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George Sand, Isidora

Vers 1840, la mode est à la pute : filles, lorettes, grisettes, femmes sans nom et femmes entrete(nues). Isidora en est une, au prénom improbable au féminin (en tout cas diabolique dans la littérature noire). Son vrai nom est Julie, comme une héroïne de Rousseau, mais Isidora sort plutôt du ruisseau. Evidemment belle et espiègle, éprise d’idéal évidemment inaccessible, elle couche pour arriver en croyant trouver l’Hâmour. Fleur flétrie qui n’y paraît pas, c’est alors que le narrateur la cueille au jardin.

Lui, Jacques Laurent, est un précepteur apprenti philosophe qui couche sur le papier des élucubrations « élevées » mais sans aucun intérêt ; il n’a baisé encore aucune femme à 25 ans, une scie de George Sand pour qui la continence, selon les préceptes intéressés de l’Eglise, monte au cerveau et « sublime » les vertus. Nous n’y croyons guère ; c’est plutôt la rancœur et le ranci qui macèrent. Depuis sa fenêtre, il aperçoit la belle en son jardin d’à côté et un hasard de travaux lui permet un jour d’en approcher. L’intermédiaire idéal, Tony, une sorte de Cupidon de l’âge de Figaro (13 ans) qui est jockey chez le comte, porte de lui une lettre où il demande grâce pour un vieux de l’immeuble qui ne peut payer son loyer. Le gamin revient avec un billet de banque en réponse et, de fil en aiguille, fait visiter les fleurs du jardin – dont la plus belle est évidemment Julia.

C’est par un autre hasard, mais sans intermédiaire, qu’il tombe sur un domino qui va au bal de l’Opéra et qui le convie à la protéger d’un importun. C’est Julia déguisée en Isidora, vite démasquée en public par l’un de ses anciens amants. Jacques tombe de haut : la patricienne d’à côté est une grisette entretenue par le comte de S*. Mais Julie lit Rousseau et Jacques le lit aussi ; les deux s’entendent comme philosophes en herbe, d’autant que Jacques effectue une « recherche » sur l’essence de la féminité. Le roman alterne donc un « cahier » philosophique (indigeste) et un « journal » (beaucoup plus vivant) qui tend à prendre le pas dans le texte pour le plus grand plaisir du lecteur.

Car c’est tout une aventure qui se dévoile par à-coup de mystères révélés. Jacques, cheveux blonds, teint de rose, taille élevée, main de marbre et prestance d’athlète, est observateur, réservé et sans ambition. Un modèle de mâle selon George Sand. Il deviendra d’ailleurs le précepteur de Félix, bel enfant affectueux de 7 ans, fils d’une jeune veuve de la haute société… comme par hasard belle-sœur sans le savoir de Julie. Jacques rachètera Isidora en son cœur en accusant par philosophie de pousser la (bonne) société à la prostitution des filles pour le plaisir des mâles riches et parisiens (ce que perpétuent les féministes d’aujourd’hui). Elle, qui couche une nuit avec lui au retour de l’Opéra, se fera épouser in extremis par son comte protecteur lorsqu’il sera à l’article de la mort lors d’un voyage en Italie ; elle l’a soigné avec dévouement. Elle deviendra veuve riche, comtesse respectable puis, dix ans après, mère en adoptant une jeune fille pauvre, Agathe, qu’elle fiancera au fils de sa belle-sœur au grand cœur Alice. Elle se sauvera donc par « la morale », c’est-à-dire la pratique de la « vertu » bourgeoise. C’est aussi irréaliste que candide : il suffirait de vouloir… ou, comme Pascal, prier au cas où pour que Dieu vous reconnaisse.

