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Lord Jim de Richard Brooks

Lord Jim (Peter O’Toole) n’est pas lord mais seulement de bonne famille. Il prétend. Dans lignée de Carlyle (Le culte des héros, paru en 1841), il croit que l’héroïsme vient de l’esprit et qu’il entraîne le corps mais, dans l’action, il s’aperçoit que son corps ne suit pas : il a peur, il hésite, il flanche. Est-il « un lâche » comme la (bonne) société (morale) veut le faire croire ? Ou n’est-il au fond qu’un homme ordinaire confronté parfois à des événements extraordinaires auxquels il réagit en fonction de ce qu’il est : avec ses tripes, ses passions, son idéal ? Le héros et le lâche sont le même humain et le fil est ténu entre l’un et l’autre.

Mais nous sommes en 1900 et la société impériale victorienne britannique n’admet pas que l’on soit métissé. Chacun est ou noir ou blanc et doit choisir son camp. Cela vaut pour la race comme pour la morale. Un officier de marine ne doit pas abandonner son navire, ni ses passagers, même si le bateau doit couler et que la tempête fait rage. Un Blanc ne doit pas se mettre du côté des basanés, même si ceux-ci sont chez eux, dans leur droit et revendiquent la simple liberté. Le devoir, comme la morale, sont exclusifs et impériaux. Ce n’est rien d’autre que ce que prônent aujourd’hui Poutine, Xi Jinping, Erdogan, Trump ou les Le Pen : ils en reviennent au siècle dernier traditionnel, mâle et blanc, sûr de lui-même et dominateur.

Pour Carlyle, le héros produit l’histoire, il l’accouche en prophète, « une divine forme d’homme » prenant la place des dieux de jadis. Il est le capitaine, le chef, le guide. Jim se veut ainsi, rêvant son idéal. Il commence pilotin avant de passer officier et réussit tout comme il faut. Il sait commander, il sait réfléchir. Il n’y a que l’agir qui soit moins assuré. Il n’a pas l’âme aristocratique qui privilégie l’action à la réflexion mais plutôt l’inverse ; il n’est pas entièrement maître de lui, définissant le bien et le mal. Son imagination en folle du logis lui fait entrevoir le meilleur mais aussi le pire. Ainsi lorsque, engagé sur un vieux vapeur rouillé, le Patna, un débris flottant cogne brutalement la coque dans la tempête. Il va voir dans la cale et aperçoit quelques fissures d’où l’eau sourd, mais sans plus. Son imagination s’enflamme et, amplifiée par la panique du bosco, le submerge de l’idée que le bateau va couler à brève échéance. Le rafiot est rempli de musulmans en route vers La Mecque et seuls deux canots de sauvetage sont prévus. Jim hésite, dernier sur le pont alors que le capitaine, le bosco et un homme d’équipage (tous Blancs) l’exhortent à sauter. Il ne doit pas, il a donné sa parole à l’imam qui l’a questionné, sa morale idéaliste le réprouve, son devoir d’officier aussi – mais sans se l’expliquer, sauf par un trou noir de ses instincts, il se retrouve dans le canot qui s’éloigne du Patna.

Les quatre hommes sauvés des eaux rejoignent un port d’Indonésie et se retrouvent… face au Patna qui n’a pas coulé mais qui a été remorqué par un autre navire. Dérision ! Jim ne s’est pas sauvé mais il a chu. Dès lors, comme le Christ, il va vivre jusqu’au bout sa Passion, finissant par mourir pour une idée. Au lieu de se taire, il va demander une enquête et témoigner ; il sera dégradé et radié, dans la réprobation morale générale – sauf celle du capitaine français qui a porté secours au Patna, qui déclare qu’il ne sait pas comment il aurait réagi lui-même en pareilles circonstances. Car il y a de la marge entre la théorie morale des juges et de la Compagnie sur le courage, la loyauté, l’honneur – et les réalités humaines du terrain en mer, souvent hostile et terrifiantes. Mais il faut faire « un exemple », il faut assurer « la confiance », autrement dit poser un type d’homme rigide qui ne fléchira jamais en toutes circonstances (et en apparence), même si ce n’est que de l’idéalisme, la version petite-bourgeoise de l’Honneur aristocratique.

Dès lors, Jim, qui laisse son nom et son grade pour se fait appeler simplement Jim, va faire tous les petits métiers en Asie du sud-est pour survivre, jusqu’à ce qu’il sauve de l’explosion une barcasse qui débarque dans un comptoir des barils de poudre. Un indigène au simple linge autour des reins a mis le feu exprès, sur ordre, pour faire sauter la cargaison mais Jim refuse cette fois de sauter, préférant agir. Il éteint le feu en éventrant des tonneaux de bière. Dérision ! Jim ne s’est pas sauvé de sa faute précédente mais il a rebondi. Stein le chef du comptoir (Paul Lukas) l’a vu aux jumelles et lui propose une aventure : convoyer ces barils de poudre et des fusils à répétition en remontant une rivière jusqu’au comptoir de Patusan, où il remplacera l’agent Cornelius qui a renoncé (après avoir déchu en épousant une indigène pour lui faire une fille).

