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Victoire  de la modernité sur le repli

C’est donc Emmanuel Jean-Michel Frédéric Macron dit Manu, né en 1977, qui l’emporte face à Marion Anne Perrine Le Pen dite Marine, née en 1968 – qui n’aime pas son année de naissance. Mais le président sortant ne l’emporte plus qu’avec 58,55% des voix contre 66.1% en 2017 contre la même, avec 28% contre 25.4% d’abstention. Avec parfois des bulletins nuls originaux…

J’ai regardé le débat du second tour entre les deux candidats le mercredi 20 avril. Un débat sans grand intérêt, un stage de rattrapage pour qui n’a lu aucun des deux programmes. Je juge plus sur la personnalité et la direction générale que sur le détail précis des « mesures » promises et pas toujours financées ni constitutionnellement possibles. Le président sortant a dominé le débat sans conteste, plus précis, plus pédagogique, plus sensé que sa rivale. Comme d’habitude, elle est trop légère, floue sur le financement, persuadée que « le peuple est souverain » donc que « tout est possible », sans réfléchir au fait que nous sommes dans un Etat de droit et qu’il y a des procédures à respecter, sans parler du Préambule de la Constitution. Rappeler les vérités, qui ne sont jamais bonnes à dire à ceux qui rêvent, fait taxer « d’arrogance ». Le populo envieux de l’intelligence et de la réussite scolaire, qu’il n’a pas été capable de suivre, préfère volontiers l’amoureuse des chats. C’est oublier que les chats, comme les enfants, sont mignons mais aussi cruels et sans morale ; ils sont routiniers et conservateurs, haïssant tout étranger survenant dans la maison. On voit bien que la candidate Le Pen se moque du droit et des procédures, qu’elle a fait sa chattemite pour mieux sortir les griffes une fois au pouvoir. Son but affiché pour qui sait lire entre les lignes est d’orbaniser la vie politique et les institutions, comme son congénère l’a fait en Hongrie.

Pour cela, violer le Parlement, tester l’Europe, plébisciter le principal par référendum en démocratie directe à la Mussolini – son idéologie le réclame. Elle a été moins agressive et moins nulle mais pas moins insuffisante. Même si Macron a été parfois condescendant, il est manifestement plus intelligent et surtout travaille plus ses dossiers que l’ancienne fêtarde qui n’a exercé que deux années comme avocate. Le talent, la vitesse de la pensée, la capacité de mémoire et de synthèse, n’est-ce pas ce qu’on demande à un président ? Naviguer à vue sous prétexte que « je veux » (en feignant que le Peuple veuille), n’est pas réaliste, même si c’est démagogique.

Le président sortant, réélu pour son second mandat, a un bilan plutôt bon par rapport à ses prédécesseurs. Sauf sur la dette à 112,9 % du PIB fin 2021, mais Covid oblige ; aurait-il fallu laisser se débrouiller toutes les entreprises et tous les salariés sans rien faire, comme dans les années 30 ? Les fascistes le rêvaient, puisque cela a permis alors de porter des autoritaires étatistes au pouvoir, Mussolini, Hitler, Horthy, Franco, Salazar. Mais nous sommes en démocratie libérale, pas en régime parlementaire à l’ancienne.

Emmanuel Macron a assuré + 6,0 % de pouvoir d’achat et de fortes créations d’emplois malgré une croissance deux fois plus faible que celle du quinquennat Chirac – pourtant si « populaire » ! Pour le présent, pas analysé par Le Pen, l’Europe et la France sont confrontés à trois chocs : un choc de confiance lié à l’incertitude géopolitique et énergétique croissante, un choc de demande par la hausse des prix sur le pouvoir d’achat des ménages et les coûts des entreprises, un choc d’offre lié au bouleversement des chaînes de valeurs du à la pandémie comme à la guerre et aux sanctions, conduisant à des interruptions de production et à une inflation par rareté. Le baril de pétrole s’envole et l’euro baisse – à cause de l’agressivité russe d’origine soviétique ; les transports et les billets d’avion vont prendre encore 10 à 20 % dans les mois qui viennent ; même le train devrait augmenter au-delà du plafonnement du prix de l’électricité jusqu’à l’été. Ce n’est pas « l’immigration » ni « la sécurité » qui résoudront ces problèmes comme par magie.

