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La Nuit de Varennes d’Ettore Scola

20 juin 1791, c’est l’été, déjà les moissons battent leur plein dans l’est de la France. Le roi Louis XVI, sa femme Marie-Antoinette et ses deux enfants, Madame Royale et le Petit mitron futur Louis XVII déguisé en fille, s’enfuient nuitamment du palais du Louvre vers la frontière allemande. C’est le basculement d’un monde, le passage de la vieille monarchie héréditaire de droit divin fondée sur la naissance à un monde nouveau (titre italien du film), démocratique et égalitaire. La fuite du roi est le constat d’un compromis impossible : ou le roi règne, ou il s’efface.

L’originalité du film, tiré du roman de Catherine Rihoit, La Nuit de Varennes ou l’Impossible n’est pas français, est d’aborder l’événement par les marges. Cet éclairage indirect par des témoins, des voyageurs, des paysans et des écrivains souligne les reliefs. On ne voit point le roi, seulement son apparence : les souliers à talons hauts dans l’auberge où il est arrêté, le costume de prestige qu’il aurait dû porter pour la revue des troupes à Montmédy. Le roi n’est qu’un décor symbolique, ; la personne de chair ne compte pas. Il est d’ailleurs indécis et lâche, selon ce qu’on dit ; il sera digne sous la guillotine. En attendant, à quoi sert-il ? Le peuple a pris le pouvoir et Marat tonne contre les traîtres et les complots. Le roi n’est qu’un otage pour sauver les apparences de l’unanimité du peuple : c’est bien l’Assemblée seule qui gouverne, écartelée entre factions, et pas le peuple. Elle est elle-même de plus en plus « guidée » par une faction au détriment des autres, ladite faction de plus en plus soumise au chef qui émerge en elle – ce qui donnera la Terreur – mais « le peuple » ne le sait pas, éternels gilets jaunes jamais futés qui braillent mais ne se mouillent pas, faute de savoir, faute de vouloir.

Nicolas Edme Restif Restif de La Bretonne (Jean-Louis Barrault) est un fils de métayer de l’Yonne, typographe et graphomane qui publie des œuvres autobiographiques érotiques tout en poursuivant des Nuits de Paris en son temps. Il a 57 ans lorsque le roi fuit, de nuit, et il est requis involontairement pour porter un mystérieux paquet à la voiture d’une comtesse qui part à minuit en berline. Cela intrigue le fouineur et il part suivre la voiture par la berline des Messageries royales vers Metz. Mais le coiffeur de la grande dame, le précieux inverti Monsieur Jacob (Jean-Claude Brialy) presse le cocher de fouetter tandis que Restif bavasse ici et là au lieu de se précipiter pour acheter son billet. Il doit louer un cheval de poste pour tenter de rattraper la diligence.

Il rencontre en chemin Giacomo Casanova (Marcello Mastroianni), immortel auteur d’une Histoire de ma vie, qui voyage incognito sous le nom de comte de Seingalt et rejoint la Bohème pour y reprendre son office de bibliothécaire du comte Joseph Karl von Waldstein. Pour lui, qui a connu le monde, la cour et les grands, la vie est un théâtre que les jeunes corps égaient. A la fin de sa vie, à 66 ans, il ne peut plus jouir comme avant et regarde le monde et les femmes d’un œil détaché des sens. Il prend Restif dans sa désobligeante – voiture à deux places inconfortable et cahotante – parce que le chroniqueur maladroit est tombé de cheval. Ils lient connaissance, ils s’admirent mutuellement, ils échangent leurs pensées sur le monde qui finit.

Restif rattrape la berline des Messageries et Casanova s’amuse à ordonner qu’on la double ; il est primesaut et joue comme un gamin. Au relais, Restif prend sa place dans la diligence malgré le coiffeur. Un peu plus loin, il croise Casanova dont la désobligeante est cassée et l’invite à venir le rejoindre jusqu’au prochain relais, le temps de la réparation. La comtesse de La Borde (Hanna Schygulla), qui s’intéresse à Restif et à ce qu’il raconte du mystérieux comte de Seingalt, ordonne à son coiffeur marri de rester sur la route à surveiller les bagages. Tous se sont faits eux-mêmes, établissant leur place au soleil dans la société malgré les déterminismes de naissance (le père de la comtesse fabriquait de la bière). Ils n’accusent pas les autres de leurs malheurs, ils prennent l’initiative de trouver le bonheur.

