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San Francisco en Venezuela

Comme chaque jour, le départ se traîne, chacun passe beaucoup de temps à ranger ses petites affaires. En attendant les sacs à porter, Adelino Wilmer Garcia (il nous dit son nom en entier) déambule en bermuda, ses débardeurs ne sont pas encore secs. Mon jeune porteur installe mon sac sur sa claie en osier. Il va porter le tout en VTT, en s’amusant comme un petit fou. Je lui donne un dernier tube d’Ovomaltine pour qu’il ait de l’énergie. Il a été élevé à la dure et toute attention le touche, à condition de ne pas remettre en question sa prétention à être un homme comme les autres. Il se prénomme Ottavio et n’est pas le petit frère mais le beau-frère (cuñado) de Vicente. Il a en fait 16 ans, comme il nous le dit sur le chemin. Gabrielo boite un peu, il semble qu’il se soit blessé au pied à la montée, l’autre jour. C’est pour cela qu’il traînait hier. Nous quittons aujourd’hui les Pémons alors que nous commençons tout juste à les connaître.

Nous partons pour trois heures monotones dans un paysage sans relief, la grande savane reprenant ses droits à quelque distance du tepuy. Quelques bois recelant un ruisseau rompent l’ennui et fournissent un peu d’ombre. Il fait chaud, lourd, soif. Sous les arbres, moustiques et jejens s’en donnent à cœur joie. Nous marchons dispersés, ce qui permet de penser et de se laver un peu l’esprit des blagues plutôt lourdes. Le soleil se cache et il fait plus moite encore. Dans un bois, un oiseau fait entendre son cri curieux. Selon Christian, il s’agit d’un oiseau-cloche.

Enfin le point de rendez-vous surgit au sommet de sa courte colline. Les porteurs arrivés se font beaux pour sortir du parc national et rentrer dans leurs villages. Les deux land-cruisers sont là, la radio à plein régime. Christian s’installe sur un siège car il a un dossier et il est à l’ombre. Je suis accueilli par les Cranberries, un très joli morceau après cinq jours d’abstinence musicale. Une fois tous arrivés, nous faisons une photo de famille avec l’ensemble des porteurs. Javier est bardé d’appareils photos comme un vieux reporter de guerre et il prend le tableau pour chacun.

Les porteurs sont pour une part du village voisin de Paraitepuy, pour une autre du village où nous allons déjeuner, San Francisco de Yuruani. Mal préparé, l’adieu est rapide. Les affaires que nous aurions pu donner sont dans les sacs déjà ficelés sur les galeries des 4×4. Un pourboire de tradition représentant une journée supplémentaire par porteur assure le contentement.

Une demi-heure de piste en 4×4 nous mène au village. Nous n’avions pas souvenir que la piste était si longue mais, à l’aller, nous étions habitués aux transports alors qu’aujourd’hui, nous aspirons à la marche. Nous déjeunons à San Francisco d’un plantureux plat de poulet grillé, riz, légumes et bananes frites. Les bières Polar ice, fraîches, sorties d’un vrai frigo, nous sont un délice, trois par personne – soit à peine plus d’une pinte selon Yannick. Depuis cinq jours, nous n’avions pas mangé aussi bien ! Tandis que l’un des aides-chauffeurs de l’agence locale va récupérer nos bagages pour le delta, nous déambulons dans les boutiques pour touristes rassemblées le long de la grande route qui longe le village. Sarbacanes, bijoux aux emblèmes chamaniques, tee-shirts de fausses marques (Laurent ferme les yeux), jaspe sculpté, plumes, colliers de graines, vannerie, sculptures sur pierre – tout cela peut intéresser ceux ou celles qui ont des cadeaux à faire.

Adelino a offert à « Francesca » une pierre de la montagne, sculptée par lui au sommet du Roraïma lors de leur journée libre. C’est une plaque d’une sorte de grès très fin, délicatement marbré d’ocre, de rose et de jaune, sur lequel il a figuré les maisons d’un village en suivant le fil des couleurs. Il a gravé « pour Francesca » sur le devant. Porteur, chanteur, dragueur, cordonnier, sculpteur – il a tous les talents, ce garçon. Il a dû apprendre petit, avec les autres gamins du village, à sculpter de l’artisanat indien avec une vieille lame de couteau.

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Col Tavassang au Tadjikistan, 3300 m, et les sept lacs

Au matin, nous grimpons les 340 m de dénivelé qui restent jusqu’au col Tavassang en 52 mn. La montée n’est pas moins raide qu’hier, mais nous sommes reposés.

