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Michel Eltchaninoff, Dans la tête de Vladimir Poutine

Dans cet essai de biographie intellectuelle du dirigeant russe, paru en 2015 et révisé début 2022, l’auteur dresse le portrait d’un apparatchik soviétique devenu président de la Fédération de Russie après dix années de chaos Eltsine. Il prend ses marques par petites touches avant de devenir « souverain démocratique » avant – péché d’orgueil – d’agresser ses « frères » d’Ukraine au prétexte de « nazisme ». Parabole de la paille et de la poutre : comment en est-il arrivé à cette extrémité qui le déconsidère définitivement ?

Poutine n’est pas philosophe ; il préfère l’histoire et le sport. « Il n’est pas un intellectuel. Il adore raconter sa jeunesse de voyou et d’espion plutôt que d’évoquer ses études à la faculté de droit de Saint-Pétersbourg » p.7. C’est un pragmatique qui veut rester au pouvoir pour imposer sa conception du bien à sa population et a gardé une façon typiquement soviétique de voir le monde. Pour lui, seules les puissances nucléaires mènent le jeu et les organismes internationaux ne sont que des Machins (comme disait de Gaulle). « Il ne souhaite pas imposer une idéologie d’État sur le mode soviétique » p.7. Mais il est aussi un réaliste, conscient – jusqu’à il y a peu – des rapports de force. « Il ne dit pas les mêmes choses aux uns et aux autres. A ses amis européens, il cite Kant et proteste de l’européanité profonde de la Russie. Mais lorsqu’il se rend en Asie (…) c’est différent (…) il charge l’Occident et sa politique humanitaire » p.40.

Poutine est influencé par des penseurs russes. Il n’est pas marxiste-léniniste et préfère largement Staline (le nationaliste) à Lénine (l’internationaliste). Il a évolué, non qu’il ait changé de convictions « mais il a de plus en plus osé les exprimer » p.10. Il est revanchard de la chute de l’URSS et croit en la mission de la « civilisation russe », unique en Europe, et inégalée face à une Union européenne décadente et pourrie (selon lui) par l’argent et l’immoralité, « la propagande pédophile » p.69. Il veut un développement séparé et se pose en sauveur conservateur de la chrétienté européenne. « Vladimir Poutine, étrangement, semble surtout obsédé par une question, celle de l’homosexualité » p.77. Comme Hitler les Juifs, l’homosexualité pour Poutine paraît névrotique, comme une réaction effrayée et hystérique face à ses propres démons, génétiques pour l’un, pulsions pour l’autre.

Le conservatisme de Soljenitsyne lui sied, même s’il n’en garde que ce qui l’arrange ; c’est l’URSS militaire qui a fait reculer Hitler à Stalingrad, en plein hiver et a enchanté l’imagination du jeune Vladimir. « La culture de la guerre permanente est aussi celle de la victoire. Et celle-ci, aux yeux des dirigeants russes et soviétiques, donne des droits » p.19. Il s’agit d’une « supériorité morale dans les relations internationales » à défendre les positions russes fondamentales – d’où la revendication sur l’Ukraine pour « réparer le mal » p.25 dû à la chute de l’empire soviétique. L’humiliation de l’intervention Otan en Serbie et au Kosovo doit être vengée. D’où l’Ossétie du sud, la Crimée, les républiques séparatistes du Donbass. Laissez-le faire et il fera comme Hitler avec les territoires irrédentistes peuplés d’Allemands avant la Seconde guerre mondiale : il les annexera sans procès, avec l’habillage juridique adéquat (demande du pays frère, référendum en urgence, vote de la Douma) – ou par la guerre ouverte.

