Articles tagués : otaku

Takeo Doï, Le jeu de l’indulgence

takeo doi le jeu de l indulgence
Cette étude, parue en 1981 au Japon, a été rapidement traduite en France, l’engouement pour les japonais étant avéré dans notre pays vers cette époque.

Elle explique la dépendance affective du Japonais (amae) par l’emprise de la mère, hégémonique sur l’enfant et surtout le garçon. Comme le père est très souvent absent, gros travailleur obligé aux heures supplémentaires, aux vacances réduites et au bar avec ses collègues après bureau, c’est la mère (qui souvent ne travaille pas) qui s’occupe des enfants. Le garçon est surprotégé au Japon, comme dans toute l’Asie d’ailleurs, où il est censé assurer les vieux jours de ses géniteurs en l’absence d’un régime décent de retraite (même si les choses ont changé, les mœurs demeurent). D’où son anxiété de la séparation, son infantilisme chronique et son « machisme » qui est surtout une attente que la femme le serve comme l’a servi sa mère.

Toujours en « attente d’indulgence », le Japonais donne du respect en contrepartie d’un statut sécurisant. Les sentiments humains naturels (ninjo) se complètent par les devoirs appris par l’éducation (giri), tandis que « les autres » (les humains sans obligations réciproques) sont indifférents et font l’objet d’un comportement non réglementé (enryo).

aime moi japon

« Le sens de la honte, qui porte avec soi une impression d’imperfection, d’inaptitude, d’insuffisance de sa propre personne, est plus fondamental. Celui qui éprouve de la honte doit nécessairement souffrir de l’impression de se trouver frustré dans son désir d’amae, exposé aux regards d’autrui. » (p.46) Être reconnu, surtout par son groupe de pairs, est vital pour un Japonais. Être rejeté est la honte suprême, la dévalorisation de soi qui conduit soit au suicide, soit à l’exil, soit au repli otaku. Voir le beau roman de Haruki Murakami, L’incolore Tsukuru Tazaki et ses années de pèlerinage, chroniqué sur ce blog.

Les pathologies d’amae sont, selon Takeo Doï, l’obsession, l’hystérie, la crainte des autres (extérieurs au groupe), le perfectionnisme, les sentiments homo-affectifs (voir la nouvelle intitulée Kokoro de Natsume Soseki), l’apitoiement sur les héros défaits, le sentiment d’être une perpétuelle victime, l’absence du moi sans le groupe. Le perfectionnisme et l’obsession sont des comportements qui frappent tout visiteur étranger dès ses premiers jours au Japon : pour le meilleur (le sens du service et la qualité des objets manufacturés) et pour le pire (se déchausser, se rechausser parfois six à huit fois sur quelques mètres).

Bien que, depuis l’écriture de Takeo Doï, la société ait quelque peu changé… La responsabilité légale n’a-t-elle pas été abaissée à 14 ans en 2000, signe que l’individualité progresse dans la jeunesse même ? En revanche, s’il faut avoir 18 ans pour devenir militaire, il faut encore attendre 20 ans pour voter !

groupe de jeunes japonais

La perméabilité du sujet est manifeste dans la langue, où le « je » est remplacé par un présentatif qui varie suivant l’interlocuteur et la situation. Cette absence d’affirmation du soi serait le fondement du besoin d’harmonie et de consensus. L’individu japonais se veut compulsivement dans l’ambiance, ne pas dissoner de la note commune. D’où son conformisme, mais aussi son confort social. Être « mignon » ou « sportif » est, pour le garçon, ressembler à l’image valorisée par les filles et par les autres garçons. L’apparence a au Japon un autre ressort que le narcissisme, pathologie de l’individualisme des Peter Pan infantiles fabriqués chez nous en série par les parents névrosés et démissionnaires de la génération 68.

D’où aussi, au Japon, cet empire des signes et des rites, valeurs sûres car elles rendent les comportements prévisibles. Les Japonais vivent volontiers sous l’emprise des masques, reflets, ombres, surface, rôles, « face » – bien loin de la lourde (et parfois pesante) franchise américaine.

Les temples shinto contiennent, à l’intérieur, un miroir… où chacun contemple ce qu’il veut : soi-même, son moi idéal, le dieu. Dans un flou artistique et métaphysique soigneusement préservé.

Complémentaire de l’étude américaine Le chrysanthème et le sabre, deRuth Benedict, le livre de Takeo Doï offre une compréhension en profondeur du Japonais moyen.

