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Pas facile que la grandeur, dit Montaigne

Le chapitre VII du Livre III des Essais disserte – courtoisement et pour une fois courtement – de « l’incommodité de la grandeur ». Pas facile en effet d’être grand, et reconnu comme tel. D’abord il faut le vouloir et Montaigne ne le veut pas ; il se suffit à sa condition. Ensuite il faut le supporter et Montaigne énumère tous les maux de la grandeur, comme la courtisanerie, la flatterie, l’hypocrisie, la jalousie.

« Puisque nous ne la pouvons atteindre, vengeons-nous à en médire », commence Montaigne. Mais pour sa part, c’est le désir de grandeur qui lui manque. Il n’en veut pas, trop peu à sa portée. Réaliste et pragmatique (deux qualités d’un vrai philosophe), il vise moins haut. « Autant ai-je à souhaiter qu’un autre, et laisse à mes souhaits autant de liberté et d’indiscrétion ; mais pourtant, si ne m’est-il jamais advenu de souhaiter ni empire ni royauté, ni l’éminence de ces hautes fortunes et commanderesses. Je ne vise pas de ce côté-là, je m’aime trop. Quand je pense à croître, c’est bassement, d’une excroissance contrainte et couarde, proprement pour moi, en résolution, en prudence, en santé, en beauté, et en richesse encore. » De l’audace, de la circonspection, du naturel, un peu de fortune – voilà ce que vise le sage, pas plus. Montaigne, contrairement à César, préfère être « troisième à Périgueux que premier à Paris ». Il reste de sa condition et ne veut pas péter plus haut que son cul. « Je suis formé à un étage moyen, comme par mon sort, aussi par mon goût. » Trop s’élever demande trop d’efforts, il n’y tient pas.

Mais s’il n’a pas de grande ambition, il est ouvert et proclame hautement ce qu’il désire. C’est une vie tranquille comme celle de l’obscur L. Thorius Balbus cité par Cicéron : « Galant, beau, savant, sain, entendu et abondant en toutes sortes de commodités et plaisirs, conduisant une vie tranquille et toute sienne, l’âme bien préparée contre la mort, la superstition, les douleurs et autres entraves de l’humaine nécessité, mourant en enfin en bataille, les armes à la main, pour la défense de son pays ». Une vie d’aristocrate ordinaire – la condition même de Montaigne.

Car, « le plus âpre et difficile métier du monde, à mon gré, c’est faire dignement le roi. J’excuse plus de leurs fautes qu’on ne fait communément, en considération de l’horrible poids de leur charge, qui m’étonne. Il est difficile de garder mesure à une puissance si démesurée. » C’est ainsi que le bas-peuple et les aigris de l’opposition critiquent à gueule ouverte celui qui gouverne, sans en mesurer la charge. Pas facile d’être roi, même temporaire par élection. Vous ne faites « aucun bien qui ne soit mis en registre et en compte, et ou le moindre bien-faire porte sur tant de gens, et où votre suffisance, comme celle des prêcheurs, s’adresse principalement au peuple, juge peu exact, facile à piper, facile à contenter. Il est peu de chose auxquelles nous puissions donner le jugement sincère, parce qu’il en est peu auxquelles, en quelque façon, nous n’ayons particulier intérêt. » Il y a plutôt envie et contestation, jalousie viscérale et manifestation. Gouverner est ingrat, tous les présidents vous le dirons.

Il y a pire : la flatterie, la société de cour qui vous entoure. Nul n’est plus vrai mais affecté ; ils vous laissent le dernier mot, et gagner en toutes joutes. Vous avez toujours raison, ce qui vous isole et vous renferme dans vos préjugés pas toujours heureux. « Votre fortune rejette trop loin de vous la société et la compagnie, elle vous plante trop à l’écart. » L’omnipotent est abîmé, dit Montaigne, « il faut qu’il vous demande par aumône de l’empêchement et de la résistance ; son être et son bien sont en indigence. » S’opposer est la première vertu d’un ami, afin de faire réagir et avancer. La flagornerie endort et affaiblit alors que la critique (constructive) renforce et fait réfléchir.

Le résultat de l’hypocrite flatterie est que l’on finit par croire toutes ces louanges approbatrices. Et l’on dérive… « Comme on leur cède tous avantages d’honneur, aussi conforte-t-on et autorise les défauts et vices qu’ils ont, non seulement par approbation, mais aussi par imitation. » Combien de « conseillers » ont-ils pris la voix et les intonations de Mitterrand, par exemple ? Quant à notre président actuel, il n’est pas assez remis en cause par ses proches pour prévoir les agitations sociales et rancœurs de la population. Le pouvoir isole, mais plus encore la grandeur qu’on y attache. Ce pour quoi être « roi » provisoire vaut mieux qu’être roi à vie ; le suivant sera autre (et pas forcément meilleur).

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Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

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Pourquoi voter Marine Le Pen serait une aventure ?