Grand soleil vaste paysage, vaches placides. Sur l’autre versant en descente, un bassin, un faux col, puis le lac en bas. C’est le second de sept lacs que nous verrons de plus près demain. Leur eau est d’azur profond dans le coffret vert et brun du rocher. Cette descente nous paraît moins fatigante que les précédentes, bien qu’elle éprouve genoux et chevilles. Ce ne sont pas les mêmes qui sont alors malades : tendinite et ampoules remplacent souffle court et faiblesse des jambes. Tout cela est aggravé pour la plupart par des ennuis d’intestins. Toujours est-il que notre groupe est moins fringant que les neuf groupes précédents, selon Lufti. J’échappe à tout cela en raison d’un reste d’entraînement et d’une expérience, peut-être. Mais je trouve les étapes trop longues. La question est celle des pauses : faut-il les compter ? Faut-il les réduire ? Les arguments de Lufti me paraissent bien spécieux pour masquer le fait que ce trek est de vraie montagne. Il n’a rien de la quasi « promenade » qui est vendue par l’agence, en complément au tourisme traditionnel dans les villes historiques. Choc culturel aussi : nous ne sommes pas venus pour réaliser un quelconque record, ou pour défouler notre éventuel trop-plein d’énergie ; nous sommes venus pour explorer ce pays, au rythme apaisé des gens mûrs qui aiment à observer.

Nous rencontrons sur ce versant d’autres bergeries d’altitude. Mais, à l’inverse de celles qui nous ont accueillies, celles-ci sont occupées par des musulmans conservateurs, voire intégristes, qui vivent loin du monde et surtout des étrangers. « Ils refusent tout progrès » selon Lufti, par exemple l’électricité dans leur village d’hiver. De fait, les femmes s’enfuient et les filles se barricadent dans les cabanes à notre passage. Il n’y a que les garçonnets qui nous observent, de loin. Plus bas, seule une jeune fille et deux petits garçons, plus hardis ou plus curieux que les autres, se postent sur une crête (à bonne distance quand même), pour observer nos mouvements et se repaître de notre apparence. Mythe de l’autarcie, du ghetto entre-soi, de la vie saine et pure qui obéit aux supposés Commandements divins. Ne rions pas trop, certains de nos écolos sont de cet acabit. Et nos islamistes pourraient s’en inspirer plutôt que de jouer aux fascistes.

Après le petit-déjeuner de 7 h 30, le pique-nique de 13 h 30 est loin, donc bienvenu. Mais un orage se met à gronder dans la montagne ; le vent engouffre des nuages dans la vallée. Nous ne devons pas nous attarder ; nous pique-niquerons au campement, en bord de lac. C’est pourquoi, sitôt arrivés, je monte très vite la tente tandis que la nappe se prépare. De fait, des gouttes ne tardent pas à tomber. Fort heureusement, la pluie ne dure pas et nous pouvons pique-niquer tranquillement à l’air libre.

Après ces quatre cols, le périple à pied se termine et les âniers nous quittent cet après-midi. Ils mettront deux jours seulement pour rentrer à la base, couchant ce soir où nous étions hier soir. L’éternelle question du pourboire se pose : donner ? Et combien ? Impossible de savoir quel salaire ils touchent par jour – sans doute pas grand-chose, même aux normes du pays. Nous débattons du sujet et tombons d’accord pour une somme par personne du groupe et par ânier, pour ces cinq jours de travail. Alisher roule des muscles sous son tee-shirt noir lorsqu’il ramasse un sac. Il veut montrer qu’il est déjà adulte et, de fait, il est le plus développé des trois garçons. Tahir fait le plus gamin avec sa bouille ronde, sa taille svelte et sa bonne humeur frivole. Le petit apparaît sérieux, compensant sa carrure d’enfant par une attitude d’homme. Les ânes, déchargés, sont plus fringants. Ce sont tous des mâles, ce qui explique leurs braiments réguliers, défis des uns contre les autres. Quatre d’entre eux seront quand même montés par les âniers sur le plat, pour aller plus vite. Lorsqu’ils partent, Fanny est chargée de leur faire un discours, traduit par Rios.

Ils ne se sont pas sitôt éloignés que l’orage revient. La pluie commence, d’abord douce, puis diluvienne, accompagnée de forts roulements de tonnerre. Les grondements se répercutent sur les parois et la pluie gifle la surface du lac. Rios, qui donnait déjà l’exemple pour nous inciter à nous baigner dans l’eau à 17° fait peu d’émules.