Le combat électoral a affronté deux France, celle des petits – volontiers frileuse, nationaliste, égoïste, pleine de ressentiment, adepte des yakas expéditifs et de la théorie du Complot – et celle des éduqués qui veulent poursuivre le progrès, adhèrent à la modernité du monde, ouverte et moins pessimiste, croient aux réformes progressives et à la négociation avec les autres. En gros la Contre-Révolution ou la Révolution, Joseph de Maistre ou Nicolas de Condorcet, le corps politique primant l’individu ou les droits de l’Homme, les anti-Lumières (comme en Russie) ou les Lumières. On sait, dans l’histoire, comment les élections d’un jour permettent parfois d’éviter les élections futures en bâillonnant la presse, muselant l’opposition, emprisonnant les dissidents, faisant disparaitre les rivaux trop populaires. Hitler élu une fois, resté au pouvoir jusqu’à sa mort ; Poutine pareil ; Orban le suit ; Marine le veut. Heureusement, pour les cinq prochaines années, le peuple de France ne l’a pas voulu. Un répit bienvenu avant les grandes tragédies, peut-être…

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Fourquet et Cassely font l’archéologie des nouvelles couches culturelles

Le livre bilan sur quarante années de changements en France de Fourquet et Cassely, déjà chroniqué sur ce blog, montre le chemin depuis 40 ans des traditions à la globalisation en France.

La religion catholique qui formait « la roche mère » selon les auteurs, n’affleure plus qu’épisodiquement. Elle reste dans les noms de lieux, les monuments, mais l’Eglise a perdu son rôle central de synthèse. Les baptisés chutent de 70 % en 1970 à 27 % en 2018. Les anciennes Fête-Dieu deviennent des marches festives ou des marches blanches pour telle ou telle cause. On marche pour le climat, contre le chômage, pour une enfant tuée, au lieu de marcher en glorifiant la vierge Marie ou le pardon local. Désormais, 74 % des moins de 35 ans ne savent pas ce qu’est l’Ascension, bien que ce soit un jour férié. Ils sont indifférents à la religion, mais favorables à garder week-end de trois jours que Chirac a voulu leur reprendre…

Les identités régionales se perdent avec la baisse des accents locaux dont seulement 20 % de la population est affectée aujourd’hui, surtout dans le sud et dans le nord. Les emplois et les transports opèrent un grand brassage de population. Le rugby par exemple, est encore connoté sport du sud, mais de moins en moins. Cette homogénéisation réduit le sentiment de communauté, alors même que la décentralisation voudrait redonner de la vitalité aux régions. Il se trouve également que lesdites régions sont désormais plus administratives que culturelles, Nantes n’étant par exemple pas rattachée à la Bretagne, et la région Centre-Val de Loire étant le résidu de toutes les autres régions alentour. L’huile d’olive, de culture méditerranéenne à l’origine, opposée aux régions du beurre ou du lard, est devenue aujourd’hui le marqueur des couches sociales aisées. On assiste à une hausse de la consommation de bière aux repas (sur « la mode craft américaine des microbrasseurs ») alors que la France est une nation de multiples vins régionaux. La galette des rois s’est répandue sur tout le territoire bien que la brioche existe encore dans certains lieux du Sud.

La raison en est sociologique, les études faisant rompre les amarres avec le terroir natal avant les divers emplois, la retraite et la fin de vie ailleurs. Les zones de stabilité démographique sont plus restreintes : l’Alsace Moselle, le Nord-Pas-de-Calais, la Manche et le Finistère. Les auteurs observent que 78 % des décédés sont désormais nés dans un autre département. Les marqueurs régionaux anthropologiques pointés par Emmanuel Todd en 1990 ne jouent plus. Les écarts sont liés de nos jours à l’immigration (fécondité plus forte) et à l’autonomisation des individus (divorce, monoparentalité : 24 % en 2018, deux fois le chiffre de 1980).