Ivan Ilyine est son penseur de référence, dont l’acteur et cinéaste Nikita Mikhalkov lui a parlé. Spécialiste de Hegel opposé à la révolution de 1917 et expulsé d’URSS en 1922, il « veut démontrer qu’on ne viole pas l’éthique chrétienne – à laquelle il se rattache – lorsque l’on s’oppose au mal, au besoin par la force » p.47. Poutine l’appliquera aux Tchétchènes, aux oligarques antagonistes (14 morts par « suicide » de plusieurs balles depuis quelques mois), à l’Otan, à l’opposition démocratique. Selon Berdaiev, Ilyine « a été contaminé par le poison du bolchevisme » p.48 : au nom du bien absolu il s’oppose par la force au mal. D’ailleurs Ilyine encensera les nazis en 1933, la fusion autour de l’idée nationale, l’éducation patriotique de la jeunesse, la défense de la famille traditionnelle, minimisant la persécution des Juifs. A la fin de sa vie, Ilyine penchera plutôt pour Franco et Salazar. Poutine, en effet, se montre de plus en plus conservateur chrétien autoritaire, comme ces deux-là – et comme Pétain. D’où le panégyrique de réhabilitation de Zemmour, très tenté par la vision Poutine, sur le maréchal.

La verticale du pouvoir – la dictature démocratique- et la démocratie souveraine – le nationalisme missionnaire – sont contenus dans Ilyine et repris avec délectation par Poutine. L’hégélianisme se retrouve dans une conception de la Russie comme acteur accomplissant l’Histoire, un « organisme historiquement formé et culturellement justifié » p.56. Un être original d’Eurasie selon Lev Goumilev, troisième continent, monde à part, voire troisième Rome. Que Poutine construit comme une Union européenne avec l’Union eurasiatique. Sauf qu’avec 145 millions d’habitants entre 500 millions d’habitants ouest-européens et les 1,4 milliards de Chinois, c’est plutôt mal parti ! D’où la hantise de l’homosexualité, de la « pédophilie » et du transgenre chez Poutine, qui restreint l’adoption d’un enfant russe par un étranger, la propagande homosexuelle dans les médias, les droits des LGBT, l’avortement. A noter que lui-même n’a eu que deux enfants, deux filles.

Leontiev est un autre penseur fétiche de Poutine. Aristocrate aventurier et mystique, il « hait l’Europe moderne » de la liberté, de l’égalité et de la laïcité et « exalte au contraire les formes sévères et hiérarchiques de l’Église byzantine » p.73. Il prophétise qu’une Europe fédérale finira par engloutir la Russie, cet « Etat-civilisation » où la diversité devient unité. La Révolution conservatrice allemande, si chère aux yeux d’unhttps://argoul.com/2015/05/25/alain-de-benoist-memoire-vive/ Alain de Benoist, est proche de Leontiev ; elle a préparé le nazisme. Elle prépare « la voie russe » pour Poutine, influencé aussi par Nicolas Danilevski qui proposait, en 1871, « une union de tous les Slaves sous la direction de la Russie » p.95. Pour eux – Danilevski et Poutine – « la lutte avec l’Occident est le seul moyen salutaire pour la guérison de notre culture russe, comme pour la progression de la sympathie panslave » p.96. Ses arguments – comme ceux des nazis – sont issus, écrit Eltchaninoff, des sciences naturelles « par la doctrine des races et des types d’évolution » p.98. Rien de moins.

Le chapitre X de cette édition augmentée fait le point depuis 2015 : il s’agit d’une « montée aux extrêmes ». D’où la Crimée, la Syrie, l’Ukraine – demain qui ? Les pays baltes ? La Géorgie ? La Moldavie ? Dans Les démons de Dostoïevski, un livre favori de Poutine, le nihiliste révolutionnaire donne la clé du succès en politique : « l’essentiel, c’est la légende. Pour obtenir le pouvoir et le garder, il faut remplacer les nuances de la réalité par la flamboyance du récit sacré, puis appliquer ce mythe à ce qui existe, au prix de la violence » p.196. Tout le programme du dictateur Poutine, comme celui des prétendants dictateurs que sont Zemmour, Le Pen, Mélenchon – ou Rousseau. L’archéo-conservateur antimoderniste « Poutine rend à la Russie sa vocation idéologique internationale. Le conservatisme identitaire doit devenir un phare pour tous les peuples du monde » p.171.

Nous avons au contraire, en Europe occidentale, le mythe de la vérité et de la liberté, des nuances de la réalité et du débat contradictoire. Nous comprenons Poutine, nous le combattons.

Un grand livre bien écrit et de lecture passionnante, en plein cœur de l’actualité.

Michel Eltchaninoff, Dans la tête de Vladimir Poutine – édition augmentée, 2022, 198 pages, €7,50 e-book Kindle €7,49

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