique de cow-boy. Les Méchants sont ici ceux qui tissent leur toile de domination sur les entreprises, les médias et la politique. Un complot contre la liberté par des « plus égaux que les autres », mais venu « d’ailleurs » – puisque l’ailleurs est tout ce qui n’est pas pleinement américain…

Donald Trump, avec son curieux prénom de canard Disney et son nom d’éléphant du parti Républicain, reprend ce mythe des « étrangers » qui dominent, et en appelle à la revanche des « vrais Américains ». Comme quoi la science-fiction peut prédire l’avenir : il aura fallu attendre une génération.

DVD Invasion Los Angeles (They live), film de John Carpenter, 1988, avec Roddy Piper, Keith David et Meg Foster, Studiocanal 2015, blu-ray, €14.95

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