De relais en auberges, Casanova bâfre et se fait draguer par les donzelles de la voiture… et par le coiffeur, sa réputation lui offrant un boulevard. Mais il est fatigué et vieilli, et se contente d’en sourire. La comtesse se fait agresser par un mendiant en rut et est terrorisée ; elle a peur de ce monde hostile où l’homme est un loup pour l’homme et surtout pour la femme, et où les bas instincts resurgissent, inopprimés (il est interdit d’interdire). Ce nouveau monde populacier qui vient n’est pas le leur. Sur le passage des Messageries, les paysans à demi nus qui coupent le blé se moquent de la politique de Paris et n’ont de plaisir qu’à regarder l’étudiant (Pierre Malet) baiser sur l’impériale la camériste noire de la comtesse. Elle est prénommée évidemment Marie-Madeleine comme la pute repentie qui baisa les pieds du Christ (Aline Messe) ; il faut voir une allusion malicieuse à la grande prosternation envers la Révolution, nouveau dieu sur la terre qui exige de se faire pardonner sa compromission avec l’Ancien régime désormais honni.

Casanova regrette que les faquins se haussent du col malgré leurs inculture et leur incapacité. Ils veulent gouverner mais ne savent rien, donc se confient au premier venu à grande gueule et imposent par la terreur leur « volonté du Peuple » déifié qui ne tolère aucun écart. Ainsi sont les bêtes, qui suivent la horde et lynchent quiconque ne plaît pas à leur guide. En témoigne le garde national envoyé de Paris qui, les bottes sur la table devant des paysans de province soumis, dicte ses ordres à une fille qui sait écrire… Donnez-leur un petit pouvoir et ils se sentent immédiatement au-dessus des autres, investis d’une mission quasi divine.

Restif observe, objecte, note. Tandis que l’industriel Wendel (Daniel Gélin) se désole des grèves des ouvriers, tout juste interdites par la loi Le Chapelier, Thomas Payne l’américain (Harvey Keitel) dit comment cela se passe dans son pays, que tout repose sur la prospérité de chacun donc sur le commerce entre tous, et que « la politique » n’est pas le principal. Ce n’est pas d’elle que surgit le bonheur mais de l’activité personnelle : le bon gouvernement est celui qui offre les possibilités, pas celui qui fait le bonheur des gens à leur place.

Survient alors la nuit de Varennes où Louis XVI, déguisé en bourgeois mais occupant une berline énorme reconnaissable entre toutes avec ses six chevaux de trait, est reconnu par le maître de poste Drouet (Yves Collignon) au relais de Sainte-Menehould. Le portrait du roi orne en effet les assignats. Il ameute les gardes nationaux tandis que des ordres parviennent de Paris à chevauchées forcées depuis que l’on a constaté, à sept heures du matin, l’absence du roi et de sa famille au Louvre. Le roi est arrêté à Varennes-sur-Argonne en raison de la bêtise et de l’impéritie du marquis de Bouillé qui devait prévoir un détachement mais a donné des contrordres ineptes. Un signe de plus de la déliquescence du monde ancien, incapable de s’organiser.

Le film se termine comme il a commencé par la Commedia del arte d’une troupe italienne ancrée sur une barge sous le pont Saint-Michel. La politique est un spectacle dans lequel les figurants sont des marionnettes : le roi symbole, l’étudiant forcément révolutionnaire, le politicien toujours avide de pouvoir, la femme réputée intrigante, le peuple en masse de manœuvre imbécile, crédule et manœuvrable à merci via les rumeurs et les grandes peurs diffusées par les réseaux sociaux d’époque. Restif émerge sur le quai Saint-Michel en 1992 – deux siècles après la terreur – comme si rien n’avait changé de la comédie humaine et du spectacle politique français entre hier et aujourd’hui – sans que les gens connaissent plus le bonheur. Car ils l’espèrent toujours du gouvernement et jamais d’eux-mêmes.

Un grand film avec deux monstres sacrés : Barrault et Mastroianni.

DVD La Nuit de Varennes, Ettore Scola (Il mondo nuovo), 1982, avec Jean-Louis Barrault, Marcello Mastroianni, Jean-Claude Brialy, Gaumont 2010, 2h27, standard €16.26 blu-ray €16.99

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Eternelle adolescence matznévienne

« Ce qui rend la vie sociale si ennuyeuse, c’est son hypocrisie. Chacun se compose un personnage, affecte une unité de surface. Celui qui ose avouer ses contradictions fait scandale. On le traite d’immature ou de débauché. Pourtant, c’est ainsi : coexistent en nous un spirituel et un sensuel, un cynique et un tendre, un égoïste et un généreux, un Don Juan et un amant capable de fidélité, un destructeur et un créateur. La lucidité nous invite à confesser notre nature contradictoire, fugitive, polymorphe ; mais la lucidité est une vertu infernale, c’est-à-dire une vertu qui autorise les pharisiens à nous envoyer rôtir en enfer » p.57. Certes mais, cher Matzneff, il ne s’agit pas de résoudre ses contradictions selon ce qu’on croit être « la » morale unique en tout temps et en tous lieux, comme si un Dieu unique omnipotent nous enjoignait de lui obéir sous peine d’enfer éternel. Si certains le croient, ils ne peuvent imposer à tous ce fantasme totalitaire.

