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Gauchisme culturel

Cette expression heureuse de « gauchisme culturel » est de Jean-Pierre Le Goff, sociologue du présent au CNRS et auteur entre autres de La fin du village chroniqué récemment. Qu’est-ce en effet que « la gauche » ? Un tempérament peut-être, mais pas plus aujourd’hui où le social-libéralisme, l’écologie ou le populisme autoritaire se disent autant « de gauche ». Pourquoi cet éclatement ? Parce que mai 68 et ses suites, notamment son héritage impossible, continuent d’irriguer les mentalités des soixantenaires.

« La notion de ‘gauchisme culturel’ désigne non pas un mouvement organisé ou un courant bien structuré, mais un ensemble d’idées, de représentations, de valeurs plus ou moins conscientes déterminant un type de comportement et de posture dans la vie publique, politique et dans les médias », dit l’auteur. Cinq thèmes ont glissé de la question sociale à la question individuelle :

  1. corps et sexualité,
  2. nature et environnement,
  3. éducation,
  4. culture,
  5. histoire.

La lutte des classes a laissé place à la lutte des ego, du mouvement ouvrier au « mouvement social ». L’universalisme du « genre humain » a été délaissé au profit du droit des extrêmes minorités.

Représenté au Parti socialiste, au gouvernement, dans les médias ‘mainstream’, chez les intellos médiatiques, ce gauchisme culturel est une véritable révolution culturelle – et une plaie sociale :

  • Le boulot ? – Non, le mariage homo.
  • L’immigration ? – Non, l’islamophobie.
  • Produire pour partager ? – Non, préserver les zacquis.
  • Gouverner ? – Non, militer.

La rupture avec la démocratie est consommée : le président de gauche ne parvient pas au pouvoir pour gouverner tous les Français, mais la seule frange bobo d’entre eux. Monsieur Synthèse se dit Normal pour ressembler à la gauche intello – pas pour rassembler les Français.

Si toute différence devient une insupportable « inégalité », où va-t-on ? Mais le gauchisme culturel n’est pas sans contradictions : différence sexuelle contestée par les gais-bi-trans-et-lesbiens mais différence religieuse et même « raciale » encouragée par les « associations ».

Les Musulmans (arabes) seraient « plus égaux que les autres » parce qu’ils ont été jadis discriminés selon Emmanuel Todd at Alain Badiou par la colonisation (terminée depuis un demi-siècle). L’antiracisme, marqueur « de gauche », n’a fait que raviver le thème de la « race », que le mouvement ouvrier avait éliminé par l’internationalisme prolétarien. Le gauchisme exige un ennemi : comme « le fascisme » a fait long feu, le « racisme » en est un tout trouvé ! Mais qui a parlé à nouveau de « race », sinon les antiracistes de SOS racisme poussés par la gauche Mitterrand ?

La liberté arrive-telle dans la vie des gens les plus pauvres avec ces happenings ? Pour ma part – je le répète – le mariage gai m’indiffère, mais revendiquer des droits civiques m’apparaît autrement plus citoyen que revendiquer des droits à baiser devant le maire.

couple a trois Bruce Weber Adirondack Park New York 2002

Le gauchisme culturel n’est pas plus libéré des croyances et des religions, bien qu’il se veuille « laïque ». On peut d’ailleurs se demander si, dans quelques années, la « laïcité » ne sera pas considérée par les gauchistes bobos comme étant l’essence du « fascisme », puisque Marine Le Pen la revendique haut et fort – moyen d’euphémiser son islamophobie, croient les paranoïaques.

La nouvelle religion gauchiste, c’est l’écologie. Pour ma part – je le répète – la dégradation de l’environnement et l’harmonie avec la nature sont de vraies questions, mais la « mission » de sauver la planète, revendiquée par le gauchisme culturel est la nouvelle croyance après l’échec du communisme, du maoïsme, du castrisme et des Khmers rouges (Aragon, Sartre, Sollers, Lacouture s’y sont beaucoup fourvoyés et ont beaucoup trompé…). Le messianisme écolo dépasse de loin la lutte contre le gaspillage et l’économie des ressources : il veut tout simplement « changer l’imaginaire de la société ». En, 1981, la gauche voulait plus modestement « changer la vie ».

« Ce n’est plus désormais par le développement des ‘forces productives’ de la science et de la technique que l’humanité pourra se débarrasser d’un passé tout entier marqué par l’ignorance et les préjugés. L’utopie écologique renverse la perspective en faisant du rapport régénéré à la nature le nouveau principe de fraternité universelle et de la réconciliation entre les hommes » – analyse Jean-Pierre Le Goff.

Inégalité anthropologique homo-hétéro, inégalité raciste Blanc-Arabe, inégalité planétaire gaspilleur-écologiste – voilà qui dévalorise d’un coup toute notre histoire, toute notre culture et toute notre identité.