Certains lecteurs m’ont reproché d’analyser plus la gauche que la droite. Mais c’est que la gauche est au pouvoir, poussée sans arrêt aux illusions par son extrême trotskiste ; il m’a paru jusqu’ici plus utile d’analyser ce danger immédiat que le danger Le Pen plus lointain. J’ai déjà écrit une note Contre le Front national, en décembre 2010. J’examine aujourd’hui quelles pourraient être les conséquences d’une application du programme Le Pen.

Mais disons-le tout net : la majorité des électeurs qui votent Le Pen s’en moquent comme de leur premier slip. Ce qui leur importe est de marquer leur protestation vigoureuse vis-à-vis de l’UMPS, gens au pouvoir depuis des décennies qui ont préféré leurs petits jeux d’ego plutôt que le bien de la France. Bobos et technos ont délaissé la classe moyenne et populaire, s’appuyant ou sur les très riches ou sur les immigrés. Vieillissement démographique, mondialisation, technocratie de l’Union européenne, crise des finances publiques, induisent une angoisse diffuse et une perte de repères. La protestation pourrait s’afficher au premier tour de présidentielles, et être abandonnée en grande partie au second en raison de l’aventurisme du programme…

scores front national 2002 et 2012

Chacun peut le lire intégralement sur le site du Front national (ce qui est écrit en petit doit se lire avec une particulière attention). Il se résume ainsi :

  • en politique, souverainisme, bonapartisme, populisme ;
  • en économie, dévaluation, protection, inflation ;
  • en social, préférence nationale, politique nataliste, censure pour les enfants.

La volonté est celle d’une contre-révolution comme celle préconisée par Joseph de Maistre après 1789, mais la date ici retenue est 1968, l’année de la chienlit sociale, du départ programmé du général de Gaulle (qui démissionne en 1969) et des négociations sociales qui font déraper le budget. Il s’agit d’établir un État organique par un rassemblement de forces, unies par un parti de la nation en colère. La vie est une lutte, le monde une jungle, et toute liberté doit se construire par une volonté recentrée sur soi et ses proches : famille, patrie, travail. L’individualisme n’est pas toléré, la fraude, l’immigration ou le crime non plus ; la communauté de sang et de sol s’impose comme seul souverain politique – donc économique et social. Ni libéralisme, ni socialisme, la promotion de l’homme intégral communautaire, contraint par l’État, représentant souverain du Peuple comme ethnos. Une forme nationaliste du bonapartisme traditionnel.

1/ Politique :

Pouvoir international fort, souverain et austère qui inspire un idéal de vertu :

  • Sortir des traités européens pour une « association libre » (les autres en voudraient-ils et comment ?)
  • Partenariats industriels volontaires (type Airbus)
  • Maîtrise des frontières (fin de Schengen) et de la monnaie (fin de l’euro), indépendance énergétique (énergies vertes + nucléaire)
  • La Banque de France pourra prêter au Trésor public sans intérêts, ce qui permettrait d’augmenter salaires et pensions, de baisser les prix de l’énergie. C’est l’autre nom de la planche à billets – donc l’inflation – non compensée par des coûts à l’exportation abaissés puisque l’abolition du libre-échange entrainera rétorsions.

En politique intérieure, le Front national reprend le bonapartisme traditionnel :

  • Un mandat présidentiel unique de 7 ans non renouvelable.
  • L’appel au référendum pour toute modification de la Constitution.
  • Scrutin proportionnel à toutes les élections (comme dans toutes les sociétés organiques).
  • Fin de l’obligation bruxelloise de concurrence sur les services publics
  • Effort de défense à 2% du PIB, sortie du commandement intégré OTAN (mais pas de l’alliance). Institution d’une garde nationale de 50 000 réservistes + dissuasion nucléaire.
  • Réduction des subventions aux associations « ne relevant pas de l’intérêt général ». Lutte contre la fraude fiscale et la fraude sociale, contre le « coût de la décentralisation » (autrement dit recentraliser).

Un État fort signifie tolérance zéro pour les crimes, le communautarisme des banlieues et les attaques contre les forces de l’ordre. Leurs effectifs seront augmentés, comme les moyens de la justice ; la peine de mort et les peines incompressibles de perpétuité seront rétablies par référendum et 40 000 places de prison de plus seront ouvertes. Les mineurs seront responsables pénalement dès 13 ans.

  • Ce qui paraît contradictoire avec la volonté affichée de protection des « enfants » (les moins de 13 ans ? avec la majorité sexuelle qui va avec la « responsabilité pénale » à 13 ans ?), en rétablissant la censure sur le net et toute forme de « violence » (y compris « morale », ce qui reste éminemment flou, donc propre à toutes les dérives…)
  • A l’école, retour aux fondamentaux : lire, écrire, compter, méthode syllabique obligatoire en CP, suppression du collège unique, promotion des filières manuelles et surtout discipline. Cela marchera-t-il à l’époque d’Internet et de l’ouverture au monde ?
  • Au total, la contrainte autoritaire remplacera partout le laxisme issu de la pensée-68.

electeurs du front national 2006

2/ Économie :