L’après-midi est libre, le « democratic time » comme l’appelle Lufti, décidément très marqué par le soviétisme de son enfance. Sieste, lecture, écoute du concert des gouttes sur la toile, soutenu par les grondements de basse de l’orage, contraste de boite de nuit entre le rouge et bleu de la toile de tente igloo trois places et du ciel gris ou du lac vert.

Bénédicte en profite pour avancer dans son carnet de notes. Elle écrit au crayon à papier. Effet d’époque ? De génération ? C’est fou ce que les gens du groupe écrivent. C’était nettement plus rare il y a vingt ans. Bénédicte porte tatoué, au bas de la colonne vertébrale, un petit dauphin bleu-vert, signe de reconnaissance des plongeurs sous-marins. Elevée à Marseille, ayant étudié l’océanographie avant de bifurquer dans la communication, elle a fait nombre de stages de plongée profonde.

Après la sieste, après la pluie, le ciel se dégage et vient l’heure de l’apéritif. Nous attendent la sempiternelle vodka – que peu apprécient même s’ils l’ont goûtée une fois – et le vin doux tadjik appelé « Plaisir de l’émir ». La vodka est de marque « Scharob ». Rios nous dit qu’en arabe cela signifie « saloperie ». Cela a-t-il un sens en russe ? Ou est-ce l’un des rares signes d’humour soviétique ? Nicolas, qui n’aime pas trop la vodka, l’agrémente de raisins secs, au grand dam de Rios. Il mime alors la recette avec des mimiques de Funès. En tant qu’investisseur, Nicolas a remarqué qu’il est possible de réaliser ici des affaires dans l’immobilier, le tourisme et les deux-roues.

Suit le dîner, une salade russe de pommes de terre, oignons et champignons conservés au sel. Des poivrons sont farcis de riz à la viande. Ils tiennent au corps mais sont délicieux, cuits dans un bouillon que nous avons en soupe.

Nous sommes tous fatigués de ces cinq jours brutalement physiques qui nous ont jeté sans préparation dans la montagne. Malgré un chant ouzbek de Rios qui vante les maisons de thé, ces lieux de rencontre conviviaux sans alcool de ce pays de tradition musulmane, nous allons nous coucher. Il est à peine 21 h.

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Steppe uniforme

Lever tard, ce matin – nous avons tout le temps de revenir du pays des songes. Il fait beau et le lac resplendit dans son écrin de montagnes sous la neige. Seul devant la tente, je pourrais être quelque part au Canada. Le petit-déjeuner attend ceux qui le veulent au soleil, sur un tapis. Café, biscuits, fromage Kiri venu de France et jus de szobi. C’est ce qui est écrit sur la briquette. En tout petit, on peut lire qu’il a été produit en Hongrie et que sa traduction signifie « orange » (freudiens s’abstenir !). L’un d’entre nous est le dernier levé et quelqu’un déclare : « il prendra le yak de 11 h ».

Tserendorj – 14  ans – est joyeux et déchaîné, ce matin. En pleine enfance encore, il lutte avec Gawa comme hier midi avec l’une des cuisinières de 18 ans. Celle-ci a bien failli le faire tomber et il n’a eu le dessus que tout juste, le tee-shirt à moitié défait dans la bataille. Aujourd’hui, il laisse voir ses reins brunis et son ventre à la musculature de sumo, épaisse et peu dessinée mais très dense. Il suffit de lui toucher l’épaule pour reconnaître qu’il n’y a rien de mou dans cette fin d’enfance nourrie de viande sauvage.

Les autres, levés plus tôt en communauté (ils ont tous mis leur tente au même endroit humide), sont partis gravir la pente sous la forêt. Grégaires comme une harde de chevaux, ils se sont tous levés et promenés en même temps. On compte les individualistes, dont je suis. A une vingtaine de minutes de là ils pourront voir le lac dans toute son étendue. Il est en croissant de lune et nous avons campé près de l’une de ses cornes, sur la rive dont le gravier est en pouzzolane rouge et noire. Je n’y suis pas allé car j’étais confortablement couché dans mon duvet, ne me levant que lorsqu’il y a fait trop chaud, le soleil commençant à arder fortement vers les 11 h.

