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Nous croyons et craignons plus ce que nous ne savons pas, dit Montaigne

C’est « un mot de César » (titre de l’essai)qui fait réfléchir notre philosophe dans le chapitre LIII des Essais, livre 1 : « Il se fait, par un vice extraordinaire de nature, que nous ayons et plus de fiance, et plus de crainte des choses que nous n’avons pas vues et qui sont cachées et inconnues ». En fait, c’est l’imagination qui entre en folie sur l’avenir et abolit la raison qui analyse le présent. Ce que nous ne connaissons pas nous attire et l’on y « croit », ou on le craint. Que ce soit en positif ou en négatif, le fait de ne pas connaître par la raison rend affectives ces choses inconnues, donc désirables.

La passion, comme les dieux, se nourrit de fumées. Dès que nous analysons par la froide raison, la passion fuit et la chose apparaît morte. D’où les « vérités alternatives » des populistes qui emballent « le peuple » dans l’illusion que tout ira mieux demain sous leur guide, que l’on rasera gratis sans travailler plus et avec moins d’impôts, qu’il y aura à manger et de l’énergie à en jouir sans compter. Le style Boris Johnson avec le Brexit. Alors que la froide raison nous dit que non. A l’inverse, la peur millénariste instillée par les écolos biberonnés au christianisme avant de sombrer dans le gauchisme (avec la même apocalypse au bout, celle du diable et celle de l’Histoire), est une autre illusion : plus d’avenir. No future, on va tous crever dans le désordre social, la guerre civile et la famine… si vous n’obéissez pas aux injonctions de « l’Urgence » dont moi, politicard écolo avec mon groupe de clercs, est le messie, évidemment.

C’est le sens des citations de Lucrèce qui commencent l’essai, la citation de César ne venant que comme une conclusion. L’humain est imparfait, en témoigne son éternelle insatisfaction. Nous ne sommes contents de rien et « par désir même et imagination, il [est] hors de notre puissance de choisir ce qu’il nous faut. » Lucrèce le dit, ce que l’on désire et qui fuit est plus désirable que toute autre chose ; une fois le désiré atteint, la soif demeure et se porte ailleurs… « Quoi que ce soit qui tombe en notre connaissance et jouissance, résume Montaigne, nous sentons qu’il ne nous satisfait pas, et allons béant après les choses à venir et inconnues, d’autant que les présentes ne nous soûlent point ».

Alors que le présent est tout, que le passé est fini et l’avenir fumée. Les choses présentes, « non pas, à mon avis, qu’elles n’aient assez de quoi nous soûler, mais c’est que nous les saisissons d’une prise malade et déréglée », analyse Montaigne. Il se situe dans la lignée stoïcienne, pas si loin du bouddhisme par exemple, qui fait des craintes et souffrances l’essence même du tourment de vivre. C’est l’emprise que nous avons sur ce qui nous arrive qui est mauvaise, dit le Périgourdin, pas ce qui nous arrive. Tout est question de point de vue : à chacun de penser par soi-même et de discipliner ses instincts et passions par la raison.

Les quatre vérités de Bouddha sont que :

  1. tout est souffrance car tout passe (la vie, les choses, la santé, l’amour, l’appétit)
  2. l’origine de la souffrance est le désir, qui allume l’illusion ou l’angoisse
  3. la délivrance est dans l’abolition des appétits vers le toujours autre et le toujours plus
  4. la voie pour y parvenir est la discipline du milieu juste : ni hédonisme, ni ascétisme, mais l’existence ici et maintenant selon la voie droite.

Évacuer le désir d’autre et d’ailleurs pour accueillir le présent tel qu’il vient ici et maintenant rassérène et rend sage. « Notre appétit est irrésolu et incertain ; il ne sait rien tenir, ni rien jouir de bonne façon », dit Montaigne. L’humain banal préfère ses désirs et ses espérances aux réalités du moment. Il ne vit pas à chaque instant mais toujours se projette, jamais en paix, l’angoisse au cœur. La voie du sage est celle du milieu, si chère à Montaigne dans la lignée stoïcienne. Elle est celle qu’il faut suivre si l’on veut être quiet et non inquiet, sage et non fol.

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

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Sheldon Siegel, Preuves accablantes

Un thriller d’avocat n’est jamais anodin. Cette fois, les preuves sont accablantes : l’accusé, Prentice Gates surnommé Skipper, procureur de San Francisco qui se présente à sa réélection, est retrouvé dans sa chambre d’hôtel, endormi avec un cadavre nu et menotté de pute. Sauf que la pute est un garçon, Johnny Garcia, 17 ans. Et que le corps a été utilisé menotté aux quatre membres et de l’adhésif sur les yeux, la bouche et le nez, dénotant une particulière perversité dans la jouissance.