Trois ans après, les mêmes hôtels parisiens jumeaux montrent Alice et le précepteur Jacques dans l’un, Julie dans l’autre. Dialectique inévitable chez Sand, Jacques reste amoureux de Julie alors qu’Alice, veuve, est amoureuse de lui qui s’occupe comme un père de son fils qui l’adore. Le comte de S* était le frère d’Alice de T*. Cette dernière, femme modèle, s’analyse pour savoir si elle va accepter la courtisane parvenue que tout le reste de sa famille rejette. Elle s’aperçoit alors de l’amour que Jacques voue à Julie, sans que cette dernière y réponde par la même flamme. Elle veut favoriser leur bonheur, au prix d’une « crise nerveuse » qui la laisse sur le carreau plusieurs jours avant de s’effacer (hystérie fort « romantique »). Mais Julie a conscience de l’impossibilité d’aimer (dont la manifestation physique semble être la frigidité), peut-être pour être passée de corps en corps sans jamais pouvoir s’attacher. Elle garde de la catin l’ambition effrénée de séduire tout en déplorant son besoin d’être aimée. Le cœur et le vagin sont séparés et le cerveau fantasme.

La troisième partie, rapportée pour cause d’insuffisante longueur du roman écrit d’abord en feuilleton pour des revues, est faite de pièces mal raboutées sous forme de « lettres d’Italie ». Isidora les envoie à Alice qui semble ne pas répondre, et les longueurs à prétention philosophique n’y sont pas rares et toujours fastidieuses. Julie a dérobé le journal de Jacques et se rend compte qu’il aime Alice sans oser se l’avouer ; elle s’exile donc volontairement pour leur laisser le champ libre.

Dix ans après, Isidora adopte une Agathe de 16 ans afin d’assouvir son besoin d’aimer. Femme, elle est sauvée par les femmes : Alice socialement, Agathe familialement. C’est alors qu’un jeune homme vient se recommander auprès d’elle. Il est, comme toujours chez George, désirable – du moment qu’il est encore trop jeune pour n’être pas dominé par les femmes : « 18 ans au plus, une taille élancée des plus gracieuses, une figure charmante, un air de distinction incomparable, des cheveux noirs abondants, fins et bouclés naturellement, un duvet de pêche sur les joues et des yeux… » p.1138 Pléiade. Il se présente en intermédiaire, comme Tony, le jockey initial. Coup de théâtre ! C’est la partie la plus drôle et la plus captivante de ce roman bancal où la théorie prend trop souvent le pas sur la peinture mais où la psychologie demeure passionnante.

George Sand, Isidora, 1846, Independently published 2019, 164 pages, €7.51

George Sand, Romans tome 1 (Indiana, Lélia, Mauprat, Pauline, Isidora, La mare au diable, François le champi, La petite Fadette), Gallimard Pléiade 2019, 1866 pages, €67.00

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Kathya de Brinon, La femme aux cicatrices

Dans un précédent roman, Des larmes dans les yeux et un monstre par la main, l’autrice a raconté ses années d’enfance. Née en 1948, elle est confiée à ses grands-parents paternels jusqu’à l’âge de 9 ans et elle vivra ses meilleures années. Lorsqu’elle retrouve ses parents, son autre grand-père, le maternel, la violera et la prostituera à ses amis aussi vieux que lui. Elle l’appellera le Monstre et, devant le déni de sa mère qui la culpabilise, elle aura une relation perturbée avec la maternité. Comme tous les enfants violés sauvagement, elle tentera de s’autodétruire par dégoût de soi via dépression, boulimie, anorexie, amnésie et tentatives de suicide.

C’est à 30 ans que débute le second livre, La femme aux cicatrices. Elles sont physiques : frigidité vaginale, sein balafré par une opération mal conduite ; elles sont morales : dépréciation de son corps par le viol enfantin, regret éternel de l’avortement de son premier bébé pas assumé à 25 ans. Muriel a choisi de renaître sous l’égide d’un psychiatre sous le prénom de Kathya à l’orthographe improbable en français. C’est un prénom  de pornstar, de voyante ou d’escort… Quant au nom, elle a choisi celui de sa mère, la fille du Monstre qui ne l’a jamais écoutée, et qui fait référence à un collabo notoire fusillé à la Libération. C’est dire l’image que cette femme a d’elle-même et se donne au monde entier !