Sans surprise, nous reprenons la vallée d’hier. Vu à l’envers, le paysage semble ne pas être le même, c’est toute la différence avec le ciel majoritairement bleu et non plus uniformément gris. Les chevaux broutent les herbes sur le chemin, pas plus pressés que nous le sommes. Ils le savent, ils sont déjà venus plusieurs fois cette saison. Le mien aime à brouter puis à trotter pour rattraper son retard, pilant net sur une nouvelle touffe qui lui plaît. La première fois c’est une surprise, mais l’habitude vient vite. Je lui apprends à se remettre au pas lorsqu’une touffe délicieuse surgit, pour lui laisser les rênes afin qu’il puisse la brouter. Nous nous comprenons. Parfois, il marche droit puis tourne la tête vers une herbe à quelque distance qui lui fait envie. Mais il n’ose pas y aller de lui-même, attendant ma réaction. Si je lui dis « tchou ! » d’un ton sans réplique, il oublie ; sinon, d’un infime mouvement des rênes, je le dirige vers la friandise qu’il va dès lors croquer avec délice.

Le ciel au-dessus de nos têtes est hanté de nuages qui font comme un autre paysage. De petits cumulus blancs et gris se pressent en bancs comme un troupeau moutonnier, allant calmement ou se précipitant suivant la distance à laquelle ils se trouvent du sol. Parfois, lorsque l’horizon terrestre est plat, on dirait que le ciel et le sol sont inversés. L’uniformité de la steppe attire le regard vers les formes dans le ciel. Il s’y passe plus de choses qu’en bas. Le fait d’être à cheval, à trois mètres de l’herbe, sans avoir besoin de regarder où nous mettons les pieds, change de la randonnée habituelle et libère le regard qui peut ainsi errer à sa guise. Dans les vallonnements où nous évoluons, le paysage est plus varié.

Les roches volcaniques d’un gris de pachyderme ou rouge éteint, les conifères et les saules d’un vert sombre, l’herbe jaunie, chantent dans le soleil, contrastant avec le ciel d’un turquoise limpide. Les lacs reflètent cette teinte d’azur liquide. Lorsque le soleil est libre de nuages, il fait chaud à se mettre en tee-shirt ; lorsque les nuages prennent le dessus et que souffle le vent des steppes, il fait froid à endosser l’anorak. Depuis hier, j’ai quand même ôté une couche, mon bonnet et les chaussettes qui me servaient de gants.

Nous pique-niquons au bord du « lac du nombril », plus proche du camp du matin que l’endroit où nous avons pique-niqué hier. Il y a huit lacs différents dans la région. Le soleil fait enlever les vestes mais se lever quelques mouches. Les yaks sont laissés bâtés mais libres, sauf les deux qui emportent le matériel de cuisine et qui sont attachés par les naseaux sensibles. Ils ne bougent pas. Les autres entreprennent un grand tour du lac sans que leurs maîtres, des rustres un tantinet flemmards, ne s’en inquiètent. Nous craignons que les poilus n’aient envie de se baigner avec toutes nos affaires sur le dos, mais cette idée ne semble pas les effleurer aujourd’hui. Les éleveurs iront remettre les bêtes sur le droit chemin bien après que nous ayons levé le camp, mais c’est leur affaire.

Val puis un autre d’entre nous s’essaient à la lutte mongole avec Gawa. La lutte révèle toutes les qualités du chasseur-cavalier : il faut découvrir les points faibles de l’adversaire, savoir attendre le moment propice, puis attaquer par surprise mais avec décision. Pas de coups en force, seulement une adresse musclée. Il faut être très stable sur ses jambes, le centre de gravité le plus bas possible, le poids comptant beaucoup dans la décision. Le déséquilibre s’enclenche mieux quand on pèse quelque peu – ce pourquoi les sumos sont gros. C’est ainsi que Bo, qui s’y essaie aussi, réussit à faire toucher terre à Gawa. Peut-être celui-ci a-t-il laissé gagner le touriste ? L’autre d’entre nous ruse et, en attrapant une jambe, parvient lui aussi à déséquilibrer Gawa. Cette fois, le doute n’est pas permis. L’épais Gawa n’est pas invincible.

L’atmosphère est au beau fixe. Le vin bulgare aide à apprécier le pâté au sanglier, le pâté végétarien et la Vache-qui-Rit qui font partie des réserves venues de France. Le saucisson et terminé depuis longtemps. Pourquoi faut-il donc que le côté maléfique de la Caractérielle en chef reprenne le dessus ? Elle nous entreprend agressivement sur les « cadeaux » que nous devons reconstituer pour les invitations dans les yourtes. Les briquets, stylos, ballons, shampoings et autres accessoires, déjà libéralement donnés ne suffisent pas, il « faut » aussi donner des vêtements, des gourdes et autre matériel. Outre le « pourboire » obligatoire, prélevé le second jour, la contribution volontaire à « l’apéritif » pour tous et les gadgets, n’y a-t-il jamais de fin à donner ? Pourquoi pas, si cela est expliqué et laissé à l’initiative de chacun. Mieux encore, pourquoi ne pas l’inscrire sur la fiche technique que nous recevons pour préparer le voyage, comme cela se fait couramment au Népal ? Mais ce caporalisme culpabilisateur de soûlarde aigrie est insupportable. Au vu de la tête que tirent les autres c’est à ce moment qu’elle se rend compte qu’elle est allée trop loin. Elle se calme, mais le mal est fait. L’ambiance en est gâchée pour le début d’après-midi.

