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Affreux, sales et méchants d’Ettore Scola

L’Italie populaire dans toute sa répugnante splendeur, loin de lidéalisme du peuple prolétaire sain des communistes ou des fascistes, vue par l’œil acéré et moqueur d’Ettore Scola. Une smala des Pouilles – qui évoque le mot pouilleux – s’entasse en bidonville à Rome, sur une huitième colline d’où l’on aperçoit le dôme de Saint-Pierre. Ils sont une vingtaine de tous âges à vivre sous le même toit de tôles et de cartons, mêlés dans la promiscuité des nuits moites, forniquant sur leurs grabats sans souci des gosses ni des autres. Une païennerie de sauvages très années post-soixante-huit, loin de Dieu, avec le rut en point d’orgue et le lento de la morale immémoriale et du pater familias omnipotent méditerranéen.

Giacinto (Nino Manfredi) est un dieu tonnant, borgne comme Polyphème, propriétaire d’un million (de lires) touchés par l’assurance pour avoir perdu un œil au travail. Il ne fait plus rien, se laisse vivre, maugréant cependant contre tous ces « parasites » d’enfants, petits-enfants, beaux-fils, brus et conjointes qui ne cessent de copuler et d’en faire d’autres, des bouches à nourrir et des culs à vêtir. Tous sont mal foutus, même le chien n’a que trois pattes. Un fils a perdu une jambe, un autre est cocu, Fernando est à la fois pédé et travelo (Franco Merli, qui a joué dans les films de Pasolini Salô ou les 120 journées de Sodome) – ce qui ne l’empêche pas de sauter sa belle-sœur par derrière car, lorsqu’elle se lave les cheveux, non seulement elle ne sait pas qui c’est mais elle ressemble à un garçon. Giacinto, qui le voit gobe un œuf – symbole de la fécondation à venir… Une fille couche, une autre fait le tapin, une dernière travaille comme aide-soignante chez les bonnes sœurs, une de 14 ans « fait des ménages » (n’ayant encore « rien à montrer ») – mais elle sera en cloque à la fin. De qui ? Quelle importance – « c’est toujours la famille » ! Quant à la mémé (Giovanni Rovini), elle touche une pension et tous les gars vont avec elle à la Poste pour se la partager ; elle n’a droit qu’à une sucette, comme les gosses les plus grands, et regarder la télé.

Au matin, la fille adolescente de 14 ans sort en bottes jaunes avec une série de seaux à remplir à la fontaine. Les garçons entre 16 et 20 ans sortent leurs scooters et motos et font un rodéo dans le bidonville, soulevant la poussière et envoyant à la gueule de chacun leurs gaz d’échappement. Ils partent « en ville » effectuer des vols à la tire, de petits larcins, tandis que l’unijambiste mendie et planque sous lui les sacs à main volés à l’arrachée aux touristes naïves. Les vieux se placent en rang sur un muret comme des corbeaux de mauvais augure et fument, en silence, regardant leur monde qui fuit. L’adolescente rameute tous les gosses jusqu’à 12 ans pour aller les encager au cadenas dans un enclos où ils ne pourront se perdre ni faire de bêtises. Cela jusqu’au soir où ils seront délivrés, jouant entre temps à des riens, du bébé sachant à peine marcher au préadolescent qui grimpe par-dessus les grillages. Lui, la culotte lourdement effrangée et le tee-shirt troué, n’hésite pas à aller aux chiottes tanner son grand-père pour obtenir mille lires pour le litron de vin qu’il doit aller acheter. Lorsqu’il « fait ses devoirs » devant sa mère qui émince des légumes et sa mémé plantée devant le petit écran à regarder des jeux idiots, c’est pour regarder sans vergogne des revues porno que la voisine, très fière de sa fille bien foutue (dans tous les sens du mot) qui pose nue dans les magazines et se fait payer pour cela. Une pute ? « Non, elle travaille ! »