Cette culture déjà brassée possède une surcouche yankee : l’américanisation des années Mitterrand a suivi les chanteurs, le cinéma et, dès les années 1990, les séries télévisées des chaînes privées. Depuis 1986, les meilleures entrées cinéma sont des films américains. Coca-Cola, McDonald’s, Disney, sont autant de « garnisons romaines réparties dans les provinces de l’empire » p.387. La fête d’Halloween a surgi alors qu’elle n’existait pas en France, le Black Friday remplace les soldes et les Buffalo Grill les brasseries tandis que les clubs de danse country s’installent un peu partout. L’imaginaire du Far-West est le plus populaire. Les clubs de bikers sur le modèle américain se répandent parmi les jeunes. L’Île-de-France et les grandes métropoles du Sud sont les plus touchées, « un bon terrain d’implantation de l’imaginaire américain sur un substrat culturel qui a été fortement chamboulé », jargonnent les auteurs p.398. La pop culture commerciale devient une culture « hydroponique » p.399. 27 % des Français sont allés aux États-Unis une fois au moins. Tout ce qui est « bien » vient des États-Unis, du mimétisme entrepreneurial des écoles de commerce au style de vie yuppie de Wall Street (aérobic, footing, loft, surf, business english), jusqu’aux plus récentes utilisations des réseaux sociaux pour les campagnes électorales. Même les gilets jaunes imitent les routiers canadiens qui imitent les partisans de Trump lorsqu’ils bloquent la capitale Ottawa. L’usage de la langue anglaise est un marqueur social, 29 % des jeunes la parlent mais surtout les bac+5 à 75 %. Les Masters et grandes écoles regardent les films et lisent volontiers livres ou magazines en version originale.

Il n’y a pas que les États-Unis dans la globalisation de la culture. À partir des années 1990, existe une influence japonaise : manga, sushi, Nintendo, dessins animés à la télévision (dès Goldorak), ainsi que les films comme Le dernier samouraï, Lost in translation, Wasabi. 6 % des Français se sont rendus au Japon, destination plus élitiste que les États-Unis ou même la Chine.

Une autre couche culturelle qui vient se superposer est la couche maghrébine : halal, kebab turc, chicha. La réislamisation frériste et la hausse globale du pouvoir d’achat ont engendré un commerce de charcuterie halal (à base de volaille), de viande de bœuf tuée selon les rites et de bonbons sans gélatine de porc (Haribo). La formule tacos est une invention de banlieue, une bombe calorique générationnelle des moins de 35 ans. Nous assistons à l’« avènement d’une génération d’entrepreneurs de banlieue nourrie de culture managériale à l’américaine » p.427. Les prénoms arabes sont passés de 7,3 % en moyenne en 1983 à 15 à 20 % en 2019. Ils forment 40 % des prénoms en Seine-Saint-Denis et 25 % dans le Rhône.

Pour la nourriture, le Vegan et le bio sont à Grenoble, illustrant « la gentrification, la patrimonialisation et le détournement », ces trois étapes indispensables à une culture pour s’imposer dans la durée. Le bœuf bourguignon et la blanquette de veau baissent au profit du couscous et de la pizza, tandis que steak frites et poulet frites demeurent stables. La variété française est moins écoutée tandis que la musique des quartiers (le rap) se répand dans la toute nouvelle génération.

Au total, qu’est-ce qu’être de culture française ? User de la langue sans doute, mais rester ouvert à tous les vents du large comme de ceux qui montent des profondeurs de la transition démographique : place à l’islam, à la culture du Maghreb, aux allégeances multiples. L’empreinte américaine demeure cependant la teinture principale, touchant toutes les strates sociales et désormais toutes les générations.

Jérôme Fourquet et Jean-Laurent Cassely, La France sous nos yeux – économie, paysages, nouveaux modes de vie, cartes de Mathieu Garnier et Sylvain Manternach, Seuil 2021, 494 pages, €23.00 e-book Kindle €16.