Le scandale est à la mesure des faits : Skipper nie tout en bloc, il ne comprend pas, ne connait pas le garçon, n’a jamais eu de relations homosexuelles, jure qu’il n’a tué personne. Il s’est simplement endormi dans son fauteuil devant la télé après une série de réunions électorales pour préparer sa campagne qui l’ont épuisé. Dès qu’il s’est réveillé, il a découvert le corps, demandé à appeler la sécurité de l’hôtel, puis la police, puis a répondu aux questions.

Mike Daley, l’avocat, a été membre du cabinet de Skipper mais celui-ci l’a viré. Il lui reconnait cependant un certain talent puisqu’il l’engage pour le défendre. Tâche ardue tant toutes les preuves paraissent évidentes. Mais si Skipper a tué le jeune homme, pourquoi est-il resté dans la chambre au lieu de fuir ? S’il a eu des relations sexuelles avec lui, pourquoi ne pas avoir utilisé de préservatif et laissé des traces de sperme évidentes sur les draps ? Pourquoi du GhB (la drogue du viol qui se dissipe en quelques heures dans le corps) a-t-il été retrouvé dans les deux flûtes à champagne ? Quel besoin de droguer un prostitué consentant ? Et de se droguer soi-même ?

Le système américain permet à l’avocat de la défense comme au procureur de mener leur enquête, le juge (ici une femme) n’est qu’un arbitre. Ce sera long et tortueux, permettant au lecteur de pénétrer la turpitude de San Francisco, les « affaires » sans scrupules qui se rachètent en dons à l’église, la froideur glaçante des avocats d’affaires qui contournent la loi s’ils sont bien payés, l’absence totale d’entraide sociale de la ville et de l’Etat qui réduit des mômes à la mendicité, la drogue et la prostitution (Johnny a commencé à 15 ans) – et la pratique habituelle des « vérités alternatives » (autrement dit des mensonges) auxquelles on finit par croire sincèrement soi-même, jusqu’à ce que des preuves matérielles prouvent le contraire.

La « vérité alternative » est probablement le ressort de l’audace des Américains : point besoin d’espérer pour entreprendre ni de réussir pour persévérer, il suffit d’y croire et (une fois sur deux) cela se réalise. Sinon, on recommence. Skipper apparaît comme une ordure qui manipule les uns et les autres, à commencer par sa femme et son meilleur ami ; il est tout entier tourné par narcissisme vers on plaisir et sa gloire. Mais la réalité qui émerge de la reconstitution minutieuse des faits est différente, moins catégorique.

Les parties n’ont qu’une semaine pour instruire avant le procès, selon les vœux mêmes de Skipper. C’est bien court pour démêler le vrai du faux et l’inextricable des liens révélés progressivement, de chapitre en chapitre. Un vrai coup de théâtre surviendra sur la fin, doublé d’un contrecoup énigmatique.

Bien que l’esprit yankee diverge de plus en plus du nôtre et que nous soyons moins enclins à passer sur ces mœurs de sauvage où le droit du plus fort et du plus friqué domine, le lecteur d’aujourd’hui pourra trouver palpitante l’enquête, sur des prémisses impossibles. Une bonne lecture de train !

Sheldon Siegel, Preuves accablantes (Incriminating Evidence), 2001, Livre de poche 2004, 569 pages, €0.98 occasion

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Fin du débat et de la recherche…

Cette rentrée Covid à la française précipite les tendances à l’œuvre dans la société d’appauvrissement. Il n’y a plus de débat, il n’y a plus de recherche.

Le débat demande un effort et une culture, il bouscule l’hédonisme flemmard ambiant ; la recherche « prend la tête ». A quoi bon « penser » si les autres le font pour vous ou se réfèrent au Livre unique et éternel ? Mieux vaut être bête dans le nid bestial qu’intelligent humain dans la société. A quoi bon savoir si le savoir est aussi incertain, changeant et sans cesse contesté ? Les « experts » de santé sur le Covid ont montré qu’ils étaient aussi démunis que vous et moi, le bon sens souvent en moins ; comme des histrions de télé, ils ont péroré et affirmé tout et son contraire, pour se rétracter une semaine après.