Il s’agit d’une aventure car un « général » s’est intronisé seigneur de la guerre pour exploiter les mines d’étain et de pierres précieuses en rendant esclaves les pêcheurs et les villageois. Il a torturé et soudoyé Cornélius pour qu’il l’aide et celui-ci, lâche, a cédé. Jim est chargé de livrer des armes aux villageois pour qu’ils se défendent contre le général et ses hommes de main. Évidemment le petit vapeur qui devait remonter la rivière n’est « pas disponible » selon Marlow, le courtier véreux au rire gras qui sert d’intermédiaire (Jack Hawkins). Jim loue un voilier. Évidemment l’équipage de deux indigènes engagés par le courtier est vérolé par un traître à la solde du général s’est infiltré, le même indigène en pagne qui avait mis le feu à la barcasse transbordant la poudre. Il incite sous la voile son compagnon à aller tuer le Blanc avant que, voyant son hésitation, il ne le poignarde lui-même dans les reins en l’accusant d’avoir voulu tuer le capitaine. Jim n’est pas dupe et arme son fusil à répétition, ce que l’autre n’avait pas prévu. Il lui obéit donc en esclave – mais pour la « bonne » cause, à l’inverse des villageois qui travaillent pour le général – et s’empresse de fuir à la nage lorsque le bateau est échoué près de l’arrivée.

Jim débarque un à un les barils de poudre et les caisses de fusils et les cache, aidé d’un gamin en pagne qui compose des pièges à feuilles pour les cacher dans les arbres. Sauf un baril, qui lui permet de faire sauter le bateau devant les gardes armés du général (Eli Wallach) qui viennent s’en emparer, prévenus par le traître nu. Jim est pris, amené devant le général et devant Cornélius en retrait (Curd Jürgens). Il est enchaîné et sera torturé au fer rouge pour lui faire avouer l’endroit où sont cachés les autres barils car il n’y a eu qu’une seule explosion sur les neuf qu’il aurait dû y avoir, une par baril de poudre.

Pendant ce temps, les villageois organisent la résistance et la fille de Cornélius (Daliah Lavi), restée du côté des villageois, réussit à délivrer Jim en lui faisant prendre la place d’un prisonnier mort dans un linceul blanc. Une scène de suspense est lorsque Cornélius le soupçonne et tire au pistolet sur le linceul, croyant tuer le fuyard : mais ce n’est qu’un cadavre, Jim a sauté le mur une fois les gardes hors de vue. Il va dès lors organiser la résistance, en capitaine et en chef, héros malgré lui (ou peut-être à cause de sa Faute). Ce sont les indigènes qui vont le nommer « lord » pour marquer son essence supérieure de guide d’hommes. C’est que Jim a de grands projets héroïques pour « son » nouveau peuple : délivrer le village de l’esclavage, chasser le général et ses sbires, développer le commerce sur la rivière, négocier l’achat de machines pour rationaliser l’ensemble, construire un pont…

Dans la lutte pour investir le fort et faire sauter la réserve de munitions des exploiteurs, les lances en bambou sont remplies de poudre et d’une mèche, formant ainsi de parfaites armes détonantes ; un vieux canon rouillé est remis en service et parvient à tirer plusieurs fois avant d’exploser ; les fusils à répétition font merveille. Le général est tué dans une explosion après avoir tué le traître nu censé garder Jim, mais Cornélius fuit avec quelques pierres précieuses qu’il cherche à négocier. Il entraîne dans son aventure à lui un capitaine déchu qui se fait appeler « gentleman » Brown (James Mason). Ils remontent le fleuve au vapeur, avec le courtier véreux Marlow, tous résolus à mettre la main sur le trésor amassé dans un souterrain et à revenir à la civilisation riches et respectés : leur héroïsme à eux.

C’est alors la lutte des deux officiers déchus, celui qui veut la rédemption et celui qui persiste et signe. Ni l’un ni l’autre ne gagneront mais la Morale transcendante sera sauvée, non sans dommages collatéraux : le gentil gamin qui a aidé Jim est tué d’une balle tirée par Brown ; le fils du chef du village (Jūzō Itami), devenu ami de Jim est tué d’un lancer de poignard alors que Brown avait « donné sa parole » de quitter les lieux. Les indigènes sont tous presque nus, dans leur vérité immédiate corporelle, passionnelle et morale, tandis que tous les Blancs sont vêtus, certains de restes d’uniformes en guise d’armure sociale, comme pour masquer leur nature profonde pour un idéal affiché, un futur rêvé, ambitionné, à venir. Quoi d’étonnant à ce que le capitaine déchu ait sa propre « vérité » sur ce qu’il jure ? Comme Jim s’était engagé « sur sa vie » à ce que la parole du traître soit respectée – et qu’elle ne l’a pas été – il se livre au chef (Tatsuo Saitō) qui a perdu son fils, qui le tue devant la foule assemblée avec son propre fusil. Jim a accompli son destin et il est incinéré avec le gamin et l’ami.

Le film a été tourné au Cambodge et livre un orient somptueux, un village grouillant de vie, des cérémonies bouddhistes de grand style et une jungle luxuriante. C’est au « paradis » que se livre la lutte des héros, les humains apparaissant bien dérisoires avec leurs volontés, face à la nature puissante et indifférente.

De façon un peu grandiloquente et avec un acteur à l’apparence invertie dont les yeux paraissent maquillés, Richard Brooks signe une seconde adaptation du roman de Joseph Conrad, Lord Jim, après celle (en muet) de Victor Fleming en 1925. Peter O’Toole était parfait dans le rôle ambigu de Lawrence d’Arabie ; il l’est moins à mon avis dans ce Lord Jim.

DVD Lord Jim, Richard Brooks, 1965, avec Peter O’Toole, James Mason, Curd Jürgens, Eli Wallach, Jack Hawkins, Daliah Lavi, Paul Lukas, Akim Tamiroff, Jūzō Itami, Wild Side Video 2016, 2h17, €10.00 blu-ray €16,60

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