En 1980, année où débute ce second volume, Kathya, mère d’un petit Mickaël, rencontre Julien, en instance de divorce avec deux petits enfants, Maeva et Adrien. Ils vont faire leur vie ensemble et un second bébé pour Kathya, Alexandra. Mais Christiane, l’ex-épouse de Julien, voudrait garder maison et gosses plus obtenir une pension alimentaire, ce qui permettrait à son nouveau couple de vivre à l’aise avec allocations familiales et logement. Elle poussera René, séducteur gigolo et malfrat, à harceler la nouvelle, à payer la femme de ménage pour l’empoisonner grâce à son allergie à la naphtaline, allant jusqu’à l’agresser dans l’ascenseur et à foncer sur elle avec une voiture.

Mais la niaise ne fait rien, se laisse dominer, ne porte jamais plainte, comme si tout ce qui lui arrivait était de sa faute. Merci maman ! Kathya va jusqu’à se fourrer bêtement dans la gueule du loup, allant confier Mickaël, 3 ans, à son oncle, le frère du Monstre ! Si l’oncle ne viole pas le gamin, il l’enferme dans le placard et le terrorise : la mère, tout à son ego blessé, ne voit rien, n’entend rien, ne fait rien. A elle ensuite d’assumer l’énurésie, la jalousie et les colères du petit enfin récupéré… Au lieu de virer la femme de ménage qui a sciemment dissimulé des boules de naphtaline dans son armoire pour lui nuire, elle la garde ! Au lieu de déménager sans rien dire à ses harceleurs, elle le clame sur tous les toits ! Au lieu de choisir un endroit pratique et agréable, elle emménage avec son mari juif près de Dreux, ville où le Front national a emporté la mairie ! Au lieu de choisir des vacances en famille, elle confie ses enfants à sa propre mère indigne ! Pourquoi être masochiste à ce point ?

Si ce n’est de la bêtise (après tout, ça existe), le lecteur comprend que ce sont les séquelles des viols durant l’enfance qui poussent à répéter de façon compulsive les situations de domination, jusqu’à lasser (j’avoue, sur la fin, avoir sauté des pages). Une phrase de septième ciel est aussitôt suivie de trois pages de déboires, revers et lamentations, avec amnésies régulières où Muriel sort de la réalité tandis que des réminiscences pédopornographiques lui font détailler les sévices à un tel point qu’on peut y voir une certaine fascination : attachée nue, écartelée entre deux arbres, fourrée par deux libidineux ; en poney fustigée par une ceinture et pénétrée ; fouillée au doigt à la caisse sous le comptoir devant les clients… Tous les détails croustillants sont donnés afin que tous parents puissent se mettre à la place de leur fillette prise comme objet de plaisir par des adultes. Pour cela, le livre est intéressant : il développe les conséquences d’actes sexuels qui paraissent anodins aux violeurs, tout à leurs désirs pervers. Pénétrée par le doigt et le sexe dans la bouche, le vagin et l’anus, la fillette (en âge du mariage selon le Coran) en est brisée à vie, frigide et suicidaire, entraînant ses enfants avec elle.

Son témoignage tient plus du roman à la Zola écrit par un Musso pour la collection Harlequin que d’un véritable « récit autobiographique » car tous les noms et prénoms de personnes et les noms de lieux ont été changés. De plus, en 1980, Kathya déclare que son ami Luc « est mort du sida » or, si la maladie existait, personne n’avait encore fait le lien avec un nouveau virus et le terme « sida » en 1982 n’existait pas encore. Le sigle AIDS n’est en usage aux Etats-Unis qu’à l’été 1982 et le terme français « SIDA » ne sera en vigueur que l’année suivante, écrit sans majuscule depuis la fin des années 1980. L’histoire est donc « arrangée » comme on le dit d’un rhum, la vérité « alternative » reconstituée comptant seule pour la mémoire.

