Le cynisme est une attitude face à la vie. Il interroge notre rapport à la vérité car la liberté se veut radicale face aux conventions communément admises et vise à se rapprocher du naturel. La liberté n’est pas une vertu en soi mais une étape nécessaire à un état vertueux, de nature. Les convenances, la politesse ou les nécessaires accommodements en société ne sont pas des valeurs mais des mensonges, des illusions et de l’hypocrisie.
Notons que ce n’est pas faux, mais pas entièrement exact non plus. La morale et le conformisme sont à bannir pour être vraiment soi, donc libre, donc en harmonie avec la nature et sa propre nature – mais quand même : nul ne vit seul, même s’il feint de le croire.
Le cynisme est né avec Antisthène vers – 390. C’était après l’effondrement politique du à la défaite de Chéronée et l’effondrement moral du à la défaite d’Athènes devant Sparte, et enfin après la condamnation de Socrate. Diogène est le plus célèbre des cyniques. Vivant dans un tonneau en plus complet dénuement, lorsqu’il reçut la visite d’Alexandre, il lui dit simplement : « ôte-toi de mon soleil ». Car le cynique est non seulement matérialiste, mais est heureux du minimum. Pour lui, toute société est corruptrice alors que la nature est vertueuse. Il manie donc l’ironie, la transgression et la jubilation. Son idéal de vie est celle du naturel, du chien qui mord qui il veut, pisse où il veut et copule en public. Les cyniques donneront les stoïciens et le courant sceptique réaliste qui va jusqu’à nos jours.
Mais le cynisme est au stoïcisme ce qu’est la pratique à la théorie : le stoïcisme est un cynisme conceptualisé. Ces philosophies s’opposent à celle de Platon, philosophe moral théoricien des idées abstraites universelles hors du monde. Platon disait d’ailleurs de Diogène qu’il était un Socrate devenu fou. C’est que les cyniques veulent ensauvager la vie, se sortir de l’état de civilisation qui bride les hommes en leurs trois niveaux : corporel, passionnel et spirituel. La sagesse est d’être capable de se contenter de peu pour ne souffrir d’aucun manque; elle est de vivre ses passions sans contrainte jusqu’au bout ; elle est de penser non seulement par soi-même mais par-delà toute morale, le Bien abstrait étant remplacé par le bon ici et maintenant, et le Mal en soi par le mauvais du moment.
En cela, les cyniques sont déjà des écologistes. Ils préfèrent aux promesses le quotidien, aux grandes théories les faits de l’expérience et aux nations ou à la cité leur petit coin de terre. Ils font de la nature une mère dont il faut copier la vertu et de la civilisation un dressage qui déchoit l’être humain de sa nature d’animal désirant. Dommage que nos écologistes français n’aient pas l’ironie des cyniques antiques et que leur éthique paraisse bien étique : ils font en effet trop souvent « la morale » et croient en la contrainte d’Etat pour imposer « la » nature !
Les cyniques grecs ne voient dans le mariage que la volonté de procréation ; ils préconisent donc le plaisir : masturbation, prostitution, éphébophilie et homosexualité, inceste, communisme des femmes à l’égal des garçons… Les vêtements ne sont que pour la pudeur ; ils préfèrent donc aller nus quand le climat le permet et accomplir leurs actes sexuels au vu de tous… Les honneurs funéraires ne sont que faux-semblants, autant jeter le corps – vide de son âme – aux bêtes car ce n’est plus que de la chair…
Où l’on s’aperçoit que ce rousseauisme radical, qui deviendra l’esprit de mai 68 dans ses pires excès, va au-delà de la décence commune. Car être humain c’est être civilisé, ce qui veut dire dressé par l’incitation et l’imitation à vivre en société – tout comme les animaux sociaux que sont les chimpanzés, les dauphins, les loups, les corbeaux ou même les chats. Donc à accepter les nécessaires accommodements des autres, ce qui signifie restreindre par choix sa liberté naturelle.
Le chien de Diogène n’est pas un exemple réel à suivre, il est un modèle philosophique. Aucun humain laissé à ses impulsions ne serait capable de réaliser les transgressions cyniques : elles ne se fondent qu’en opposition à la culture. Inutile d’imaginer un roman cynique où tous vivraient nus et copuleraient qui avec sa fille, qui avec les copains de son fils, qui avec la femme ou l’homme de son voisin, hantant les champs, les bois et les trottoirs dans une liberté totale, tant de mœurs que de lois. Chacun serait sire de soi, mais aussi loup pour les autres hommes : le droit du plus fort dans la seule loi de la jungle qui est la lutte pour la survie s’appliquerait. N’est-ce pas ce dont rêvent les plus ultralibéraux des libertariens américains ?
Or vivre en civilisé n’implique ni le collet monté des vêtements, ni le corsetage victorien des mœurs ou la tyrannie des modes, ni la morale intégriste de certaines religions, y compris laïques. Il y a un juste milieu à tenir entre le tout est permis et le presque tout est interdit. Le fléau de l’homme est autrui qui agite nos passions et nous rend alors esclave : des conventions, de l’amour, du qu’en dira-t-on, des réseaux sociaux, des engouements. L’animalité vise donc à guérir l’humain de son humanité passionnée. Elle est une purification nécessaire à la divination – cette fusion avec le modèle naturel. Au fond, le modèle du chien est le choc qui opère un retour à la raison.
Les Cyniques grecs – fragments et témoignages, Livre de poche 1992, 352 pages, €7.10
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