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Sylvain Tesson, Sur les chemins noirs

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La diagonale d’un fou né en 1972 qui entreprend de marcher sur les chemins oubliés de la France profonde après être tombé d’un toit sur huit mètres parce qu’il était « pris de boisson » (p.15). De quoi se reconstruire corps et âme à 44 ans, malgré une demi-heure épileptique du côté d’Aurillac (p.96), où un ami providentiel l’a fait hospitaliser.

On oublie trop vite que ce romancier baroudeur, géopoliticien élevé dans le très sélect collège catholique de Passy-Buzenval (comme Mehdi, le fameux Sébastien, en son temps), est aussi géographe. Il a traversé l’Islande en vélo, puis fait le tour du monde en bicyclette, franchi l’Himalaya à pied puis les steppes de l’Asie centrale, refait l’évasion du goulag de Iakoutsk en Chine via le Tibet, puis la retraite de Russie de Moscou aux Invalides en side-car Oural – avant de vivre six mois en ermite au bord du lac Baïkal en Sibérie. Mais en 2014, une chute de stégophile chez Jean-Christophe Rufin à Chamonix le casse de partout, crâne, vertèbres, côtes. Fin de la partie ?

C’est sans compter avec l’esprit voyageur, le démon du Wanderer qui a poussé les jeunes Wandervögel puis les scouts jadis, les hippies hier et les randonneurs et trekkeurs aujourd’hui. Tous ne sont pas dans l’extrême, Sylvain Tesson n’en a plus les moyens pour l’instant. C’est pourquoi, sorti de l’hôpital d’Annecy, il s’est promis d’entreprendre le chemin du proche, du Mercantour en Provence à la Hague en Cotentin. Une diagonale de foi au travers de la France « hyper-rurale » des bobos fonctionnaires des ministères, eux qui se désespèrent à Paris que « les territoires » n’aient pas tous également le wifi, le haut-débit et le « réseau » des services publics (routes, supermarchés, office du tourisme, maisons rénovées par des Anglais ou par des retraités).

Sylvain Tesson décrit, apprécie, analyse, médite sur la campagne, sur les chemins cachés parfois détruits, dans ce no man’s land qui subsiste encore (mais pour combien de temps) malgré l’obstiné jacobinisme niveleur de la technocratie. Ces chemins noirs sont pour lui les chemins de la liberté ; ils passent là où personne ne va plus, seulement les vagabonds, les bergers, les chasseurs et les anciens paysans. « Comme la planète était promue théâtre de la circulation générale des êtres et des marchandises, par contrecoup les vallées s’étaient vues affliger de leurs grand-routes, les montagnes de leurs tunnels. L’« aménagement du territoire » organisait le mouvement. Même le bleu du ciel était strié du panache des long-courriers. Le paysage était devenu le décor du passage. La ruralité s’instituait en principe de résistance à cet emportement général. En choisissant la sédentarité, on créait une île dans le débit. En s’enfonçant sur les chemins noirs, on naviguait d’île en île » p.81.

Marcher dans la nature, mais en bon citoyen. D’une critique froide, redoutable à la bêtise, l’auteur met le doigt sur les contradictions, l’hypocrisie, le voile des grands mots pour bonne conscience. « En ville, les admirateurs de Robespierre appelaient à une extension radicale de la laïcité. Certains avaient milité pour la disparition des crèches de Noël dans les espaces publics. Ces esprits forts me fascinaient. Savaient-ils que les croix coiffaient des centaines de sommets de France, que les calvaires cloutaient des milliers de carrefours ? (…) Par chance, les adorateurs de la Raison étaient trop occupés à lire Ravachol pour monter sur les montagnes avec un pied-de-biche » p.93.

Contre l’époque, et son conformisme accentué par la technologie, il nous faut tous inventer nos chemins noirs : « Des fuites, des replis, des pas de côté, de longues absences lardées de silence et nourries de visions. Une stratégie de la rétractation » p.140.

La poésie du style ne tient pas seulement à la nature, ni au mouvement, mais aussi au rythme de la prose. Comme souvent, chez les auteurs français nourris de lectures classiques, la phrase se déroule en alexandrin, pour enchanter, pour ponctuer. C’est une houle propre à la langue, lancée par les écrivains de la Pléiade et familière aux lettrés. « Ma mère était morte comme elle avait vécu », dit-il dès la première page de l’avant-propos : 12 pieds dans cette phrase, avec un hémistiche. Inutile de célébrer les grands thèmes, le quotidien va très bien : « Pourquoi le TGV menait-il cette allure ? » p.19 est lui aussi un alexandrin. « Une journée dehors, c’est-à-dire à l’abri » p.64 ; « J’avais dormi dans un hôtel à Châteauroux » p.113 – toujours des alexandrins. Les phrases ne sont pas toutes sur cette mesure, mais elle balance le récit, fait pour être parlé dans les yeux.

Autant l’oral ne peut faire un bon écrit, autant la belle écriture peut rehausser la parole – ainsi est faite la langue française et l’auteur nous la fait goûter. Une leçon de vie dans une leçon de prose. Rares sont les écrivains français de cette qualité aujourd’hui.

Sylvain Tesson, Sur les chemins noirs, 2016, Gallimard, 145 pages, €15.00

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