C’est truculent avec quelques clins d’œil à Fellini pour la pute aux gros seins et à Ferrari pour la grande bouffe. Car le vieux qui ronchonne sans cesse, rabroue chacun en le traitant de fainéant et de cocu (et lui alors ?), couche avec son fusil chargé, tabasse sa grosse et tire sur un fils à le blesser. C’est un boulet. Ne va-t-il pas jusqu’à ramener une grosse pute à la maison (Maria Luisa Pantelant) et à la faire coucher dans le lit matrimonial (taille large) avec lui et sa propre femme Mathilde (Linda Mortifère) ? Les fils adultes en profitent et, lorsqu’il a le dos tourné quelques instants, s’activent sur la pute en cadence. Mais la mama en a marre ; elle veut le faire disparaître et l’expose à la famille dont les enfants ont été emmenés dehors, en coupant du poumon de bœuf sanguinolent. Rien de tel, après le baptême à l’église d’un énième dont Giacinto est le parrain, que la mort aux rats versée à poignée dans un plat succulent des spaghetti à la tomate et aux aubergines grillées, un délice. Giacinto s’empiffre sous le regard attentif des autres, mais il est inoxydable, les pauvres sont impayables et increvables. Et la chimie au rabais pas très efficace contre les rats. Il s’en sort après quelques vertiges et vomissements. Il décide alors de faire cramer toute la volière hostile et arrose d’essence la baraque avant d’y foutre le feu. Mais tous s’en sortent, y compris mémé en chaise roulante. Tous rebâtissent et refont le plein de matelas. La pute reste.

Et le vieux ne trouve rien de mieux pour les faire chier que de vendre son baraquement « avec le terrain y attenant » à une famille immigrée du sud en quête d’un logement pas cher. Sauf que rien ne se passe comme prévu, la matrone refuse et fait disparaître « l’acte de vente sous seing privé » – réputé dès lors n’avoir jamais existé – tandis que Giacinto surgit dans une vieille Cadillac qui peine à monter les côtes, achetée avec le produit de cette vente. Sans savoir conduire ni se conduire, il fonce dans le tas et le gourbi s’écroule presque. Tous le retapent et l’agrandissent ; ils vivront désormais à deux familles, à tu et à toi sous le même toit…

De la réalité cynique du bidonville réel de Monte Ciocci à Rome, avec vue sur le Vatican chrétien qui chante « heureux les pauvres car ils verront Dieu » en se vautrant dans le lucre et (on le découvrira plus tard) le stupre, Ettore Scola en néo-réaliste fait une farce radicale. Le confort petit-bourgeois agité par la société de consommation des années soixante et soixante-dix corrompt les prolétaires qui ne peuvent y accéder. Il les corrompt. Leur obsession du fric les fait voler, tromper, se prostituer. Le moindre argent devient un magot soigneusement planqué en avare pour éviter les convoitises. Le tous contre tous n’est contrebalancé que par le souci de bâfrer et de ronfler (après la baise), au chaud sous le même toit. On se hait à cause du système social mais on ne peut humainement vivre qu’ensemble. Un film d’une bouffonnerie noire très années 70.

DVD Affreux, sales et méchants (Frutti, sporchi e cattivi), Ettore Scola, 1976, avec Francesco Anniballi, Maria Bosco, Giselda Castrini, Alfredo D’Ippolito, Giancarlo Fanelli, Carlotta Films 2014, 1h51, €9,35, blu-ray €9,75

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La chasteté est un vice, selon Nietzsche

Nietzsche parle de la chasteté dans un court chapitre des Discours, la première partie d’Ainsi parlait Zarathoustra. Pour lui, la lubricité est un vice mais son contraire, la chasteté aussi. Le milieu juste est pour Nietzsche « l’innocence ». Celle de l’animal, celle de l’enfant. L’innocence est pureté, y compris dans la sexualité. Le plaisir innocent fait du bien au corps, donc aux passions, donc à l’âme. Le réprimer, le contraindre, fait surgir du vice.

« On vit mal dans les villes : trop d’humains y sont en rut. » Et de citer la « femme ardente », et l’homme dont « l’œil le dit assez – ils ne connaissent rien de meilleur sur la terre que de coucher avec une femme. Ils ont de la fange au fond de l’âme. » Ce que disent Orban et Poutine, au fond, ces autoritaires qui veulent tout régenter, même au lit.

Est-ce à dire que Nietzsche est puritain ? Que non pas ! « Vous ai-je conseillé de tuer vos sens ? Je vous conseille l’innocence des sens. » L’homme et la femme en rut sont des animaux – mais sans l’innocence de l’animal. Leur esprit fantasme, détourne, illusionne. L’humain n’est pas « un animal parfait » ; il n’est pas innocent. C’est ce que signifie chez les chrétiens le « péché originel », que Nietzsche reprend inconsciemment avec toute sa culture et son éducation protestante – et contre laquelle il se révolte. « Tuer les sens » est un non-sens pour lui car, comme chez les Antiques, l’humain est pour Nietzsche composé de trois étages liés à jamais : les instincts du ventre et du bas-ventre, les passions du cœur et la raison de l’esprit alliée à la spiritualité de l’âme.