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Transposition des styles de vie exposée par Fourquet et Cassely

Quarante ans d’écart séparent la France d’avant de la France d’après, telle qu’exposé par le livre bilan de Fourquet et Cassely, déjà chroniqué sur ce blog, Du point de vue des classes sociales, hier c’était la moyennisation, aujourd’hui la polarisation. Toute la société s’écarte de la moyenne, précédemment l’étalon idéal auquel mesurer son écart-type : le revenu moyen, le niveau moyen, la classe moyenne. Cette démoyennisation se fait par le haut, par le bas, et par les côtés.

L’effet de sablier du haut en bas se manifeste par les styles de vie liés à la consommation. Les campings passent de la tente au bungalow, articulés entre Premium ou de seconde main. Les clubs de vacances passent des VVF au Club Med de luxe. Les stations de ski délaissent les logements collectifs pour les chalets haut de gamme. L’altitude pour la neige et la qualité architecturale déterminent le prix des stations et la sociologie des skieurs. Ce sport devient d’ailleurs une niche de plus en plus élitiste (et peu écologique). Les cafetières passent du filtre à la dosette tandis que les boîtes de nuit voient leur public baisser au profit de lieux plus privatifs ou carrément de rave parties populaires en pleine campagne où le petit commerce des drogues diverses s’épanouit à plein.

De l’autre côté, c’est la France du discount, de l’occasion et de la débrouille. L’électroménager et l’électronique ne sont plus des vecteurs de statut social, ils sont démocratisés. Mais coexistent des modèles très haut de gamme fort chers et des modèles bas de gamme accessibles. C’est la même chose dans l’automobile avec (outre les modèles électriques ou hybrides onéreux malgré les aides gouvernementales), les berlines allemandes ou japonaises de luxe et le modèle Dacia de base, fabriqué initialement pour les pays pauvres.

La désindustrialisation a fait baisser les moyens de consommation et augmenté les achats délocalisés. Le luxe est de consommer français et artisanals, le commun est de consommer chinois et industriel. Lidl, Gifi, le Bon coin sont les magasins populaires de la débrouille tandis que Carrefour Market, les boutiques d’alimentation bio et le Bon marché manifestent le haut de gamme. Dans les transports, Blablacar, Uber, les cars Macron et les trains Ouigo permettent de voyager sans guère de moyens, tandis que le TGV aux heures de pointe et les avions court-courriers sont réservés à ceux qui sont à l’aise.

Question travail, la débrouille se manifeste par la microentreprise, la chasse aux promotions, les achats d’occasion sur le net, les vides-greniers et les transactions sociales hors marché. Ils fournissent un revenu complémentaire alors que le nombre de chômeurs reste important parce que l’emploi en France n’est pas fluide. Les CDI laissent la place de plus en plus souvent aux CDD, à l’intérim, aux stages pour les plus jeunes qui courent après l’emploi, et aux multi activités, souvent au noir, pour les faibles revenus de province.

Les jeux de hasard et les paris en ligne explosent pour arrondir les fins de mois tandis que les plus éduqués, restés pauvres faute de trouver du travail qualifié, spéculent sur le Bitcoin et rêvent au trading en ligne vantés par des étudiants (souvent maghrébins) agissants depuis Dubaï (où la fiscalité est quasi nulle). Les crédits à la consommation s’envolent, comme aux États-Unis, tandis que la dimension symbolique de certains produits permet, comme aux Etats-Unis, de se poser socialement en profitant des promotions et du nom des marques. On se souvient de l’émeute sur le Nutella qu’un magasin avait proposé à bas prix pendant un temps limité. La surconsommation est une incitation permanente pour imiter l’élite. Elle aboutit à une paupérisation objective et à une forme d’aliénation car on ne reste pas soi-même quand on veut singer l’autre.

Le nouveau modèle commercial est fondé sur l’e-commerce flanqué de quelques boutiques de prestige en centre-ville. Cela dégrade l’attrait de la périphérie pour ceux qui ont les moyens et la change en ghetto pour ceux qui ne peuvent en sortir. Des néo-boulangeries artisanales bio avec pain au levain et blé choisi s’opposent aux boulangeries de rond-point à grande capacité. La différenciation se fait par l’image d’authenticité et par le prix. Les cavistes, les épiciers haut de gamme aux produits bios, locaux et durables, les microbrasseries, les distilleries artisanales de whisky, les cafés de spécialités, recréent un lien social entre soi pour la classe aisée. Le prix et l’ambiance rejettent les revenus et les habitus qui ne sont pas à la hauteur.

