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George Orwell, La ferme des animaux

Fort de son expérience stalinienne en Catalogne et devant l’irénisme de la presse anglaise qui encense le régime soviétique au nom des intérêts de la guerre mondiale, George Orwell décide d’écrire une fable à la Swift. Il se fonde sur le conte enfantin des gentils cochons de Beatrix Potter pour délivrer son message simple : chaud le cochon ! comme Brassens chantait gare au gorille.

« Maréchal, le vieux verrat primé au concours des blancs-moyens » a fait un rêve après « avoir eu le bonheur de méditer lorsque j’étais seul dans ma soue ». En bref, nous animaux menons « une vie misérable, laborieuse et brève » avec tout juste à manger pour nous garder en vie alors que le terrain est riche et la ferme prospère. « Pourquoi ? (…) parce que tout le produit de notre travail, ou presque, nous est confisqué par les humains ». Le seul problème qui fait obstacle au bonheur est donc l’Homme et la seule solution est de s’en débarrasser. « C’est là mon message, camarades, le Soulèvement ! » Nous deviendrons alors « riches et libres » et vivrons nus, sans vêtements plein d’affectation de rang social. Unité et camaraderie et nous vaincrons. Mon rêve : « un âge d’or vous est promis (…) nous recevrons tout en partage ».

Les cochons – qui sont considérés comme les plus intelligents des animaux domestiques – s’emparent du sujet et poussent les autres à la révolte au nom de la doctrine : l’Animalisme. Le plus gros, le plus méfiant et le plus habile s’appelle Napoléon et (tout comme le vrai Napoléon Bonaparte) capte la révolte à son profit pour s’emparer du pouvoir. Il est aidé de Boule-de-Neige, industrieux et actif, qu’il poussera vers la sortie avant de l’accuser de trahir et d’en faire un espion à la solde des Hommes. Il s’entoure d’une garde prétorienne de molosses élevés par lui tout petits qui grondent et mordent tous les opposants. Le culte de sa personnalité infaillible et suprême s’impose par la terreur – et les animaux qui se croyaient libérés se retrouvent dans des rets encore plus serrés, travaillant du matin au soir et même le « dimanche socialiste » pour engraisser les cochons qui se sont instaurés « intellectuels » et dirigeants et boivent tout le lait, mangent toutes les pommes, se vautrent dans les lits de la ferme et éclusent la bière et le whisky des réserves, trafiquent avec les fermes voisines, tandis que le bas peuple des moutons et autres volatiles assez bêtes trime et reste exposé aux intempéries.

Pour l’époque, l’allégorie est transparente : le vieux verrat est Karl Marx, juif barbu qui a engendré des cochonnets sans jamais s’en occuper et médité dans sa soue pour accoucher d’un rêve socialiste où demain on rase gratis ; Napoléon est le grand Staline Père des peuples et tyran sanguinaire qui n’hésite pas à éradiquer ses ennemis par le pic ou l’autocritique publique avant mise à mort ; Boule-de-Neige est Trotsky, organisateur de l’armée rouge et fidèle lieutenant mais juif et trop intelligent pour le rusé géorgien qui le chasse du gouvernement puis du parti avant de le faire assassiner au Mexique car il n’y a qu’un seule trône pour tous les cochons.

Mais l’œuvre transcende les époques en faisant méditer sur le mythe de « la révolution ». Tout changer fait qu’au fond rien ne change : l’élite se renouvelle mais elle reste un pouvoir qui exige et opprime. La leçon des Animaux est que « le peuple », bien que niais, doit rester vigilant sur le respect des valeurs pour lesquelles la révolution est faite : l’égalité, la camaraderie, le partage. Cela est du bon sens, du sens moral, de la décence commune que chaque humain possède en partage. Lorsque le lait mystérieusement disparaît, personne ne s’en préoccupe, or il a été donné aux cochons ; lorsque les pommes sont gardées pour eux par les cochons et que les murmures sont réprimés comme les marins de Cronstadt qui réclamaient que le pouvoir reste aux soviets et n’aille pas au seul pari bolchevique, la dictature s’installe – et nulle dictature n’est jamais bienveillante.

Or l’inégalité est dans la nature humaine, c’est toute la fonction du droit de poser des principes d’égalité de dignité et de voix. Le cochon, « plus intelligent », commande aux chiens, voués à la garde, aux chevaux, dont le rôle est de travailler en bête de somme, et aux moutons, destinés à se faire tondre comme aux poules, dont la fonction est de se faire plumer puis rôtir. Les « travailleurs pleins de bonne volonté, d’agréables camarades, mais parfaitement stupides » se feront toujours avoir par les pervers narcissiques qui accaparent le pouvoir à leur seul gloire et profit. Seul le débat démocratique, les règles de droit et les contrepouvoirs permettent de tempérer et de corriger cette pente naturelle des plus doués à s’imposer « naturellement ». Le mécanisme du césarisme est clair et le fascisme rouge communiste comme le fascisme brun mussolinien ou nazi ou le fascisme noir polpotiste restent des tyrannies dans lesquelles les dirigeants commandent sans contestation possible et vivent bien tandis que le bas peuple obéit et subit dans des conditions minimales. L’idéologie, en substitut de religion, justifie tout cela. Aujourd’hui c’est le cas en Chine de Xi, en Russie de Poutine, en Turquie d’Erdogan, en Inde de Modi ; cela a failli être le cas des Etats-Unis de Trump (mais les contrepouvoirs l’ont emporté), c’est en partie le cas en Hongrie d’Orban et en Pologne de Morawiecki, cela sera peut-être le cas en France de Marine Le Pen. Que « le peuple » ne se leurre pas : le grand chamboulement n’est jamais à son avantage car ce sont les plus durs qui gagnent.