Devenir adulte, c’est non pas « résoudre » mais « vivre avec » ses contradictions, inhérentes à la nature humaine et à ce monde ici-bas, mêlé et imparfait. L’idéal n’est qu’une image, il n’est jamais accompli. Cela dit, si au lieu d’en jouir il en avait élevé, Gabriel Matzneff aurait probablement une autre conception des « jeunes personnes ». Il les saurait fragiles, même si le plaisir ne doit pas leur être interdit.

Gabriel Matzneff en son enfance

L’un des modèles de Gabriel Matzneff est Giacomo Casanova, « un séducteur qui connait des succès, mais aussi de nombreux échecs, un amant qui fait l’expérience du plaisir, du bonheur, de la passion partagée, mais aussi  celle du dédain, de la trahison, de la douleur ; c’est un infidèle qui aspire à la constance, un cynique tendre, un écorché vif toujours encombré de nouvelles amantes et tourmenté par la nostalgie de ses amours évanouies, un bon chrétien disciple d’Epicure et du Sequere deum des stoïques, un hédoniste tenté par le monastère, un pédophile hétéro sensible à la beauté des jeunes garçons, un cavaleur plein d’énergie vitale qui manque de se suicider, un être que dévorent ses pulsions contraires et qui, de cette existence incohérente, hors norme, a tiré une œuvre qui nous émeut, nous amuse, nous captive, nous enseigne et nous enchante » 2010, p.158. Ne voilà-t-il pas un bon portrait de lui que Matzneff revendique pour la postérité ?

Un autre modèle est Montherlant. Mais celui-ci, adulte, vivait une « alternance », ainsi appelait-il ses actes contradictoires et successifs ; ils tournaient autour d’un axe : ce qui fait la morale de soi, l’image que l’on a de nous-mêmes à nos propres yeux. Il semble que Matzneff n’ait jamais vraiment mûri comme Montherlant l’a fait, voulant vivre « en même temps » ses contradictions. Est-ce un vice de son époque incapable de choisir ? Inapte à construire une personnalité ? Signe que mai 68 perdure, les marcheurs politiques se veulent « en même temps », façon plus subtile d’opérer une « synthèse » à la Hollande mais guère plus efficace. A certains moments, il faut décider, prendre un chemin et pas un autre, quitte à bifurquer ensuite. D’où le sentiment de flou de la politique actuelle du président Macron et les citoyens déboussolés. S’il est réaliste de naviguer à vue quand le brouillard se lève et d’actionner la barre pour éviter tout obstacle brusquement surgi, il n’en demeure pas moins qu’un cap doit être défini si l’on veut aller quelque part. L’adolescence prolongée, dans la vie comme en politique, est ridicule et stérile, Matzneff l’apprend à ses dépens.

En revanche, la foi est peut-être la part d’adolescence que nous pouvons garder jusqu’à un âge avancé. Elle est doute et impossibilité raisonnable à décider ; elle est curiosité et élan. « Nous pouvons, c’est mon cas, (…) avoir des doutes sur l’enseignement de l’Eglise et simultanément avoir le sens du sacré, de la transcendance » p.75. Raison et sentiments… L’adolescent subsiste dans l’adulte. « J’ai une unique certitude qui constitue le pivot et la justification de ma vie agitée : nous sommes sur cette Terre bénite et maudite pour créer de l’amour, pour créer de la beauté » 2009, p.130. Romantique, isn’t it ? Tellement « jeune » en tout cas. « Il n’y a pas de foi chrétienne sans une rencontre personnelle avec le Ressuscité » p.53.

Mais qu’un Dieu existe ou pas, au fond quelle importance ? Il s’agit seulement de « croire » car l’illusion aide à vivre, surtout à l’âge où l’on se construit. Nietzsche l’avait bien compris qui faisait de « l’artiste » le type humain le plus haut à l’âge adulte et de la lucidité contre toutes les croyances une sur-humanité. Dans « les prières (…) l’essentiel est le plaisir et la consolation que nous éprouvons en les formulant. Si Dieu n’existe pas, tant pis pour lui » déclare Matzneff p.156.

L’adolescence, même attardée, donne à penser. Mais elle semble de moins en moins socialement acceptable.

Gabriel Matzneff, Séraphin c’est la fin ! 2013, La Table ronde, 267 pages, €18 e-book Kindle €12.99

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