Takeo Doi, Le jeu de l’indulgence – étude de psychologie sur le concept d’amae, L’Asiathèque 1991, 134 pages, €18.50

Catégories : Japon, Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Muriel Jolivet, Homo Japonicus

muriel jolivet homo japonicus
Cette « socio-analyse » est fondée sur une soixantaine d’interviews de japonais hommes et femmes par une femme qui a vécu près de 30 ans dans le pays. Le développement économique et les restructurations aidant, les valeurs se recentrent, selon les témoignages recueillis durant plusieurs années, sur le développement personnel et la vie de famille.

Mais Jolivet montre bien que la génération qui a construit le Japon actuel s’est sacrifiée : heures supplémentaires gratuites, faibles contacts avec l’épouse, aucune influence sur les enfants, « il n’y a plus guère que leur chien qui ait plaisir à les voir rentrer »… (p.145) Le travail effectué par devoir n’a pas mieux protégé dans la crise des années 1990, ni permis des revenus plus élevés. Les pères n’ont pas eu le temps de l’être, ni l’incitation sociale, maladroits avec leurs enfants, salariés prisonniers de « ce qui se fait » dans leur entreprise, leur vie de couple à l’abandon. Les jeunes, livrés à eux-mêmes et sans modèle paternel attrayant, se cherchent dans la provocation ou le conformisme, s’isolent dans l’Internet (otaku), partent (pour quelques-uns) à l’étranger.

La phobie scolaire (62 228 cas en 1996 selon le ministère de l’Éducation japonais) devient apathie pour les études ou dégoût du travail. La mère investit tout sur son fils, engendrant inceste affectif et comportement de “mama’s boy” – ce qui entraîne à l’école le bizutage du garçon ainsi différent (ijime), et plus tard l’impuissance sexuelle, le garçon étant « castré » par une mère possessive. Le désir d’enfant recule car « nulle femme n’égalera ma mère » et « je ne voudrais pas que mes enfants aient un père comme j’en ai eu un, charmant à l’extérieur, tyrannique chez lui ».

Les devoirs sociaux régressent car il n’y a plus rien en contrepartie, « pas de tradition d’aide sociale » et à Kobe, après le tremblement de terre, « une hiérarchie dans le malheur » (p.544), « comme si le pays essayait de se débarrasser des victimes » (p.553).

Les jeunes générations d’aujourd’hui esquivent les contraintes en surfant sur la conjoncture qui exige un emploi plus flexible, une ouverture plus grande à l’étranger et un nomadisme requis par la modernité.

groupe de jeunes japonais

Car il ne faut pas croire que l’individu n’existe pas, au Japon : en témoigne le zen, voie individuelle vers le salut – dans la tradition collective cependant, et sous la férule d’un Maître. Mais le Japon ne connaît pas l’individu abstrait du christianisme, relayé par les Lumières, devenu de nos jours narcissique, égoïste, antisocial, hanté par la résistance au « pouvoir ». Les enfants des baby-boomers nés entre 1971 et 1975 ont au Japon des revenus financiers moins élevés que leurs parents, ils deviennent beaucoup plus individualistes parce que voulant avant tout assouvir leurs besoins matériels.

L’individu japonais est le produit d’équilibres provisoires, un processus défini par la société et son époque. L’individu est alors un élément infime du Tout en constante évolution et non pas comme chez nous un fils intangible de Dieu.

salaryman japon

En témoigne ce film d’Akira Kurosawa, “Vivre”, sorti en 1952. M. Watanabe est un chef de bureau confit en routine depuis 30 ans. Brusquement atteint par un cancer, il découvre la liberté de vivre et d’agir selon ses convictions. Il use alors de tout son poids bureaucratique pour faire aboutir un projet de parc pour enfants qu’une délégation de quartier s’efforçait de faire aboutir depuis des années. L’individu peut donc agir dans la société japonaise : par son exemple, il arrive à convaincre et à entraîner les autres. Watanabe ne joue pas en solo mais joue des services bureaucratiques les uns contre les autres, un groupe légitime (les mères de famille) contre un autre (la bureaucratie).

Les collégiens sont eux aussi poussés à prendre des responsabilités personnelles, mais au sein d’un groupe et devant lui. Ils n’ont pas à donner leur avis à part de tous les autres, en toute indépendance. Car l’action juste est le bien de l’équipe dans laquelle on est inséré. Chacun est responsable et personnellement comptable de ses actes devant elle. Il s’agit de bien faire, d’être le meilleur pour faire honneur à son groupe puis, à travers lui, à l’école et au pays tout entier. Cela rappelle la morale de la meute scoute de mes années de Louveteau, et se sent dans les contacts avec les écoliers japonais « obligés » par l’institution scolaire à aborder à trois ou quatre les étrangers pour exercer leur anglais.