La France d’avant (jusqu’à aujourd’hui) était machiste, pétainiste et productiviste, dit le gauchiste culturel. Elle doit se convertir sur l’heure et proscrire comme un péché toute « domination » (sauf évidemment celle du gauchisme culturel… puisqu’il est sûr de détenir la Vérité). Les enfants sont endoctrinés à l’école comme au temps communiste, et encouragés comme Pavel Morozov sous Staline à « dénoncer » leurs parents pour leurs « fautes » : polluer au diesel, dire qu’il y a trop d’immigrés, ne pas trier ses ordures, jeter ses mégots, manger trop de viande, boire trop de lait, utiliser un mouchoir en papier.

Inquisiteur, justicier, délateur, le gauchiste culturel n’hésite pas à publier les noms et adresses de ceux qui lui déplaisent (les Jeunes socialistes lors de la Manif pour tous), voire à ester en justice (le CRAN contre l’historien Pétré-Grenouilleau à propos de l’esclavage islamique en Afrique). Moralisme bien-pensant, sentimentalisme victimaire, sentiment de culpabilité : ne retrouve-t-on pas l’attitude même de Pétain en 1940, fustigeant l’hédonisme des cong’pay’, le péché de laisser-aller pour lequel la France a été punie par la défaite, et la volonté du « redressement national » ?

carte tendances politiques france 2011

  • Penser ? – Non, s’indigner.
  • Agir ? – Non, grands principes.
  • Politique ? – Non, moralisme.

« Il ne s’agit pas de convaincre avec des arguments mais de faire partager aux autres son émotion et ses sentiments, de les englober dans son ‘ressenti’ comme pour mieux leur faire avaler ses propres positions », écrit Jean-Pierre Le Goff. Pire encore : « Ils affichent le sourire obligé de la communication tant qu’ils ne sont pas mis en question ; ils se réclament de l’ouverture, de la tolérance, du débat démocratique, tout en délimitant d’emblée le contenu et les acteurs légitimes ». Tant qu’ils ne sont pas mis en question… Certains commentaires sur mes notes polémiques sont un exemple parfait de cette « tolérance » réduite aux semblables.

L’utopie gauchiste de société réconciliée et d’individu indifférencié rencontrent la prospérité sortie de l’histoire des sociétés démocratiques européennes, ce qui la conjugue au présent. Mais en France, elle se réalise lorsque la gauche au pouvoir change subrepticement de politique économique, en 1983. Elle ne fait de cette nouvelle « rigueur » qu’une « parenthèse » (jamais refermée depuis). Le gauchisme culturel prend alors progressivement la place de l’idéologie socialiste de tradition ouvrière traditionnelle : puisqu’on ne peut rien sur l’économie, investissons les mœurs. Nous n’en sommes pas sortis, et le bonneteau de Mitterrand troquant la rigueur contre SOS racisme trouve son pendant avec la lancée du mariage homo et la déchéance de nationalité de Hollande (grands principes) pour masquer son échec cuisant sur la croissance et le chômage (réalité des faits).

Conclusion de Jean-Pierre Le Goff : « La gauche a atteint son point avancé de décomposition, elle est passée à autre chose tout en continuant de faire semblant qu’il n’en est rien ; il n’est pas sûr qu’elle puisse s’en remettre. Le gauchisme culturel, qui est devenu hégémonique à gauche et dans la société, a été un vecteur de cette décomposition et son antilibéralisme intellectuel, pour ne pas dire sa bêtise, est un des principaux freins à son renouvellement ».

Jean-Pierre Le Goff, Le gauchisme culturel, in revue Le Débat n°176, septembre 2013, pages 39-55, €18.50

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Michel Leiris, Biffures – La règle du jeu 1

Michel Leiris Biffures La règle du jeu 1
Né un an après le siècle, Michel au prénom d’archange (ce qui ne laisse pas de l’impressionner enfant), tente de découvrir durant les années d’Occupation le code de son savoir-vivre. Tentation structuraliste du système unique ? Jeux de mot comme une règle d’associations d’idées surréaliste ? Inconscient lacanien comme un langage ? Leiris voit dans la littérature un usage de la parole comme moyen d’affûter la conscience non par narcissisme, ni pour gagner de l’argent, ni pour obtenir un statut social – mais pour être plus. Mieux encore : bien vivant.

Ce premier tome autobiographique n’a rien de mémoires de la quarantaine. Il est une recollection de souvenirs comme ils viennent, tirés par les mots qui deviennent images ou métaphores. Le titre Biffures est tiré de l’expérience militaire de l’auteur, durant son service un temps dans les chemins de fer. Les panneaux « bifur » résumaient « bifurcation », ce qui signifiait aiguillage et échangeur. La ligne se poursuivait, mais pas toujours sur la même voie. Michel Leiris écrit de même, comme un chemin de fer : il va, badaboum ! badaboum ! badaboum, rythmé par les rails sous lui, un brin obsessionnel de dire et toujours dire, dans l’ordre, sans précipiter le mouvement. Puis brusquement bifurque sur une affiliation d’idées, un jeu de mot, une image qui surgit, « boussole affolée, dont l’aiguille est successivement attirée par le nord changeant de toutes espèces de mots, qui me guident (ou m’égarent) dans ce voyage à l’intérieur de moi-même où les jalons sont des souvenirs d’enfance » p.96 édition Pléiade. Écriture étrange, parfois lassante, d’autres fois surprenante, de ramifications en ramifications.