Comme sous l’Ancien régime, la noblesse de patrimoine et de revenus donne le ton et entraîne par imitation les classes immédiatement inférieures qui voudraient accéder à leur niveau de vie, puis les classes populaires qui triment à courir derrière. Ce qui explique certains désengagements sociaux et politiques d’une partie de la jeunesse qui n’a aucun espoir d’ascension sociale et préfère se retirer hors de la culture, hors des diplômes, hors du travail régulier reconnu, hors de la consommation, hors des villes, pour vivre une petite vie individualiste de petits boulots, de bricolage et d’assistance sociale. C’est la démoyennisation par le côté, la fuite du « Système » et de la roue du hamster.

La France d’après est déjà celle d’aujourd’hui et ces tendances ne peuvent que s’accentuer, l’américanisation mondialisée suscitant un déracinement propice aux dérives spirituelles, mentales et politiques. Encore une fois, les gilets jaunes et Zemmour n’ont pas surgis par hasard. Comme dans les années trente, la société des riches et des pauvres se polarise sur le capitalisme ou le communisme, Biden ou Poutine. Si l’histoire ne se répète jamais, elle bégaie souvent.

Jérôme Fourquet et Jean-Laurent Cassely, La France sous nos yeux – économie, paysages, nouveaux modes de vie, cartes de Mathieu Garnier et Sylvain Manternach, Seuil 2021, 494 pages, €23.00 e-book Kindle €16.

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La désindustrialisation change la société disent Fourquet et Cassely

Dans leur livre bilan sur quarante années de changements en France, déjà chroniqué sur ce blog, les auteurs pointent en premier les bouleversements dans l’industrie. En bonne sociologie influencée par le meilleur du marxisme, l’infrastructure commande (ou influe, selon votre degré de marxisme) sur la superstructure – l’économie sur la société. Depuis les années 1970 – deux générations – la France a profondément changé. Elle s’est massivement désindustrialisée, s’orientant de plus en plus vers les services et le loisir, devenant sociologiquement une société à l’américaine. Pour le meilleur (destiné aux privilégiés) et pour le pire (laissé aux petites mains).

La France sous nos yeux est donc la France d’après, celle qui va voter pour le prochain président. La crise sanitaire a révélé l’ampleur de la désindustrialisation qui a eu lieu depuis 40 ans dans toutes les filières. Sauf dans le luxe, seule excellence où la « marque France authentique » est reliée à la mondialisation. Mais généralement, les écolâtres formés aux méthodes américaines les ont appliquées de façon scolaire – sans rien du pragmatisme yankee. C’est ainsi que la vision erronée de la grande entreprise « sans usine » a ruiné Alcatel. Ou que les magouilles qu’Alstom a laissé accomplir – avec une légèreté toute française sur le droit – ont conduit à sa vente forcée à General Electric sous peine d’une amende record. La dépense publique financée par la dette a pris le relais de l’investissement industriel, laissant la plupart des secteurs sous perfusion, ce qui n’est pas une situation durable. On le voit avec EDF, entreprise semi-publique et semi-privée dans laquelle l’État vient d’imposer de perdre de l’argent pour motif électoraliste.

Les gens peu formés n’ont pour débouchés désormais que la santé, le social et la grande distribution, ce qui change la sociabilité. Les anciens liens de l’usine, du syndicat, de la cité, du parti ou du stade sont dénoués. Les travailleurs sont désormais seuls, ce pourquoi certains ont été tourner autour des ronds-points, seuls centres anonymes qui pouvaient les réunir. Ce pourquoi aussi les peu lettrés des banlieues n’ont pour recours que le trafic de drogue et les petits casses.