Il faut savoir que notre conversion à l’égalitarisme aux apparences américaines ne date en France que de l’après-68. Influencée majoritairement par le ciné et les séries télévisées. Elle est plus dans les discours « corrects » que dans les faits concrets car chaque nouveau riche veut « paraître » – et son discours égalitaire cède vite le pas au narcissisme du rôle.

Regarder le Japon avec les yeux du sociologue, même si les interviews commencent à dater dans un pays qui bouge très vite, est une façon de se dépayser. Ce livre très intéressant permet de mieux se connaître tout en abordant les Japonais de façon plus indulgente, plus naturelle.

Muriel Jolivet, Homo Japonicus, 2000, Picquier Poche 2002, 650 pages, €29.50 (édition épuisée, en occasion).

Catégories : Japon, Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

John Burdett, Bangkok Tattoo

Nous retrouvons l’inspecteur thaï Sonchaï, de la police de Bangkok, accessoirement partenaire d’un claque tenu par sa mère le soir. Ni le bien, ni le mal ne sont clairs en Asie où le binaire des religions du Livre n’a pas cours. Tout est nuances. Ainsi le sexe est-il joyeux, tout au rebours du puritanisme yankee. L’histoire commence rituellement par le meurtre d’un grand Américain – évidemment espion – dans une chambre d’hôtel avec une fille – évidemment prostituée.

Mais le schéma simpliste qu’on imagine ne saurait être selon nos habitudes. Il est bien sûr que le colonel de police, parrain de la prostituée, veut étouffer l’affaire. Il est clair que l’ennemi militaire de la police cherche à le faire tomber. Il est inévitable que la CIA soupçonne Al-Qaïda puisque la Thaïlande a des marges musulmanes. Mais tout est illusion, comme toujours, voile de Maya dit le bouddhisme dont la Thaïlande est imprégnée. Bangkok se déploie dans son chatoiement asiatique, tout en variations et porté par le karma, cette accumulation de bienfaits permettant d’accéder à la fin des réincarnations.

L’auteur joue avec ses personnages, il leur donne des caractères attachants bien dessinés. Chanya, paysanne futée, sait se faire aimer des hommes sans compromettre son esprit, tout en calculant combien financer un hôpital pour soigner des malheureux peut lui faire gagner de bienfaits pour contrer ses turpitudes sexuelles. Apparaît Lek, le doux adjoint de 18 ans tout frais sorti de l’école de police, qui se demande s’il est garçon ou fille et adore danser. Le colonel Vikorn joue tous les rôles, avec une subtilité politique inégalée. Un imam musulman et son fils, sont contrastés comme le noir et le blanc du Livre, mais transcendés par l’amour filial et la sagesse infinie d’Allah. Un otaku japonais, autiste informatique depuis tout petit, dessine divinement des tatouages sur la peau avec des aiguilles de bambou traditionnelles. Sonchaï, inspecteur né de GI et de pute, tombe amoureux et va peut-être enfin rencontrer son vrai père, avocat américain qui l’a conçu lors d’une permission du Vietnam. Et qui diable est Don Buri

L’intrigue et bien amenée, embrouillée à l’asiatique et contée d’un ton léger. L’humour entrelace la tragédie et offre de savoureux aperçus des contradictions thaïs comme des blocages yankee.

Les chapitres sont ainsi égrenés par des intermèdes édifiants où Pisit, la vedette de la radio Rod Tit FM, invite des personnalités à débattre des questions sociales de Thaïlande. Le journal de Chanya ouvre des abîmes de réflexion sur l’aspect chevalin des ‘executive women’ américaines qui – en oubliant d’être femmes – incitent les mâles à aller voir ailleurs ou à sombrer dans la psychose. Bouddha reste omniprésent, indulgent et sage, orientant la spiritualité de tous les actes, même ceux en apparence les plus sordides.

A savourer comme une soupe Tom Yam après une mise en appétit de sauterelles grillées !

John Burdett, Bangkok Tattoo, 2005, 10-18 juin 2009, 381 pages, 7.69€

Retrouvez tous les romans policiers thaïs de John Burdett et la Thaïlande sur ce blog

Catégories : Livres, Romans policiers, Thaïlande | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,