Nietzsche parle de l’éternel retour et du surhomme par énigme

L’obscurité du propos permet de durer. Tout ce qui est trop clair passe vite, comme si chacun avait compris et oubliait. Parler par énigme est, comme dans les Évangiles, le moyen de faire réfléchir le lecteur, de le faire s’arrêter un peu plus longtemps que s’il lisait une maxime. Dès lors qu’il a déchiffré l’énigme, il a vraiment compris : il l’a faite sienne. Ce pourquoi Zarathoustra, l’incompris, parle de plus en plus par énigmes, assez loin de la clarté du début de ses discours.

Il commence par s’affirmer : « Zarathoustra était l’ami de tous ceux qui font de longs voyages et qui ne peuvent pas vivre sans danger ». Il s’adresse aux marins, aux explorateurs, aux « chercheurs hardis ». Car il est animé d’énergie vitale et garde sa curiosité, Zarathoustra. Il parle « À vous, ivres d’énigmes, heureux du demi-jour, vous dont l’âme se laisse attirer par le son des flûtes dans tous les remous trompeurs  : – car vous ne voulez pas tâtonner d’une main peureuse le long du fil conducteur  ; et partout où vous pouvez deviner, vous détestez de conclure. » La volonté vers la puissance est une énergie qui sourd de la vie même ; elle appelle l’exploration, le savoir, le faire-sien sur les choses et les êtres. Elle n’aime pas le tout-cuit, le Dogme servi d’office, la Révélation une fois pour toute de tout ce qui est et sera, la conclusion définitive. Sans arrêt elle doute, elle remet sur le métier son ouvrage, elle ne cesse d’aller de l’avant. Zarathoustra est un aventurier.

Aussi Z raconte son rêve – un de plus. Il marche sur un sentier. « Plus haut  : – défiant l’esprit qui l’attirait vers en bas, vers l’abîme, l’esprit de la douleur, mon démon et mon ennemi mortel. Plus haut  : – quoi qu’il fût assis sur moi, l’esprit de lourdeur, mi-nain, mi-taupe, paralytique, paralysant, versant du plomb dans mon oreille, versant dans mon cerveau, goutte-à-goutte, des pensées de plomb. » L’inverse de l’énergie vitale est l’inertie fatiguée, celle qui renonce et se niche dans le confort de ne pas chercher, de ne pas savoir, de tout simplement croire pour se laisser vivre. Des vaches à l’étable. L’esprit de lourdeur dont Nietzsche accusait les Allemands, ses compatriotes alourdis de choucroute et de bière, regardant passer les trains sans jamais les prendre. Le nain peut peu, la taupe ne voit rien, le paralytique ne marche pas, le sourd ne peut pas entendre et le cerveau se ralentit avec des pensées de plomb. Toute aventure est un risque, dit le nain ! Toute pierre lancée haut doit retomber, ainsi tu retomberas, Zarathoustra. – Et alors ? Pourquoi ne pas tenter, demande la volonté ? Qui ne tente rien n’a rien, jamais. Qui n’ose pas ne sera rien, jamais.

« Mais il y a quelque chose en moi que j’appelle courage  : c’est ce qui a fait taire jusqu’à présent en moi tout découragement. (…) Car le courage est le meilleur meurtrier – le courage qui attaque : car dans toute attaque il y a une fanfare. Or, l’homme est la bête la plus courageuse, c’est ainsi qu’il a vaincu toutes les bêtes. Au son de la fanfare, il a surmonté toutes les douleurs ; mais la douleur humaine est la douleur la plus profonde. (…) Le courage tue aussi la pitié. Or, la pitié est l’abîme le plus profond : l’homme voit au fond de la souffrance aussi profondément qu’au fond de la vie. Mais le courage est le meilleur des meurtriers, le courage qui attaque : il finira par tuer la mort. » Au fond, le courage se confond avec la volonté vers la puissance : le courage est la vie même. Rien que de naître ou de s’éveiller le matin est du courage ; agir et réfléchir sont du courage ; penser par soi-même et avancer malgré tout, malgré la douleur personnelle, la pitié pour les autres, et la mort même, est du courage. La fanfare est l’affirmation de soi, de sa volonté de vivre, de la vie humaine. Z donne une leçon sans énigme. « À mesure qu’on s’avance dans la vie, on s’aperçoit que le courage le plus rare est celui de penser. » Ainsi parlait aussi Anatole France dans La vie littéraire.