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L’hôtel du lac Habanilla à Cuba

Douze heures après être partis ce matin arrivent enfin le lac et l’hôtel Hanabanilla. Sergio a eu ce nom dans la bouche toute la journée, savourant ces syllabes à la vanille comme il aurait sucé une glace. Il se fait une joie des deux jours que nous allons passer là, « dans la nature ». L’hôtel est un monstre à la soviétique, construit en plaques de béton modulaire. Cela résonne à l’intérieur et la lumière y est pauvre, apportée dans chaque chambre par une seule ampoule. Le vent violent siffle par les volets ouverts et les interstices des portes comme si un cyclone se préparait.

La chasse aux dollars commence une fois franchi le seuil. Une nuée de porteurs monopolise déjà l’entrée, « surveillant » les bagages, s’emparant des clés des chambres pour nous imposer le portage et la dîme dollar. Au dîner, le message écrit déposé sur la table est clair. Il est en trois exemplaires et en anglais, inutile de dire que vous ne l’avez pas vu. Il dit « si vous êtes contents du service, donnez-nous un pourboire ». C’est net et sans ambiguïté.

musiciens cubains

Nous ne sommes pas sitôt installés autour de la table qu’aussitôt quatre musiciens s’imposent et nous imposent leur soupe de rengaines cent fois entendues. Impossible d’avoir une quelconque conversation. Ils déposent sans vergogne leur corbeille à pourboire au milieu de la table aux deux tiers du dîner, un billet de un dollar déjà dedans pour bien montrer ce qu’ils attendent. Il faut voir leur tête quand, après avoir déposé un billet de 5$, Yves qui tient la caisse commune, prend le billet de 1$ pour le remplacer par des pièces. Les pièces ne se voient pas au fond de la corbeille et le billet de 5$ est caché par le rebord. Les musiciens doivent penser qu’il a tout repris ! Ils tiennent conciliabule un moment avant de jouer – mais sans conviction, un autre morceau pour donner le change. Ils s’empressent ensuite de ramasser ladite corbeille et c’est le soulagement quand ils voient qu’elle est quand même remplie. Le morceau suivant a nettement plus d’entrain.

billet 1 dollar #1

Des Cubains séjournent dans l’hôtel, en vacances. Nous les voyons jouer au billard lors du cocktail de bienvenue, un cuba libre au cola que Françoise n’aime pas (trop de rhum). Nous les voyons s’entasser dans la salle commune de restaurant, dont nous sommes dispensés par quelque privilège qui ne tient qu’à notre capacité en dollars : il est plus facile de nous traire dans une stalle séparée qu’au milieu de la grange. Nous les entendons ensuite se diriger vers la discothèque de béton hurlant, au bord de la piscine. L’architecture est si bien conçue que l’on entend la musique enregistrée jusque dans les chambres à l’autre bout de l’aile.

Le dîner était pauvre à nos yeux mais d’une richesse incomparable pour un Cubain. Il y avait du pain, du beurre et de la viande. Les locaux qui font la queue le matin devant les boulangeries ont leur pain de mie rationné alors que nous mangeons de petites miches issues de l’importation, surgelées en sac à destination des hôtels. Le beurre vient d’Europe. Quant à la viande, nous avions le choix, ce soir, entre poulet (toujours une cuisse, donc importé surgelé comme le reste), du jambon ou des truites en filet. J’ai choisi la truite. Elle était plutôt sèche.

cuisine cuba

Après un petit déjeuner étranger, au café sentant fort la carotte grillée, nous partons le long du lac artificiel. Comme à chaque fois que nous entreprenons une marche à Cuba, il se met à pleuvoir. Nous avons deux (oui, deux !) « guides » locaux, Rafaelo et Pedro. Ils sont chargés de nous faire suivre le sentier balisé, aménagé pour les touristes autour du lac, avec des panneaux indiquant les étapes et la longueur des randonnées…