Le secteur primaire s’est effondré avec brutalité, la pêche comprenant 11 500 bateaux en 1983 contre 4500 seulement aujourd’hui, transformant les ports de pêche en havre de plaisance. La fermeture des mines et des carrières les a transformés en musées ou en bases de loisirs, conduisant à l’essor d’un nouveau tourisme très différent du précédent – où l’on allait à la rencontre des gens et du paysage. L’agriculture s’est effondrée d’un tiers depuis 1970 et la grande distribution a imposé ses prix dans l’alimentaire. Les grandes surfaces ont quadrillé la France en remodelant le paysage et ont dévitalisé les centres-villes.

Les anciens magasins d’usine, transformés en villages de marques, sont un nouveau tourisme conditionné par les points d’accès. D’où l’importance des autoroutes, dont a profité la logistique du commerce en ligne. L’axe Londres-Milan qui génère 60 % des achats en ligne en Europe, a conduit à installer des centres logistiques sur d’anciens sites industriels le long des autoroutes, à l’aide de primes publiques. Les camions remplacent le train : en 1974, 45 % du total des marchandises était transporté par le ferroviaire contre 9 % seulement en 2020. Au détriment de l’écologie, évidemment. Les sempiternelles grèves pour tout et n’importe quoi des cheminots en ont rajouté sur la perte d’attractivité, comme quoi l’ancien monde précipite la survenue du nouveau, comme par pulsion suicidaire (ce fut aussi le cas des taxis, des hôtels, de la presse papier, de la télévision …). Le trafic de drogue profite également des autoroutes et les go-fast vont du sud de l’Espagne jusqu’à Amsterdam en passant par tous les points relais de l’Hexagone et de la Belgique.

C’est ainsi que hors des axes, une partie du territoire a été mise en tourisme. Les compagnies low-cost offrent des vols à bas prix, ce qui démocratise l’avion (pour les classes moyennes) au détriment de l’écologie une fois encore. La voiture est de plus en plus taxée via l’essence, les assurances, le contrôle technique, la limitation de vitesse, l’interdiction progressive du diesel, les restrictions de circulation. Rien de cela ne gêne les classes aisées qui vivent dans les grandes villes où la voiture est moins utile et dont le budget transport ne représente de toutes façons qu’un faible pourcentage des revenus, tandis que cela impacte à plein les classes populaires qui ne peuvent pas toujours bénéficier des transports publics dans leurs périphéries et campagnes. L’État joue donc un rôle crucial par son laisser-faire dans la montée des inégalités sociales comme dans l’aménagement du territoire depuis Mitterrand. Les endroits où le TGV ne passe pas deviennent des déserts progressifs, d’où les services publics partent et que les médecins libéraux désertent.

Dans le même temps, le recul des heures travaillées augmente le désir social pour les loisirs. Les parcs d’attraction surclassent les musées et autres lieux culturels traditionnels. Les pandas attirent plus que Chambord, le zoo-parc de Beauval et Disneyland plus que le musée du Louvre ou le palais de Versailles. Ainsi passe-t-on de la culture classique française à la pop culture de masse à l’américaine. Les festivals de rock se multiplient, tout comme les clubs de danse inspirés des USA et la mode western. Les cinémas multiplexes font déserter les centres-villes pour le plus grand profit des périphéries commerciales vouées à la consommation de masse.

Tout cela change une société et ne va pas, à mon avis, dans le bon sens. Ainsi s’explique en partie la « réaction » politique à la fois des classes populaires autour des gilets jaunes, et des classes aisées autour d’Éric Zemmour. Tous ont la nostalgie du monde d’avant, alors que la pandémie a précipité le monde d’après. Aucun des politiciens, hors les plus pragmatiques, ne voit clair dans ce qui survient et comment il faudrait s’y adapter sans y perdre son âme. C’est cela qui va se jouer d’ici la prochaine génération.