L’énigme vient ensuite. « A nous deux ! » dit Z au nain de lourdeur. « Tu ne connais pas ma pensée la plus profonde ! Celle-là tu ne saurais la porter ! » S’élabore à cet instant la formulation de l’éternel retour, une énigme pour beaucoup et pas encore vraiment résolue. Chaque lecteur a sa petite idée sur la question, mais elle se heurte à la logique comme à la croyance.

Faut-il « croire » à l’éternel retour comme à un mythe qui affirme le présent, voulant par là-même qu’il revienne à jamais tant il est accepté ?

Faut-il, en bonne logique, considérer que le passé qui se cristallise dans l’instant est toujours gros de l’avenir, ce qui fait que l’avenir est déjà écrit comme s’il revenait à cause du passé ? Tel est le karma bouddhiste, et l’on sait que Nietzsche a été influencé par le bouddhisme. « Et si tout ce qui est a déjà été : que penses-tu, nain, de cet instant ? Ce portique [l’instant présent au carrefour des deux routes du passé et de l’avenir] lui aussi ne doit-il pas déjà – avoir été ? Et toutes choses ne sont-elles pas si étroitement enchevêtrées que cet instant entraîne toutes les choses de l’avenir ? et se détermine donc lui-même ? » Nietzsche semble pencher pour cette seconde solution car c’est la vie qui veut la volonté et la puissance qui ne cesse de s’affirmer. L’avenir est donc écrit dans la vie même – on ne se refait pas -, même s’il n’est pas écrit en toutes lettres.

La vision de Z s’efface et se remplace, comme dans les rêves. C’est alors que surgit un chien qui hurle à la lune, car la lune crée des fantômes et la nuit des voleurs, et le chien, conçu comme animal fidèle, gardien de l’humain très moyen, n’aime ni l’un ni l’autre. Pas plus que le paysan ou le petit-bourgeois qui craignent pour leurs biens. Mais le chien bondit et gémit auprès d’un jeune berger étendu, blessé : un serpent noir lui était entré dans la bouche. Le berger est l’incarnation de la jeunesse à l’état naturel, souvenir des bergers grecs, de l’humanité en son énergie vitale et en son avenir. Le serpent est ce qui l’empêche de respirer, de vivre, une incarnation du diable dans la religion chrétienne – on se souvient que Nietzsche avait un père pasteur – la tentation d’Eve de quitter son libre-arbitre pour succomber aux tentations des choses.

Le courage parle alors et Z dit au jeune : « Mords ! Mords toujours ! La tête ! Mords-lui la tête. » Le berger mordit et ressuscita. « Il n’était plus ni homme, ni berger, – il était transformé, auréolé, il riait ! » Et Zarathoustra de poser l’énigme : « Quel est l’homme dont le gosier sera envahi par ce qu’il y a de plus noir et de plus terrible ? » Ce berger jeune qui a vaincu le serpent diabolique qui étouffait sa vie en coupant son souffle est probablement le surhomme, celui qui a le courage de trancher la tête de toutes les billevesées fantomatiques et insidieuses qui l’empêchent de réaliser sa pleine volonté, qui bloquent sa vie.

L’énigme est résolue. Ce pourquoi Z déclare : « Le désir de ce rire me ronge : Oh ! comment supporterais je de mourir maintenant ! » On sait que le rire est libérateur, qu’il est celui de l’enfant innocent dans un premier mouvement. « Le rire châtie certains défauts à peu près comme la maladie châtie certains excès », disait Bergson dans Le Rire. Le rire est la vie même, son expression la plus haute, celle qui déclare : « on ne me la fait pas ! Mais j’accepte tout cela comme tout ce qui est ; que tout cela est plaisant ! » Et Gargantua de professer chez Rabelais : « Mieux est de ris que de larmes écrire / Pour ce que rire est le propre de l’homme ».

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

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