Avec ce handicap, il faut justifier la chasse aux dollars. Donc Rafaelo nous montre les arbres, le sapotillier qui fleurit deux ans avant que son fruit ne mûrisse (la première année, la fleur ne laisse qu’un minuscule pré-fruit). Il nous montre la agruma aux neuf folioles, le dessus vernis vert, le dessous blanc mat. C’est l’arbre « hypocrite » selon lui. Lorsqu’on le voit blanc, il va pleuvoir, cela signifie que le vent retourne ses feuilles (que faut-il penser de cette explication simplette ?). Le buisson ziguaray sert à l’exorcisme. « L’arbre à touristes » est une sorte de saule dont l’écorce pèle « comme la peau du touriste au bout d’une semaine à Cuba »… On sent que Rafaelo a soigneusement collecté les blagues éculées les plus grosses, qu’il ressort aux groupes de niais qu’il convoie à longueur d’année, envoyés par le Tourisme Populaire ou les centres de vacances du Parti Communiste Français.

sapotillier

En s’élevant au-dessus du lac, le sentier fait prendre au paysage un air de Norvège. Nous n’apercevons aucune palme, seulement des feuillus qui descendent jusqu’aux rives. Le ciel est gris, les nuages tout en nuances, et la lumière d’aquarium qui règne aujourd’hui renforce cette impression de pays nordique. Il n’y a que la température qui ne peut se comparer à celle des fjords. Pedro, un grand sec et un peu demeuré, marche en débardeur sous la pluie. Il ne craint rien pour l’instant car, dès que la pluie s’arrête, la peau sèche très vite.

Nous abordons une casa blanca où une femme et deux petites filles attendent les touristes avec le café. Il s’agit d’une production locale, un nectar parfumé et très fort, servi dans de petits godets d’aluminium guère plus grands qu’un dé à coudre pour géant. La plus petite des filles a quatre ans et me dit s’appeler Melari.

lac habanilla cuba

Nous reprenons le sentier balisé jusqu’au sommet à 712,6 mètres au-dessus du niveau de la mer. Le barrage a été construit dès 1953 et achevé en 1961. Il est donc « révolutionnaire », comme presque tout ce qui semble exister à Cuba si l’on écoute ce que dit Sergio : avant, rien – après, tout ! La pluie, au sommet, se remet à tomber comme elle le fait par intermittence depuis ce matin, et elle bouche la vue.

Plus, loin, sur un col, la pluie redouble et c’est un déluge qui descend dru sur nos capes et fouette nos visages. Poussée par le vent, elle « tombe » même à l’horizontale, c’est la première fois que je constate ce phénomène ! La cape est vite traversée et nous nous réfugions derrière un bosquet pour attendre la fin de la bourrasque. Pedro, pas très futé, est complètement trempé et son débardeur ne l’habille plus vraiment. Il l’enlève et je lui prête une veste. Le sentier glisse, désormais, ruisselant d’eau et de boue. La pause pique-nique a lieu dans une ferme où les bancs sont couverts de fiente de poule. Des odeurs de merde montent des stalles qui servent de cuisine. Deux chiens, un chat noir, de nombreuses poules, un canard et même un cochon viennent se disputer nos miettes. Il faut entendre les cris d’orfraie de Françoise sur l’hygiène ambiante ! Comme nous venons de traverser des plantations de café, la mouture locale qui nous est servie en fin de sandwiches, est parfumée. Le grain est moulu dans un antique moulin à vis en fer, attaché au mur.

Nous reprenons la piste sous une pluie moins forte mais persistante. Nous descendons jusqu’à la rive du lac où un bateau de l’hôtel vient nous prendre pour nous faire traverser le bras d’eau jusqu’au bar d’été, en face. Il est prévu que nous dormions là ce soir. Ce n’est pas très nature… À notre arrivée, un troupeau de touristes locaux tue le temps à jouer aux cartes en buvant des colas. Sous la pluie, il n’y a que les enfants qui s’amusent, comme partout dans le monde. La plupart sont en débardeur – l’uniforme consacré des heures hors service scolaire. Ils jouent au ballon ou à se poursuivre sous l’eau qui dégouline du ciel et des toits des paillotes. Comme toujours, les petites filles restent sagement hors d’atteinte de la pluie, réfugiées près des mères qui papotent, alors que les petits garçons vont patauger dans les flaques, tête nue et gorge découverte comme s’il faisait soleil, indifférents aux températures. C’est un poncif des parents comme des moniteurs de colonies de vacances de vérifier l’habillement des garçons en-dessous de dix ans.

cuba libre

Nous tuons le temps en buvant des cocktails au rhum, des mojitos cette fois-ci. Le dîner, servi au porc, fait passer le temps et réchauffe un peu plus. Il est 21h quand nous installons les duvets un peu partout, si possible sous un toit de paillote. Je m’installe sur une table pour éviter l’humidité du sol et je fais quelques émules. La paillote est ouverte à tous les vents, mais l’air circule peu. S’il fait humide, il ne fait pas vraiment froid. Nous sommes sous les tropiques.