« Vous ai-je conseillé la chasteté ? Chez quelques-uns la chasteté est une vertu, mais chez beaucoup d’autres elle est presque un vice. » Car l’abstinence n’est pas de tout repos sans prédispositions naturelles. Réprimer la libido a des conséquences sur le corps et sur l’âme, un désir sans fin, exacerbé par ce qu’il voit et n’ose pas toucher, des fantasmes de plus en plus outrés – jusqu’au passage à l’acte qui est une libération des tensions (physiques, morales, fantasmatiques). Le plus souvent au détriment des victimes : par le viol, le plaisir égoïste non partagé, le meurtre. « La chienne Sensualité transparaît, pleine d’envie, dans tout ce qu’ils font. » Il faut lire tous ces censeurs des réseaux sociaux, « indignés » des méfaits sur la femme, des touches sur enfant ; chaussés de lunettes moralisatrices, ils voient du vice dans tout ce qui s’écarte de leur étroite norme neutre : dans le torse nu des garçons, dans le nombril nu des filles, dans les shorts hauts sur les cuisses, les chemises trop ouvertes, les seins provocants sous les tee-shirts moulants… Leur regard moral est sale, pas les êtres innocents. « Nombreux sont ceux qui, voulant chasser leurs démons, se sont transformés en pourceaux. »

Un conseil de Nietzsche : « Si la chasteté vous pèse, il faut vous en détourner de peur qu’elle ne devienne le chemin de l’enfer – je veux dire de la fange et de la fournaise de l’âme. » L’enfer pour le philosophe n’est pas dans l’au-delà des religions mais ici-bas dans l’âme, dans les vices fantasmés (la fange) et la tension insupportable (la fournaise). Le « malpropre » de la morale bourgeoise chrétienne est la chair mais, pour Nietzsche « ce n’est pas ce qu’il y a de pire ». La chair est innocente et le plaisir doit être vécu comme tel, dans le consentement affectif et raisonné des adultes entre eux comme des enfants entre eux – car les enfants sont aussi une sexualité, même si elle n’est pas encore génitale. Freud et ses suivants l’ont amplement montrés, même si l’aujourd’hui ne veut plus le voir. Ce n’est pas le « malpropre » mais le « bas-fond » qui répugne à Nietzsche, le bas-fond où l’innocence est bafouée, niée, piétinée.

« La chasteté n’est-elle pas sottise ? Mais cette sottise est venue à nous, nous ne sommes pas allés vers elle. » La sottise est un abêtissement de l’homme, sans l’innocence de la bête. Une morale volontaire qui tord le plaisir au nom d’un principe sans fondement. Elle n’a rien de naturel. Au contraire des humains chastes de nature, mais qui ne sont pas la majorité : pourquoi donc en faire une injonction générale ? « En vérité, il y a des hommes foncièrement chastes : ils sont plus doux de cœur, ils rient mieux et plus souvent que vous. »

Les moralistes sexuels sont des sots. Ils prennent pour de la vertu ce qui n’est que répression du désir naturel ; ce faisant, ils mettent leur cocotte animale et mentale sous pression et voient partout du sexe, jusqu’à en être obsédé… chez les autres. Et parfois ils dérapent dans le crime, juste pour se soulager de cet insupportable. Selon Nietzsche/Zarathoustra, mieux vaut vivre naturellement, innocent en sexe comme dans le reste, car nous sommes humains, pleinement humains.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

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La Nuit de Varennes d’Ettore Scola

20 juin 1791, c’est l’été, déjà les moissons battent leur plein dans l’est de la France. Le roi Louis XVI, sa femme Marie-Antoinette et ses deux enfants, Madame Royale et le Petit mitron futur Louis XVII déguisé en fille, s’enfuient nuitamment du palais du Louvre vers la frontière allemande. C’est le basculement d’un monde, le passage de la vieille monarchie héréditaire de droit divin fondée sur la naissance à un monde nouveau (titre italien du film), démocratique et égalitaire. La fuite du roi est le constat d’un compromis impossible : ou le roi règne, ou il s’efface.