Jérôme Fourquet et Jean-Laurent Cassely, La France sous nos yeux – économie, paysages, nouveaux modes de vie, cartes de Mathieu Garnier et Sylvain Manternach, Seuil 2021, 494 pages, €23.00 e-book Kindle €16.99

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Bilan d’une génération 1980-2020

La revue Le Débat en 2001 a fêté ses 20 ans par un bilan des changements intervenus durant cette période en France. L’intérêt d’une telle rétrospective intellectuelle ? Remettre dans son contexte les phénomènes contemporains, voir d’où ils viennent, donc ce qu’ils signifient. Vingt plus tard encore, fin 2019, les mutations de la période 1980-2000 n’ont fait que s’accentuer, pas en révéler de nouvelles.

Parmi les changements majeurs, la politique s’est désacralisée, l’État s’est appauvri et les Français ont résisté.

La politique est devenue plus technicienne : le président de la Réserve fédérale américaine est perçu plus comme président des États-Unis que le président politiquement élu. L’adaptation française à ce phénomène a été la décentralisation, la cohabitation, l’irruption des agences et hauts comités indépendants, et l’intégration européenne. Le sacré des idéologies, communiste puis « socialiste » des Droits de l’Homme, a laissé la place à l’équilibre des pouvoirs et au droit. On appelle ça « le libéralisme ». Il s’applique en politique, à la vie privée, aux mœurs – mais aussi à l’économie. Or le libéralisme, inventé en France contre l’Etat absolutiste parisien, royal et catholique par Voltaire, Montesquieu, Diderot et Tocqueville, n’est pas l’anarchie libertarienne de la loi de la jungle où « l’homme est un loup pour l’homme » – version inventée aux Etats-Unis des pionniers par Henri David Thoreau, Murray Rothbard et Robert Nozick. L’Europe n’est pas l’Amérique. L’Etat qui protège et règlemente les conflits entre les intérêts privés au nom de l’intérêt général est un Etat qui intervient. Avec quel dosage ? Là est le débat – pas dans la disparition de l’Etat.

L’État français, quant à lui, accapare toujours plus de la richesse nationale tandis que les services qu’il rend sont de moins en moins performants : armée (on l’a vu durant la guerre du Golfe), éducation (de plus en plus bureaucratique et de moins en moins en prise sur la réalité sociale), justice (toujours plus lente et de moins en moins comprises). L’intérêt public n’est plus aussi légitime après la reconnaissance des délires de Vichy, de la faillite du Crédit Lyonnais et de l’incendie des paillotes corses. Échec des réformes, démagogie, féodalités politiciennes, absence de vision d’avenir, dogmes idéologiques : pauvre politiciens ! Ce pourquoi l’Etat en France doit reculer, pour laisser la société civile respirer. C’est un peu ce que revendiquaient de façon pataude les gilets jaunes avec leur référendum d’initiative populaire.

Les Français ont résisté à cette déliquescence comme à la crise économique due au franc trop fort et aux politiques monétaires restrictives (jusqu’en 2010) de l’euro. À la base, les institutions freinent : familles, municipalités, associations. L’ascenseur social n’est pas en panne mais ralenti, et de nouveaux clivages surgissent : privé/public avec leurs inégalités devant les salaires, les retraites et le chômage, actifs/retraités, grandes écoles/universités, ville/banlieue, constellation sociologique centrale (qui gère les associations, lance les modes, influence administration et politique)/constellation populaire (qui refuse les évolutions en cours et la dégradation de son niveau de vie et vote PC, FN ou Chasse, pêche, nature et traditions). L’individualisme croît comme la recherche de communauté. Quand l’État central recule et que le relais n’est pas pris par les collectivités décentralisées, les clans se reforment. Le compagnonnage d’entreprise a laissé la place aux réseaux sociaux et les syndicats aux « mouvements ». La sexualité n’est plus épanouie comme en 1968 mais un problème, bien décrit par Michel Houellebecq. L’organisation de type mafia n’est pas un épiphénomène mais une forme sociale qui répond aux désordres politiques ; elle est l’autre face de la déréglementation, un problème surgi de la loi de la jungle. Lorsqu’on se retrouve tout seul, on cherche protection. Y compris dans « le retour » des religions – souvent moins croyantes que rituelles et communautaires.

Après les changements, les modèles : Mitterrand, mondialisation, culture jeune, société médiatisée.