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Santiago de Cuba

« J’irai à Santiago ! » chantait Lorca la garce dans son Chant Nègre. Eh bien nous y sommes. « Ceinture chaude et goutte de bois », la ville est la deuxième de Cuba avec près de 450 000 habitants, fondée en 1514 toujours par le même Diego Velasquez. Mais son emplacement actuel ne date « que » de 1522, nuance ! Les guides se délectent de ces petits détails dont au fond tout le monde se fout. Par contre, ils ne disent rien de ce qui importe à l’histoire.

La colonisation française depuis Haïti avait introduit les idées des Lumières ; les Catalans venus à Santiago avaient introduits leurs habitudes maçonniques. C’est ainsi que débute une révolution, la première, celle qui libérera de l’Espagne fin 19ème. La ville entend l’appel de Carlos Manuel de Cespedès en 1868 ; la « petite guerre » débute à Santiago le 25 août 1879 ; et c’est encore dans la baie de Santiago que l’amiral espagnol Pascual Cervera est battu par l’escadre américaine le 3 juillet 1898. Fidel Castro tiendra à entrer dans Santiago libérée – avant d’aller à La Havane comme on va au bordel. Il tenait la capitale pour la maison de tolérance des Amériques et préférait le charme conservateur et « l’authentique populaire » de la vie de province.

Fidel Castro

Bref, nous débarquons au Parque Cespédès, la place centrale de Santiago, ancienne Place d’Armes. Sergio nous montre du doigt la cathédrale de Notre Dame de l’Ascension, en face l’Hôtel de Ville construit en 1855, sur la droite la Casa Velasquez demeure de Diego, premier gouverneur de Cuba, lui faisant face l’hôtel Casa Granda, évoqué dans le roman de Graham Greene, Notre agent à La Havane (1958).

parque cespedes santiago

La façade de la Casa Velasquez a un balcon de bois et des jalousies de bois ajouré. La demeure, construite dès 1516, est désormais un musée où l’on a regroupé du mobilier de diverses époques mis en scène dans des « ambiances ». Nous parcourons ainsi au frais (l’air passe entre le bois ajouré sur la rue et le patio ouvert de l’intérieur) des chambres, des salons, des bureaux, des salles à manger, des boudoirs… Les rues sont bruyantes, plus qu’à l’époque coloniale sans doute, à cause des klaxons et des pétarades des deux roues. Les jalousies, héritées des mauresques, permettent de voir sans être vu, de tamiser le soleil et de faire circuler la brise.

Côté patio, des moucharabiehs aux larges alvéoles de cèdre laissent passer air et lumière tombant du puits. Les plafonds sont décorés de bois précieux découpé. Y pendent des lustres à breloques de style français. Les lourds meubles espagnols de bois sombre comprennent des tiroirs « secrets » encastrés dans les moulures. L’estrado, un large socle de bois, servait de lit la nuit et de table le jour. La vaisselle est de la poterie d’Espagne, bien décorée mais plutôt épaisse, quelques biscuits louisquatorziens délicats, le tout voisinant avec des vases en verre fragile de Venise. Le musée est intéressant et beau à voir, même s’il est éclectique.

Dommage que l’on ne puisse effectuer la visite seul, errer dans les salles aux fantômes encore présents entre les meubles. La guide a un français médiocre et nous sommes surveillés par trois ou quatre matrones, gardiennes de salles comme elles auraient pu être gardiennes de camps. Elles sont le même corps massif et le même menton obtus. Le pourboire est obligatoire, façon de créer des emplois sans les payer en pays « socialiste » -qui se fait pourtant gloire de sa « morale » politique.

caserne de la moncada santiago

Le bus nous conduit ensuite au rythme de la circulation et des encombrements dans divers quartiers de la ville. Ils sont plus ou moins commerçants, plus ou moins pauvres. Mais le but du périple est de nous conduire à la fameuse « caserne Moncada ». Le bâtiment date des années 30 dans le style militaire. Il n’aurait aucun intérêt si Fidel Castro et ses partisans n’avaient tenté de s’emparer d’armes dans la deuxième garnison de Cuba, en plein carnaval, le 26 juillet 1953. Ce fut un échec, certains parlent même d’un désastre : huit tués sur une centaine d’hommes, cinquante-cinq faits prisonniers, torturés puis exécutés, Castro en fuite pris une semaine plus tard, jugé et exilé à l’île de la Jeunesse. Les armes convoitées avaient été déplacée dans un autre bâtiment en raison du carnaval. L’assaut de la Moncada a la même insignifiance stratégique mais le même impact symbolique que la prise de la Bastille en 1789. Dans le bâtiment où l’assaut a été donné est installé un musée « révolutionnaire ». Les trous de balle sur le béton de la façade peinte en jaune criard ont été soigneusement laissés tels quels.