L’originalité du film, tiré du roman de Catherine Rihoit, La Nuit de Varennes ou l’Impossible n’est pas français, est d’aborder l’événement par les marges. Cet éclairage indirect par des témoins, des voyageurs, des paysans et des écrivains souligne les reliefs. On ne voit point le roi, seulement son apparence : les souliers à talons hauts dans l’auberge où il est arrêté, le costume de prestige qu’il aurait dû porter pour la revue des troupes à Montmédy. Le roi n’est qu’un décor symbolique, ; la personne de chair ne compte pas. Il est d’ailleurs indécis et lâche, selon ce qu’on dit ; il sera digne sous la guillotine. En attendant, à quoi sert-il ? Le peuple a pris le pouvoir et Marat tonne contre les traîtres et les complots. Le roi n’est qu’un otage pour sauver les apparences de l’unanimité du peuple : c’est bien l’Assemblée seule qui gouverne, écartelée entre factions, et pas le peuple. Elle est elle-même de plus en plus « guidée » par une faction au détriment des autres, ladite faction de plus en plus soumise au chef qui émerge en elle – ce qui donnera la Terreur – mais « le peuple » ne le sait pas, éternels gilets jaunes jamais futés qui braillent mais ne se mouillent pas, faute de savoir, faute de vouloir.

Nicolas Edme Restif Restif de La Bretonne (Jean-Louis Barrault) est un fils de métayer de l’Yonne, typographe et graphomane qui publie des œuvres autobiographiques érotiques tout en poursuivant des Nuits de Paris en son temps. Il a 57 ans lorsque le roi fuit, de nuit, et il est requis involontairement pour porter un mystérieux paquet à la voiture d’une comtesse qui part à minuit en berline. Cela intrigue le fouineur et il part suivre la voiture par la berline des Messageries royales vers Metz. Mais le coiffeur de la grande dame, le précieux inverti Monsieur Jacob (Jean-Claude Brialy) presse le cocher de fouetter tandis que Restif bavasse ici et là au lieu de se précipiter pour acheter son billet. Il doit louer un cheval de poste pour tenter de rattraper la diligence.

Il rencontre en chemin Giacomo Casanova (Marcello Mastroianni), immortel auteur d’une Histoire de ma vie, qui voyage incognito sous le nom de comte de Seingalt et rejoint la Bohème pour y reprendre son office de bibliothécaire du comte Joseph Karl von Waldstein. Pour lui, qui a connu le monde, la cour et les grands, la vie est un théâtre que les jeunes corps égaient. A la fin de sa vie, à 66 ans, il ne peut plus jouir comme avant et regarde le monde et les femmes d’un œil détaché des sens. Il prend Restif dans sa désobligeante – voiture à deux places inconfortable et cahotante – parce que le chroniqueur maladroit est tombé de cheval. Ils lient connaissance, ils s’admirent mutuellement, ils échangent leurs pensées sur le monde qui finit.

Restif rattrape la berline des Messageries et Casanova s’amuse à ordonner qu’on la double ; il est primesaut et joue comme un gamin. Au relais, Restif prend sa place dans la diligence malgré le coiffeur. Un peu plus loin, il croise Casanova dont la désobligeante est cassée et l’invite à venir le rejoindre jusqu’au prochain relais, le temps de la réparation. La comtesse de La Borde (Hanna Schygulla), qui s’intéresse à Restif et à ce qu’il raconte du mystérieux comte de Seingalt, ordonne à son coiffeur marri de rester sur la route à surveiller les bagages. Tous se sont faits eux-mêmes, établissant leur place au soleil dans la société malgré les déterminismes de naissance (le père de la comtesse fabriquait de la bière). Ils n’accusent pas les autres de leurs malheurs, ils prennent l’initiative de trouver le bonheur.

De relais en auberges, Casanova bâfre et se fait draguer par les donzelles de la voiture… et par le coiffeur, sa réputation lui offrant un boulevard. Mais il est fatigué et vieilli, et se contente d’en sourire. La comtesse se fait agresser par un mendiant en rut et est terrorisée ; elle a peur de ce monde hostile où l’homme est un loup pour l’homme et surtout pour la femme, et où les bas instincts resurgissent, inopprimés (il est interdit d’interdire). Ce nouveau monde populacier qui vient n’est pas le leur. Sur le passage des Messageries, les paysans à demi nus qui coupent le blé se moquent de la politique de Paris et n’ont de plaisir qu’à regarder l’étudiant (Pierre Malet) baiser sur l’impériale la camériste noire de la comtesse. Elle est prénommée évidemment Marie-Madeleine comme la pute repentie qui baisa les pieds du Christ (Aline Messe) ; il faut voir une allusion malicieuse à la grande prosternation envers la Révolution, nouveau dieu sur la terre qui exige de se faire pardonner sa compromission avec l’Ancien régime désormais honni.