La révolution ne peut qu’être l’affaire de chacun et pas seulement des intellos en chambre (ou en soue), et faire table rase du passé est le meilleur moyen d’imposer la force sans aucun recours. Car l’histoire humaine nous apprend que le meilleur comme le pire ont toujours cohabité en l’humain et qu’il faut composer avec, l’expérience montrant que seules les règles de droit, débattues et contrôlées, permettent d’endiguer le pire tandis que le meilleur ne parvient que par à-coup, mais c’est le prix à payer pour une liberté minimale et une relative prospérité. Ce qu’on appelle le régime démocratique. Car l’Âge d’or n’a jamais existé et le régime parfait n’existe pas.

George Orwell, La ferme des animaux (Animal Farm – A Fairy Story), 1945, Folio 2021, 176 pages, €4.50 e-book Kindle €3.99

George Orwell, Œuvres, édition de Philipps Jaworski, Gallimard Pléiade 2020, 1599 pages, €72.00

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L’échec du socialisme réel

Staline est mort en le 5 mars 1953, il y a 60 ans, dans les larmes du journal communiste français. On veut surtout s’en souvenir comme l’un des vainqueurs de la Seconde guerre mondiale. Mais il n’a pas été pour rien dans l’échec du « socialisme réel » (ainsi les régimes communistes nommaient-ils leur pratique gouvernementale). Lequel socialisme devait n’être qu’une étape provisoire du communisme – toujours resté une utopie.

Staline mort Humanite

Le messianisme historique vient clairement de Marx. Il provient de sa croyance absolue d’avoir raison, d’avoir découvert les Lois de l’Histoire et le processus de transformation des sociétés humaines. Une telle certitude “scientifique” pousse les disciples au fanatisme. Le système sera porté à éliminer les importuns, par le massacre, la famine, le goulag ou l’exil.

Le cynisme socialiste vient de Lénine. Le léninisme se veut la science marxiste appliquée. Vladimir Ilitch a toujours su adapter la stratégie aux possibilités du moment, et reculer pour mieux avancer par la suite. Mis en minorité, il nie la signification du vote et sort de l’Iskra peu après le Congrès de Bruxelles. Puisque les Bolcheviks y sont minoritaires, le journal ne représente plus la majorité “réelle”, et Lénine transporte le centre du parti ailleurs. Il fera de même lors de la prise du pouvoir, en dissolvant l’Assemblée constituante.

La ‘politique du possible’ a été mise en pratique par Staline. Il n’a fait que prolonger le cynisme léniniste de façon systématique et avec absence de scrupules. Il a appliqué ce que Zinoviev nomme le “principe le l’Impératif” : « s’étendre dans toutes les directions possibles; pénétrer partout, dans toutes les organisations, les pays, les continents; avoir des hommes à soi partout; jeter le trouble, brouiller les cartes, semer la zizanie; faire exécuter les “sales” besognes par autrui; travailler à créer sa supériorité; intimidation; chantage ; promesses; mensonges; accepter, tout en continuant à agir comme on l’entend ; impliquer tout le monde dans son jeu; renforcer la “cinquième colonne” par tous les moyens ; voler les découvertes et les inventions; monter des spectacles grandioses, dans le but de tromper et de mystifier. Staline a fait de Lénine “l’homme devenu mausolée” et de “sa pensée un bunker théorique dans lequel on peut se retrancher à tout moment. »

La dictature partisane soviétique est née de cette réduction de la croyance en philosophie, de la philosophie théorique en pratique politique, de la politique en obstination et paranoïa d’un groupe restreint tremblant devant le Secrétaire général Staline.

Science politique sovietique fr

La politique de puissance vient des conditions historiques : du refus des peuples à se laisser “libérer”, telle la Pologne en août 1920. Pillage des peuples, frontières rectifiées, finlandisation et intervention militaire sont les procédés gradués et concentriques de la consolidation de l’ego stalinien. Alexandre Zinoviev dit du système soviétique qu’il a une tendance générale à l’expansion, qu’il « est comme l’eau dès qu’il y a une fissure ».