Cela dit, car il ne faut pas être dupe, ce livre se lit bien. Le retour à la ligne presque à chaque phrase donne un ton haletant et les péripéties s’enchaînent sans temps mort, à croire que la vie entière de Muriel n’a jamais été un long fleuve tranquille mais un torrent agité. Des amis « très chers » disparaissent on ne sait comment, tel Karim le confident, dont on n’entend plus parler sans aucune raison. Mais oui, la destruction de soi va jusque-là. Les incidents des colonies de vacances que Kathya et sa clique dirigent sont cocasses. Il semble que la directrice s’occupe plus des enfants qui ne sont pas les siens que de ceux dont elle est mère. Cyclothymique, alternant autoritarisme et lâcheté, intolérance et amnésies, adonnée aux somnifères et parfois à l’alcool, elle présente un bien piètre exemple pour des enfants qui demandent avant tout stabilité et attention personnelle. Cela explique la rébellion adolescente, la rupture dès la majorité pour les garçons et pour les filles, réflexes de santé car l’égoïsme est parfois la seule façon de se préserver d’un parent toxique. Ce que Muriel n’a jamais réussi à faire, bondissant d’un bout de l’Europe à l’autre pour être « au chevet » de tout malade de la famille, comme pour se racheter.

« Kathya de Brinon » a enseigné sous son vrai nom le droit en lycée après avoir été hôtesse de l’air ; elle est devenue journaliste dans la presse électronique, créant une revue bilangue avant la faillite due au virage numérique. Elle a coulé la société de cosmétiques héritée de son père par naïveté et « bons salaires » versés à la famille, tandis que les coûts de production n’ont pas été maîtrisés. Elle vient de créer l’association SOS Violenfance pour laquelle ce « témoignage » est écrit. Les pédocriminels doivent être prévenus, écartés et soignés. La vie entière des enfants tient à cela. Sans hystérie mais sans concession.

Kathya de Brinon, La femme aux cicatrices – Survivante de l’inceste, « récit autobiographique », éditions Maïa, 2019, 317 pages, 24€

Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

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Vladimir Nabokov, Lolita

Avec ce grand roman en anglais, fondamental dans l’œuvre de l’auteur, nous abordons le scandale. Qu’il en soit ainsi : la morale est sociale et non universelle ; la Bible elle-même regorge d’exemple de fillettes livrées aux hommes. Mais il s’agit ici du portrait esthétique d’une passion irrésistible d’un homme mûr pour une préadolescente de douze ans, Dolorès Haze, alias Dolly, Lola, Lo ou Lolita. Ce prénom est devenu un terme de psychologie, c’est dire si l’auteur a frappé juste.

Ecrit entre 1947 et 1954, le roman ne fut édité qu’en 1955 en anglais à Paris, après cinq refus d’éditeurs américains, puis immédiatement interdit au Royaume-Uni et, sur leur demande, en France. Mais cette censure moraliste fit scandale et le roman fut enfin publié aux Etats-Unis en 1958 et traduit en français par Gallimard en 1959. Ce fut un succès immédiat, signe que le public était mûr (et que les années folles des sixties se préparaient) ; Stanley Kubrick (toujours dans les bons coups) en arracha les droits pour un film paru en 1962 avec la sensuelle Sue Lyon et l’infâme James Mason.

« Bien que le thème et les situations soient indubitablement chargés de sensualité, l’art en est pur et le comique hilarant », écrit Nabokov à Edmund Wilson le 30 juillet 1954. La passion existe, même si elle est condamnable, et se déploie avec tous ses chatoiements. Le lecteur est impliqué dans le récit, sollicité d’images, bercé d’allitérations et d’assonances, abreuvé de références. Cette passion est tragique parce qu’il y a mort inévitable et que Lolita ne jouit pas – le contraire serait immoral pour la morale chrétienne des années 50. Humbert Humbert, le narrateur (qui n’est pas l’auteur !) a pour mythologie personnelle une scène primitive vécue à 13 ans avec une fille de son âge, Annabel, sur les bords de la Méditerranée. Les deux adolescents s’étaient excités et allaient consommer lorsque deux baigneurs sortis de la mer ont crié des encouragements obscènes, ce qui a coupé leur élan. Le lecteur retrouvera cette scène dans un roman ultérieur, Ada. De cette frustration est née la fixation de l’adulte sur les nymphettes.