lot prisonnier torse nu

Inspiré surtout par Marcel Proust, dont il a lu Le temps retrouvé durant la drôle de guerre passée au bord du désert saharien, et par Raymond Roussel, ami de son père, il dévide des souvenirs plus qu’une autobiographie, une introspection inquiète de savoir dans quel tissu il est taillé, comment le langage, les parents, les frères et la sœur, les amis, les études – et les livres ! – ont façonné sa personne, sa façon de penser, de voir le monde autour de lui. Il écrit d’après fiches, jouant avec le jeu du je. « Je prétends formuler des souvenirs pour augmenter la science que je puis avoir de moi » p.256, « grouper en un même tableau toutes sortes de données hétéroclites relatives à ma personne pour obtenir un livre qui soit finalement, par rapport à moi-même, un abrégé d’encyclopédie comparable à ce qu’étaient autrefois, quant à l’inventaire du monde ou nous vivons, certains almanachs… » p.269. Vaste programme qui plaît aux commentateurs dont les gloses peuvent se multiplier à l’infini.

Bien souvent la recherche prend le pas sur l’objet même de la recherche, la méthode sur le fond. D’où cette impression du lecteur de subir un ressassement, des tâtonnements avant une fulgurance par réminiscence. L’auteur évoque lui-même dans le chapitre Perséphone le « difficile commerce que je m’efforce de nouer avec le réel, paralysé que je suis par les mouvements les plus contradictoires et m’attardant en maints détours, justifiés seulement par la répugnance irraisonnée que j’éprouve à aller droit au fait… » p.75.

Son écriture est plus raisonnante que résonante, bien que l’effet des vibrations de certains mots ou de certaines scènes pousse les échos parfois loin : gramophone-métaux-voix… Mais il s’agit de langage, pas du lecteur. « C’est en me répétant certains mots, certaines locutions, les combinant, les faisant jouer ensemble, que je parviens à ressusciter les scènes ou tableaux auxquels ces écriteaux, charbonnés grossièrement plutôt que calligraphiés, se trouvent associés » p.110. L’auteur tend à s’enfermer dans les mots, considérés comme la vie même, la seule conscience humaine. Par là Leiris est bien de son époque, marqué par le Surréalisme, l’Existentialisme et le Structuralisme : les rêves sont la réalité, les mots sont les choses, les déterminants ne se manifestent que par le langage car tout est signe…

sacrifice ligote torse nuCette démarche est intéressante, éminemment littéraire, un peu datée. Le lecteur d’aujourd’hui aura quelque mal à pénétrer ce vocabulaire parfois cérébral, ce dévidement souvent obsessionnel de la plume, entre les scènes fraîches qui restent à la mémoire. Mais il appréciera la forte impression que lui fit à Lannion en 1933 un couple de baladins sur échasses habillés de haillons bariolés, flanqués de leurs deux mômes de même, sorte de famille idéale pour Michel, petit dernier. Ou l’humour involontaire à propos de Dieu, sur la réminiscence qu’un curé lui disait à 12 ans qu’il ferait un bon prêtre: « Si Dieu représentait encore pour moi à cette époque quelque chose de vivant, digne d’être désigné par un nom que sa majuscule initiale classait parmi les noms de personne alors que je ne vois plus guère en lui maintenant que le pivot d’un certain nombre de jurons… » p.207.

adolescent fouette pompei

Le lecteur d’un certain âge reconnaîtra sans peine les attitudes des milieux d’hier qui l’ont fait tel qu’il est, les mots et les façons de dire, les lectures cruciales pour former sa personnalité lorsqu’il n’y avait ni télévision, ni Internet. J’y ai retrouvé pour ma part quelques traits, le désir de collectionner des articles sur ce qui m’impressionnait ou me faisait penser, le peu d’intérêt pour la compétition, le goût des autres et de l’ethnologie, le processus lent mais irréversible de décroyance, le chant des mots et des images (Londres/ombres), la sexualité diffuse de prime enfance au travers de la Bible illustrée et de l’évocation par les textes des scènes antiques, l’encyclopédisme du dictionnaire Larousse grand format – sans parler du 53bis Quai des Grands Augustins, fort proche d’un de mes lieux de vie, où Michel Leiris a habité au quatrième étage, façonné dès 1942 par le quartier…

Michel Leiris, Biffures – La règle du jeu 1, 1948, Gallimard L’Imaginaire 1991, 322 pages, €9.50
Michel Leiris, La règle du jeu, 1948-1976, Gallimard Pléiade, édition Denis Hollier 2003, 1755 pages, €80.50

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