L’ensemble des bâtiments abrite aujourd’hui des écoles. Sur l’immense stade à l’herbe pelée, ancien champ de manœuvre des militaires, une tripotée de garçons d’une dizaine d’année s’essaient au ballon. Comme je descends le premier du bus, une dizaine d’entre eux viennent me serrer la main et poser pour la photo en prenant des attitudes machos qui mettent en valeur leurs muscles naissants. Le culte de la virilité est enseigné dès l’école révolutionnaire : nos féministes gauchistes en sont-elles conscientes ? Je les trouve pleins de vitalité et touchants, ces gamins. Un jeune Noir de dix ans, bien bâti déjà, veut me serrer la main en premier ; suit un teint clair coiffé au bol, mignon à sa maman ; puis un autre au joli sourire. Cette jeunesse fraîche et joyeuse est le produit réussi de Cuba plus que de la révolution.

gamin de cuba

Car c’est l’inverse que veut nous enseigner le musée, tout à la gloire de la volonté idéologique plus qu’à la valeur militaire ou à l’efficacité productrice. On a eu beau accumuler les fusils et les mitrailleuses en vitrine, pour impressionner les naïfs, le visiteur voit bien que les convictions et le marketing égalitaire l’ont emporté sur l’initiative et la force des armes.

Nous sommes accompagnés d’un guide local qui nous explique en espagnol tout ce qu’il est politiquement correct d’avoir vu, avec des résumés pédagogiques que nous sommes sommés d’apprendre, s’il vous plaît. Sergio traduit et édulcore un peu. Mais je comprends l’intégralité du discours du jeune homme, manifestement militant zélé. Il aurait aimé en être, de cette attaque de la Moncada ! Hélas, il n’était même pas né. Il en rajoute donc pour édifier le peuple, l’œil brillant, le corps tendu, presque au garde à vous quand Sergio traduit la geste immortelle. Un tel enthousiasme durera-t-il ?

che guevara sur un mur

Pour faire horreur en poussant l’adversaire vers l’animalité barbare, ou pour glorifier son propre combat en exaltant christiquement ses martyrs, une salle entière détaille avec complaisance les diverses tortures imaginées par « la réaction ». Comme tout cela est édifiant ! Le plus niais réside peut-être dans les photos de propagande des dernières salles. Le trait en est lourd, appuyé, comme si la compréhension devait pénétrer le crâne obtus de paysans indécrottables : un enfant noir brandit une pancarte où il a inscrit « merci de m’avoir appris à lire » ; un bébé nu regarde une colombe à ses pieds sur fond de drapeau cubain. Puis nous avons la série édifiante : Fidel cause aux paysans ; Fidel cause avec les grands de ce monde ; Fidel à la plage ; Fidel père du peuple… Et pourtant, le Fidel haïssait la famille, lui le bâtard – et ses propres enfants en savent quelque chose. Seules deux photos présentent le beau visage lumineux d’Elian Gonzales, le gamin de 6 ans qui voulait retrouver son père après le naufrage du bateau qui l’emmenait en Floride avec sa mère, dont l’une à sa descente de l’avion « impérialiste » de retour à Cuba.

fidel castro pre ado 1940 santiago

Symbole ? Lorsque nous ressortons, sous le soleil fort, le stade a été déserté par tous les enfants. Le bus nous fait passer par la place Tien An Men locale, cette place immense où 150 000 cubains peuvent entendre un discours mobilisateur. Il s’agit – bien sûr – de la Place « de la Révolution », déserte à cette heure. Seul Antonio Maceo veille depuis son cheval de bronze cabré du monument, une machette à la ceinture.

antonio maceo statue

Les 23 tiges d’acier de huit mètres de haut qui se dressent vers le ciel autour de lui comme un défi à un quelconque débarquement extraterrestre font « référence » (?) à la protestation de Baragua initiée le 23 mars 1878 contre le pacte signé avec l’Espagne. Selon Sergio elles figureraient des lames de machettes, l’arme par excellence du macho, armes de la révolte – des esclaves au castrisme.

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