Qu’est-ce donc qu’une nymphette ? La réponse est approchée en 1ère partie chapitre V : « On trouve parfois des pucelles, âgées au minimum de neuf ans et au maximum de quatorze, qui révèlent à certains voyageurs ensorcelés, comptant le double de leur âge et même bien davantage, leur nature véritable, laquelle n’est pas humaine mais nymphique (c’est-à-dire démoniaque) ; et, ces créatures élues, je me propose de les appeler ‘nymphettes’ » p.819 Pléiade. Toutes ? Non. Certaines très jeunes filles résistent à « ce charme insaisissable, sournois, insidieux, confondant », à « cette grâce elfique ». Certains « signes ineffables – la courbure légèrement féline d’une pommette, la finesse d’une jambe duveteuse » p.820 – ne trompent pas la victime trop sensible. L’auteur (ou plutôt le narrateur) se place délibérément en défense passive : un démon l’a saisi, une enfant l’a charmé, il n’y est pour rien et n’a fait que réagir. Lolita ressemble « à la Vénus rousse de Botticelli » dans La naissance de Vénus (p.1094). Le roux est souvent associé au Malin dans la mythologie chrétienne ; on dit même que Judas était roux. D’ailleurs, après moult pages d’approche où Humbert, prêt à refuser la chambre vieillotte qu’il doit louer dans la petite ville où il va enseigner la littérature, tombe en arrêt devant Lolita en maillot de bain au jardin, prend la location puis finit par épouser la mère, se voit démasqué parce que la garce a fracturé sa commode pour en lire les carnets intimes, mais sauvé parce que la futile insane est sortie en courant poster trois lettres et s’est fait renverser par une voiture, Humbert se fait violer par Lolita et non l’inverse au chapitre XXIX : « ce fut elle qui me séduisit » p.945.

C’est que la soi-disant petite fille de 12 ans s’est fait initier à la nymphomanie par une copine en camp de vacances à 11 ans, puis a sauté le pas à 12 ans avec une autre et Charlie, « un gamin espiègle aux cheveux roux » (chapitre XXVII p.921), le fils de la directrice de 13 ans, le seul mâle à la ronde. « Chaque matin pendant tout le mois de juillet » Lolita, sa copine et Charlie partaient en canoë et dans « la somptueuse forêt innocente qui regorgeait de tous les emblèmes de la jeunesse, rosée, chants d’oiseaux, et alors, en un certain endroit, au milieu du sous-bois luxuriant, on postait Lo en sentinelle, tandis que Barbara et le garçon copulaient derrière un buisson. (…) Et bientôt elle et Barbara le faisaient chacune leur tour avec le silencieux, le grossier, le bourru mais infatigable Charlie » chapitre XXXII, p.950. Constat sur l’Amérique des années cinquante par un émigré européen de fraîche date : « Les nouvelles méthodes d’éducation mixte, les mœurs juvéniles, le charivari des feux de camp et je ne sais quoi encore avaient totalement et irrémédiablement dépravé » Lolita, p.946. Vladimir Nabokov avait un garçon de cet âge pubère, Dmitri, né en 1934 et 13 ans en 1947. Ce ne sera pas la seule fois où le narrateur (et probablement l’auteur) note le pragmatisme yankee en matière sexuelle, la directrice du collège où Lolita sera placée exprimera les mêmes attentes éducatives : rencontrer les autres, se frotter aux garçons, apprendre son rôle de future épouse et mère – plutôt que l’histoire ou la littérature. Mais l’initiation physique trop tôt semble conduire à la frigidité, le jeune garçon « n’était pas parvenu à éveiller les sens de la petite. Je crois en fait qu’il les avait plutôt anesthésiés, même si ç’avait été ‘rigolo’ » p.951. Rigolo est ce que dit Lolita de cette expérience juvénile. Quant à Charlie, punition moralement chrétienne, il sera tué à 18 ans en Corée.