La souveraineté implique de quitter l’euro, donc de dévaluer drastiquement le néo-Franc (autour de 40% dans les années 1930 et 1982) et de bloquer la liberté des capitaux par nationalisation partielle des banques. Conséquences prévisibles :

  • Notons au préalable que l’ampleur de la crise mondiale des années 30 est due justement au protectionnisme, aux dévaluations compétitives, aux restrictions dans l’accès aux matières premières et aux politiques autarciques d’États. Faut-il replonger tout droit dans les mêmes erreurs ?
  • Ne plus être dans l’euro serait-il un véritable avantage ? L’exemple du Royaume-Uni et du Danemark en fait douter. A l’inverse, la Suède montre un pays prospère, mais qui tourne le dos à un programme type FN : refus de l’autarcie (50% du PIB à l’exportation), inflation domptée (pas de planche à billets), large libéralisation des services publics…
  • La contrainte euro sur l’Allemagne existe via le Mécanisme d’aide européen : 350 milliards € selon Christian Ott (économiste Natixis, juillet 2012) via les prêts accordés à la Grèce, l’Irlande, le Portugal, l’Espagne, et via ses participations auprès des pare-feu européens. Quitter l’euro = quitter toute aide.
  • L’Allemagne a subi avec l’euro une dévaluation de fait par diminution des salaires, augmentation de la durée du travail, allongement du nombre d’années de cotisation pour accéder à la retraite. Si l’Allemagne redevenait autonome, sa concurrence industrielle – donc à terme politique – redeviendrait redoutable. Il y a donc de multiples avantages pour la France à rester dans l’union.
  • La sortie française marquerait l’écroulement du système euro ; nos créances – importantes – sur les pays du sud (Italie et Espagne) ne seraient pas remboursées et certaines de nos banques feraient faillite, donc seraient nationalisées – et pèseraient sur le Budget.
  • Comme les deux tiers de nos échanges économiques se font avec l’Europe, quelles mesures de rétorsion prendraient les autres pays ?
  • L’abandon de l’union monétaire implique l’autarcie, donc l’appauvrissement : ce qui sera produit en France sera plus cher en raison du niveau de vie relatif du pays, ce qui sera importé sera plus cher en raison de la dévaluation du néo-Franc, des droits de douane ou contraintes phytosanitaires.
  • La fin de la discipline, sur l’exemple allemand, ferait retomber le patronat français dans sa paresse du passé : peu d’investissements, crainte de l’innovation, monopoles protégés par la puissance publique, ballon d’oxygène des dévaluations régulières, paix sociale par l’inflation auto-entretenue.
  • Les talents et les jeunes diplômés choisiront encore plus le large – et la liberté – qu’un pays préoccupé des vieux, du rural et du petit commerce.
  • La priorité nationale pour l’emploi et l’immigration choisie limitée (comment ?) à 10 000 entrées par an, ne permettront pas d’abaisser le chômage, contraint par la baisse programmée du nombre de fonctionnaires, le renchérissement de l’énergie importée et les moindres exportations…

3/ Social :

Le souverainisme se veut un pansement social pour les catégories d’électeurs du FN : ouvriers, employés, retraités, petits-commerçants et artisans, agriculteurs et pêcheurs.

  • Mais le patriotisme économique par le soutien au petit commerce ne sera pas compensé en termes de coûts par la simplification bureaucratique et la baisse d’impôts pour PME et entrepreneurs individuels.
  • La politique agricole française et la protection de la pêche dans la zone économique exclusive coûtera au budget national, même si l’outremer se trouve ainsi valorisé.

Pour compenser la perte économique par la fierté symbolique, promotion de l’ethnos français :

  • Suppression du droit du sol, naturalisation sous conditions strictes,
  • Interdiction de la discrimination positive à l’embauche et renvoi des étrangers chômeurs,
  • Pénalisation du « racisme anti-français », suppression des subventions aux lieux de culte et interdiction des signes religieux ostentatoires.
  • Réduction des budgets sociaux aux immigrés et politique nataliste : revenu de 80% du SMIC aux parents à partir du 2e enfant ; allocations familiales réservées aux familles dont un parent au moins est français
  • Un enfant devient un adolescent pénalement responsable de ses actes dès 13 ans, en apprentissage dès 14 ans (comme au moyen-âge où les rois se mariaient dès la puberté)
  • Refus du mariage gai (mais maintien du PACS), lutte contre l’avortement (mais pas abolition)
  • Solidarité organique entre les générations et régime contre la dépendance.

2012 1974 score-fn

En bref, un programme pour figer une France d’hier, immobile, essentielle : le retour aux années 1960 d’industrie forte, de gaullisme politique, d’autorité sociale et d’immigration marginale. Une sorte de pétainisme, mais revu XXIe siècle, qui irrigue souterrainement la psyché française – y compris à gauche – sous la forme d’un abandon masqué par le volontarisme bonapartiste. Le monde va plus vite et plus fort ? Levons le pont-levis, protégeons notre petite vie tranquille. Ce serait l’idéal suisse, si la Suisse ne montrait justement qu’on peut être sûr de son identité et plus démocratique, toujours ouvert sur le monde… A condition de se prendre en main.

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