Donc à quoi bon le débat démocratique ? A quoi bon la recherche du savoir ? Ce mois-ci disparaissent justement deux revues qui portent ces titres : Le Débat de Pierre Nora et Marcel Gauchet chez Gallimard et La Recherche au Seuil. Le Débat ne fait plus recette, bien que son compte d’exploitation ne soit pas dans le rouge ; il ne fait plus recette auprès des intellectuels, toujours aussi peu nombreux à lire la revue qu’il y a… quarante ans – bien que les effectifs universitaires aient triplé. Vous avez dit baisse de niveau ? Peut-être, puisque l’on donne l’accès à l’université à n’importe qui, via un « bac » octroyé à neuf lycéens sur dix qui se présentent. A quoi bon apprendre et travailler si le sésame vous est donné sans effort, par pure démagogie ? La Recherche fusionne avec Science & Avenir, revue de journalistes et non de chercheurs, abaissant le niveau. Ceux qui cherchent répugnent à diffuser leur savoir ; ils n’ont plus les mots pour ça, l’éducation « nationale » ne leur a pas appris. Ils deviennent aussi de plus en plus spécialistes, au détriment de la synthèse qui donne cohérence. Il y a probablement aussi, côté lecteurs, la baisse d’attrait du texte au profit de la vidéo et du « jeu ». Le temps disponible n’est pas infini et ce qui est pris par le ludique offert par le tout numérique mord sur le temps (et le goût) de lire. Quant à réfléchir, vous n’y pensez pas !

Pire, à mon avis : les sociétés, partout sur la planète, se referment sur leur petit nid communautaire – et ce n’est pas une future loi Macron qui va y changer quelque chose. A quoi bon débattre si c’est pour s’opposer à ses « frères » ? Au contraire, dans la fratrie, la tribu, le parti, le peuple, la race, l’unanimisme prévaut : qui n’est pas avec nous est contre nous. C’est ce qu’ont dit tous les totalitaires qui rêvaient de société fusionnelle, forgée comme une épée par le feu et le sang. Et cela vient de loin, de la vérité révélée, du bibliquement correct, de la ligne catholique (qui veut dire universel). Tout ce qui « n’est pas très catholique » est suspect, donc hérétique, donc condamnable. Sauf repentir public et conversion à « la vérité d’Evangile », l’impétrant sera rejeté hors du genre humain, donc brûlé ou noyé, en bûcher, en four ou en Seine selon saint Barthélémy, comme on dit à Paris.

Dès lors que le collectif l’emporte sur l’individuel (combat éternel des « socialistes ») et que « l’Etat » impose ses normes (édictées par quelques-uns selon leur bon plaisir, comme sous un régime qu’on appelle Ancien sans voir qu’il ressurgit) ; dès lors que la bande l’emporte sur la personne, que la foule précipite le lynchage de tous ceux qui osent dévier du plus petit commun dénominateur (la ménagère de moins de 50 ans) – alors à quoi bon penser, connaître, s’informer, apprendre, faire effort ? Les réseaux sociaux ou « le » Livre vous disent ce que vous devez penser et vous enjoignent « d’être d’accord » sous peine de honte sociale et de bannissement haineux. Le lynchage médiatique fait führer ! Les bons sentiments (dénoncer le viol, le harcèlement fait aux femmes, la pression sexuelle sur les mineurs sportifs des deux ou trois sexes, l’impunité des nantis au pouvoir) partent d’une louable intention – mais ils dérivent aussitôt, par tropisme de bande, aux excès, à l’exaltation malsaine, à la prise de pouvoir de qui « ne se sent plus », noyé dans la masse et son anonymat.

La « vérité » alors n’existe plus ; n’existent que des « vérités alternatives » (autrement dit des croyances), des fake news (faits déformés), du relativisme généralisé (« ça dépend du point de vue »). Est « vrai » ce que moi et ma bande pensons, tous les autres sont des salauds, des immondes – en bref des « nazis », cette catégorie mythifiée de l’antihumain d’aujourd’hui (comme si les Tutsi et les Pol potes après les staliniens étaient humainement plus méritants et plus généreux !).

Débattre ne sert plus qu’à voir se liguer contre soi tous les autres ; penser par soi-même et apprendre ne sont plus des moyens d’émancipation des déterminismes (biologiques, familiaux, sociaux, nationaux), mais des handicaps qui isolent du nid.

Exit donc Le Débat au profit de Twitter, et La Recherche au profit de la vulgarisation journalistique de Science & Avenir, un cran au-dessous. La France y perd, les Français deviennent plus pauvres intellectuellement, plus abrutis par le matraquage des réseaux yankees (avant les futurs réseaux chinois ou russes).

Je vois alors couler, comme Joseph Kessel sous l’Occupation, « vers les sables gluants ou les lagunes mortes tous les hommes qui ont la loi de la soumission », Romans et récits I-1, p.1558 Pléiade.

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