Casanova regrette que les faquins se haussent du col malgré leurs inculture et leur incapacité. Ils veulent gouverner mais ne savent rien, donc se confient au premier venu à grande gueule et imposent par la terreur leur « volonté du Peuple » déifié qui ne tolère aucun écart. Ainsi sont les bêtes, qui suivent la horde et lynchent quiconque ne plaît pas à leur guide. En témoigne le garde national envoyé de Paris qui, les bottes sur la table devant des paysans de province soumis, dicte ses ordres à une fille qui sait écrire… Donnez-leur un petit pouvoir et ils se sentent immédiatement au-dessus des autres, investis d’une mission quasi divine.

Restif observe, objecte, note. Tandis que l’industriel Wendel (Daniel Gélin) se désole des grèves des ouvriers, tout juste interdites par la loi Le Chapelier, Thomas Payne l’américain (Harvey Keitel) dit comment cela se passe dans son pays, que tout repose sur la prospérité de chacun donc sur le commerce entre tous, et que « la politique » n’est pas le principal. Ce n’est pas d’elle que surgit le bonheur mais de l’activité personnelle : le bon gouvernement est celui qui offre les possibilités, pas celui qui fait le bonheur des gens à leur place.

Survient alors la nuit de Varennes où Louis XVI, déguisé en bourgeois mais occupant une berline énorme reconnaissable entre toutes avec ses six chevaux de trait, est reconnu par le maître de poste Drouet (Yves Collignon) au relais de Sainte-Menehould. Le portrait du roi orne en effet les assignats. Il ameute les gardes nationaux tandis que des ordres parviennent de Paris à chevauchées forcées depuis que l’on a constaté, à sept heures du matin, l’absence du roi et de sa famille au Louvre. Le roi est arrêté à Varennes-sur-Argonne en raison de la bêtise et de l’impéritie du marquis de Bouillé qui devait prévoir un détachement mais a donné des contrordres ineptes. Un signe de plus de la déliquescence du monde ancien, incapable de s’organiser.

Le film se termine comme il a commencé par la Commedia del arte d’une troupe italienne ancrée sur une barge sous le pont Saint-Michel. La politique est un spectacle dans lequel les figurants sont des marionnettes : le roi symbole, l’étudiant forcément révolutionnaire, le politicien toujours avide de pouvoir, la femme réputée intrigante, le peuple en masse de manœuvre imbécile, crédule et manœuvrable à merci via les rumeurs et les grandes peurs diffusées par les réseaux sociaux d’époque. Restif émerge sur le quai Saint-Michel en 1992 – deux siècles après la terreur – comme si rien n’avait changé de la comédie humaine et du spectacle politique français entre hier et aujourd’hui – sans que les gens connaissent plus le bonheur. Car ils l’espèrent toujours du gouvernement et jamais d’eux-mêmes.

Un grand film avec deux monstres sacrés : Barrault et Mastroianni.

DVD La Nuit de Varennes, Ettore Scola (Il mondo nuovo), 1982, avec Jean-Louis Barrault, Marcello Mastroianni, Jean-Claude Brialy, Gaumont 2010, 2h27, standard €16.26 blu-ray €16.99

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Martin Amis, Chien jaune

martin amis chien jaune

Martin Amis pénètre l’Angleterre, sodomise la société, baise les bobos. Il s’attaque cette fois à la presse tabloïd, raclure de poubelles, parfait reflet de son époque et de ses lecteurs. En 2003, toute la société anglaise semble n’être que baise. Les années 60 sont passées comme une tornade, désapant et désinhibant le puritanisme victorien. Aujourd’hui, plus rien ne tient : ni la langue (texto), ni la presse (de caniveau), ni les sentiments (sexués).

L’Anglais mâle ne semble plus avoir pour objectif que les trois B des collégiens américains : bite, bière et baston. Il se repaît des frasques des très jeunes filles aux prises avec les hommes en rut ; il achète et lit avec délectation les torchons people dont le style incite à l’action et les photos au porno. C’est toute la société qui est devenue bête : à deux dos, ventre à dos, dos sur dos. Sur l’exemple des vulgaires américains. « Le porno s’autorégulait jusqu’au second mandat du second gouvernement [Clinton] quand, comme vous le savez, tout à coup, nous nous sommes retrouvés avec un président porno. Le porno, sous cette présidence porno, a cessé de s’autoréguler et est entré dans sa période Salo » p.398. Mussolini et Pasolini sortis du spectacle, la vulgarité bestiale en référence a envahi toute la culture.