Humbert Humbert profite honteusement de la situation : puisque l’activité sexuelle est un jeu, il le pratique matin et soir avec elle, qui finit par s’en lasser. Pour ne pas se faire remarquer, le couple se lance dans un tour d’Amérique, de motel en hôtel, dans la vieille guimbarde des Haze. L’adulte est « cet homme au cœur tendre, à la sensibilité morbide, infiniment circonspect », comme le décrit l’auteur en apostrophant le lecteur au chapitre XXIX p.942. Il veut protéger sa nymphette tout en la gardant pour lui jusqu’au temps fatidique des 15 ans où elle deviendra trop femme. Or, « en raison peut-être de ses exercices amoureux quotidiens et malgré son physique encore très enfantin, elle irradiait une sorte de nitescence langoureuse qui plongeait les garagistes, les chasseurs dans les hôtels, les vacanciers, les ruffians au volant de luxueuses voitures, les béjaunes boucanés au bord de piscine bleues, dans des accès de concupiscence… » p.973. Lolita en « était consciente, et je la surprenais souvent coulant un regard en direction de quelque beau mâle, quelque type armé d’un pistolet à graisse, avec des avant-bras musclés et mordorés et une montre au poignet » p.973. Le lecteur notera l’humour de l’expression et la somme de significations qu’elle contient : Lolita devient pute et elle aime la vulgarité brute (à la Charlie), intéressée par tout ce qui brille (ici la montre, ailleurs la belle voiture). La préadolescente aura d’ailleurs un orgasme en plein air parce qu’elle est regardée par son nouvel amant, auteur dramatique pervers et manipulateur mais musclé et moustachu, p.1057.

Deux années passeront, de 12 à 14 ans, avant que Lolita ne s’échappe de l’hôpital où elle se remettait d’un mauvais virus avec un autre que papa Humbert. Lequel la poursuivra de motel en hôtel sans jamais la rattraper, enquêtant pour retrouver celui qui l’a ravi à son ravisseur. Les indices sont donnés mais le sens échappe toujours, jusqu’à retrouver le sale type et à le massacrer. D’ailleurs l’âge de nymphette s’est enfui lui aussi. Une lettre de Lolita rappelle Humbert ; il la découvre mariée à un ouvrier velu, enceinte jusqu’aux yeux, « irrémédiablement ravagée à dix-sept ans » (partie II, chapitre XXIX, p.1101). Il l’aime toujours, mais comme un être, plus comme un corps. Ce qu’il se reproche le plus, c’est de l’avoir « privée de son enfance » p.1107. Même si elle usait de son corps en dépravée avec ses petits copains, il faut bien que jeunesse se passe… entre jeunes, pour apprendre la vie. Il se sentira coupable « tant que l’on ne pourra pas me prouver (…) que cela est sans conséquence aucune à très long terme » (II, XXXI). La « pédonévrose » (partie II, chapitre XXV, p.1079) est une maladie, pas une passion saine malgré « mon amour pour elle ».

Ce gros roman est riche et fera le bonheur du lecteur qui voudra bien se déprendre de son aversion moraliste. Il ne s’agit pas de prôner les amours illicites – et l’auteur montre combien ils sont toxiques pour les deux parties, même si l’auteur note finement aussi combien la législation de certains Etats américains autorisait le mariage de la fille à 12 ans. Il s’agit de sonder une passion qui existe – dans l’histoire comme de nos jours – de démonter ses mécanismes de fonctionnement, de montrer combien l’environnement éducatif et social « pragmatique » et « permissif » qualifié de « moderne » aux Etats-Unis favorise les dérives, d’exposer combien un amour fusionnel au-delà même de la chair peut être destructeur. Lolita est un grand roman de Nabokov, une expérience humaine qui ne laisse pas indifférent. Bien que le film soit un conte moral réussi, malgré l’ire des puritains, le livre offre des diaprures littéraires et une satire des milieux yankees inégalables. Je le préfère nettement.

Vladimir Nabokov, Lolita, 1955, Folio 2001, 551 pages, €9.40

DVD Stanley Kubrick, Lolita, 1962, avec James Mason, Shelley Winters, Peter Sellers, Sue Lyon (16 ans au tournage), Marianne Stone, Warner Bros 2002, 2h27, standard €8.33 blu-ray €10.65

Vladimir Nabokov, Œuvres romanesques complètes tome 2, Gallimard Pléiade 2010, édition de Maurice couturier, 1755 pages, €76.50

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