L’échec économique est dû à la négation de toute réalité économique pour motifs idéologiques. La politique a toujours raison et Marx a « scientifiquement » découvert les Lois de l’Histoire. La nature comme les hommes doivent s’y plier. Lénine espère en 1917 le miracle de la Révolution mondiale en trois semaines. Staline attend des miracles de la collectivisation des terres et de l’industrialisation forcée. Khrouchtchev croit au miracle économique de l’exploitation des terres vierges. Brejnev croit aux miracles engendrés “scientifiquement” par l’introduction de la chimie dans l’agriculture. Gorbatchev dira que les dirigeants ont craint de faire confiance aux hommes pour réaliser le socialisme – mais il n’était pas question que les masses, “ignorantes” et “secrétant du capitalisme à chaque minute”, prennent en main leur destin : c’était le rôle de leur “avant-garde éclairée“, le Parti.

La réalité ne colle jamais avec l’idée. Les prophéties ne se réalisant pas, il fallait sauver avant tout la doctrine et le système. Le responsable, c’est l’ennemi, bouc émissaire commode qu’il faut dénoncer et détruire – sans cesse. La coercition commence avec Lénine, qui a écrit de sa main l’essentiel des articles du premier Code pénal soviétique. Aidé de Trotski qui crée la Tcheka, ancêtre du KGB, et organise l’Armée rouge, impitoyable en 1919 aux insurgés de Makhno et en 1921 aux marins de Cronstadt. Staline développera les camps et un système policier universel fondé sur les complots permanents. Khrouchtchev puis Brejnev qualifiera les dissidents de malades ; ils les enverront « soigner » leur mécréance envers le Parti omniscient en hôpitaux psychiatriques.

Il faut donc « mobiliser » tout le monde et tout le temps. Le socialisme est une guerre de tous les instants contre tous et tout. L’utopie doit vaincre le réel puisqu’elle est crue « scientifique ». Pour Vladimir Boukovsky, l’URSS « n’est même pas un État dans le sens habituel du mot, mais une base militaire et un centre de subversion universel. Toutes les structures sont organisées en fonction de cet objectif, et le système ne peut exister qu’en état de guerre permanente ».

Les gloses pour partager les responsabilités et chercher à quel moment le socialisme a “dérapé”, n’ont pas de sens : la foi est totalitaire parce que les affidés sont certains d’avoir raison. Le parti n’a pu survivre que parce qu’il s’est montré impitoyable aux errements et aux compromis. L’idéologie n’a pu s’adapter que parce que le marxisme est aussi une théorie pour l’action. L’idéologie est un sentiment d’appartenance à « une cohorte cooptée de privilégiés à haut risque », selon l’expression d’Annie Kriegel.

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On perçoit ce regret “de gauche” que l’utopie n’ait pas été mieux servie. Charger Staline de l’échec du socialisme « réel » permet de conserver une image pure des origines de la Révolution et de la « pensée Lénine », voire de la philosophie historico-économique de Marx. Les ressources de la dialectique remplacent l’élan. L’évolution historique étant un processus qui avance en surmontant les contradictions, il est toujours aisé de faire du présent un moment charnière d’”intensification” des contradictions qui oblige à une vigilance accrue. L’entreprise prométhéenne du Progrès, bien ancrée parmi les militants du parti tient au volontarisme léniniste. Les Bolcheviks considèrent que la conscience peut agir sur l’histoire (d’où leur confiance dans les vertus d’un parti hautement centralisé). Cette vision des choses n’était pas contenue dans Marx, puisque Plekhanov et les Mencheviks considéraient la révolution comme le fruit d’un développement historique naturel. Jacques Attali l’attribue à la mauvaise influence des bismarckiens sur le parti communiste allemand.

Toute la littérature populaire des années 1920 met en scène le conflit entre les forces du Progrès (la Science, la Culture, les jeunes athées, les paysans pauvres et les ouvriers agricoles alliés du prolétariat urbain), et les forces réactionnaires (la religion, le paysan riche, le commerçant, le pope, l’étranger). François Hollande et son gouvernement anti-riches et pro-recherche aujourd’hui obéit à la même ligne mythique. Dans cette vision manichéenne l’illettré, aidé du militant du parti, accède aux Lumières. Au concret, il faut commencer par transformer la nature. C’est la manie obsessionnelle de Staline après la Deuxième Guerre mondiale avec le Plan de 1949, les théories de Mitchourine sur les caractères acquis et celles de Lyssenko sur l’agrobiologie. Il s’agit de pousser à l’extrême la quête occidentale résumée par Descartes de se rendre « maîtres et possesseurs de la nature. » Le poète Vladimir Maïakovski traduisait ainsi cet élan prométhéen du socialisme enfant :

     « Nos pieds, c’est la fuite foudroyante des trains ;
     Nos mains, ce sont les vents qui soulèvent la poussière du monde,
     Nos signatures, ce sont les navires – nos ailes, les avions. »

Il y avait de la grandeur là-dedans ; mais aussi du mépris pour l’humain. Trois générations, 60 ans après la mort de Staline et presqu’un siècle après la révolution d’Octobre, on voit ce qu’il en fut : une caste de vieillards chassés par la biologie, des catastrophes écologiques sans nom (Tchernobylmer d’Aral), une économie en ruines, une fuite massive des citoyens de l’Est dès que le Mur est tombé. Et une aspiration des peuples ex-socialistes à suivre le capitalisme le plus pur, le modèle américain des mafias, affairistes et cow-boys sous Poutine

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