Les personnages de cet étrange roman contemporain tournent autour du foot, des médias, des gangsters et – nous sommes au Royaume-Uni – de la famille royale. La princesse Victoria, 15 ans, a été filmée nue dans sa baignoire ; une ombre montre qu’elle n’est pas seule. Est-ce « l’un de ces jolis petits Arabes », comme le pense le roi son père, dans un vocabulaire désuètement bienveillant ? Est-ce pire ? Les tabloïds s’en donnent à « cœur » joie dans les hypothèses, le pouvoir dément l’information, les gens n’en pensent pas moins : c’est vers 12 ou 13 ans que les chattes se déflorent au Royaume. Bugger, l’ami du roi, dont le surnom signifie bougre (ou sodomite en souvenir des années de collège en commun), gère la réputation ; le souverain se contente de régner, c’est-à-dire de ne rien foutre (ni plus personne).

Xan Meo, au nom invraisemblable même pour un Anglais, est un écrivain-musicien qui se prend un coup sur la tête, une vieille vengeance de famille. Il faut dire que sa mère était pute et son père gangster. Perdant un peu la mémoire, il régresse : il est enfin au niveau requis par la société, à même de la comprendre mieux. Il fantasme sur ses petites filles, regarde l’aînée – 4 ans – faire « ses exercices » (qui consistent à se remuer le vagin avec les doigts), discute avec ses garçons d’un premier lit, se voit rejeter par sa dernière fille encore bébé pour n’être plus lui. Il rencontre une ex-pute, star du porno, qui se révèle sa nièce. Pas simple de suivre l’histoire – si tant est qu’il y en ait une – et ses personnages, divers mais tous liés.

Le titre s’explique par un souvenir d’enfance, un chien jaune attaché pendant que son père se faisait tabasser, et retentit jusqu’aujourd’hui par la signature pseudo d’un rédacteur de tabloïd. « Et puis, si quelqu’un pose la question, nous pouvons dire que c’est une satire et qu’elle dérive de Jonathan Swift » p.302. Lilliput se fait désormais appeler Karla et se fait prendre par derrière après avoir joué de la bouche.

Il faut dire que l’actualité télévisée n’incite guère à l’optimisme. « Quelques images du monde moderne : le châssis calciné d’un bus ou d’un camion, une silhouette couverte de bandages dont le brancard filait dans un corridor d’hôpital, une femme en pleurs, avec des sous-titres… » p.322. Le choc des photos augmente le poids des mots. Le choc sur la tête a les mêmes effets individuels que les chocs sociaux : perte mnésique, régression de civilisation. « Je crois que j’ai fini par comprendre ce que mon accident avait produit en moi. Je pensais auparavant qu’il m’avait arraché quelques valeurs – les valeurs de la civilisation, plus ou moins. C’est vrai qu’il l’a fait. Mais il a aussi fait autre chose : il a bousillé mon talent pour aimer. Il l’a foutu en l’air » p.452.

Est-ce pour cela que l’auteur imagine la princesse royale, héritière du trône, se convertir à l’islam ? Toute cette immoralité étalée à longueur de torchons imprimés et de vidéos sur Internet, toute cette « merde » télévisuelle et langagière (le mot est répété plusieurs fois, y compris par les garçons adonaissants de Xan Meo), incite à rechercher une forme de pureté. Qu’on ne trouve aujourd’hui que dans la régression religieuse : ne plus penser, obéir ; ne plus se laisser aller à ses instincts bestiaux, se prosterner ; ne plus jouir à tout bout de champ, prier.

Le lecteur non habitué à Martin Amis, auteur britannique original, sera plutôt déconcerté en début de lecture. Il ne verra pas bien le lien entre les chapitres ni entre les personnages, il se demandera pourquoi les gens portent des noms aussi bizarres. Mais le langage, réinventé, et la satire sociale, impitoyable, le feront bientôt jubiler. Nous sommes dans Swift et dans Nabokov, dans le fantasme et la satire sociale. Et, malgré les dix ans qui ont passés, elle reste très actuelle…

Martin Amis, Chien jaune, 2003, Folio 2008, traduit de l’anglais par Bernard Hoepffner avec la collaboration de Catherine Goffaux, 505 pages, €8.46

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