François Mitterrand fascinait toujours : 220 livres sur lui avaient été publiés à fin 2000. Il apparaît en pleine lumière mais on ne se sait au fond rien de lui (sa maladie, son pétainisme, sa double vie). Il a mobilisé la gamme complète des thèmes humains : le rapport à la souffrance, l’amitié, la famille, le pouvoir, l’expression de soi, la fidélité à soi-même, le rapport à l’irrationnel, l’interrogation sur la mort. Il est, en l’an 2000, un exemple de vie bien remplie, mouvementée, riche, en bref réussie.. En 2019, il s’éloigne ; les gens lui préfèrent De Gaulle, figure tutélaire, ou Chirac, ce spadassin de la politique qui n’a pas foutu grand-chose une fois au pouvoir – sauf dissoudre pour amener la gauche à gouverner 5 ans ou à  bafouiller de « ne pas appliquer » une loi pourtant votée et qu’il a lui-même promulguée… mais qui, par sa mort, rappelle les années « d’avant ».

La mondialisation a vu le triomphe du marché, la concurrence de tous pour tout, l’élévation globale de la richesse mais le creusement des inégalités, l’emballement de la technologie et les craintes qu’elle suscite, le pillage des ressources ; l’universalisation de l’opinion et de la morale mais principalement celle de la culture dominante américaine ; la prise de conscience que les grandes questions sont planétaires (échanges, finances, trafics, ressources naturelles, climat, données numériques, maintien de la paix). En contrepartie, la pensée du premier venu reçoit sur les réseaux sociaux la même dignité que celle du philosophe ou du spécialiste, même si un authentique travail de la pensée ou de la recherche nécessite des outils conceptuels et des référents qui sont très longs à acquérir. Chacun « se croit », dans un narcissisme ambiant exacerbé par l’exigence d’exister soi dans un monde cruel où l’on se trouve bien seul.

Les cultures jeunes d’aujourd’hui ont une stratégie de l’esquive. Ils ne sont ni pour ni contre, ni de droite ni de gauche, ni impliqués ni indifférents : ils auto-référencent. L’adepte de la glisse ne cherche pas à fuir la ville mais en use comme un terrain de jeu, en décalage avec la génération d’avant. La jeunesse n’est plus révolutionnaire mais insurrectionnelle. Elle libère une zone pour un temps bref : événement festif, rave party, ZAD, manif. Après ? – Rien. La politique continue comme avant, sans eux. L’hédonisme dionysiaque expérimente. Le narcissisme des corps triomphe en selfies constamment renouvelés et publiés – allant parfois jusqu’au nombrilisme du moi. Le principe de plaisir est roi. Les particularismes veulent tous des « droits » au nom du « respect » qui serait dû à leur petit mais unique ego. Rien de cela n’est grave, aussi vite oublié que survenu. Il n’y a que les naïfs d’extrême gauche pour croire en faire une politique ; malgré « la crise » et malgré tout, ils demeurent minoritaires.

Car la médiatisation joue son rôle d’amplificateur et d’éternel présent. Les saltimbanques s’érigent en donneur de leçons au nom du politiquement correct, ils manipulent l’émotion au détriment du débat raisonné, ils relaient les fantasmes (OGM, GPA, rumeurs, périls « brun », grand remplacement, apocalypse climatique). Ils se font de la publicité en se donnant le beau rôle envers les exclus, les victimes, les sans-papiers, les réfugiés, les immigrés, les violées, les battus. Malgré le net, l’intelligentsia française reste fascinée par le petit écran comme le phalène par la lampe : histrionisme, bavardage, vanité, posture, vide intellectuel masquée par le beau ramage, permettent d’occuper le terrain au détriment des arguments et parfois du réel. Il s’agit de se faire voir comme on vend une lessive ; pour cela, outrances verbales, violence du ton et injures personnelles sont le meilleur moyen de faire du marketing pour soi – le buzz.

Nous ne pouvons qu’en admirer d’autant la pratique mitterrandienne de tenir la chaîne culturelle par les deux bouts, de la haute intelligentsia au show-business : les deux se légitiment l’un l’autre. Une leçon pour Macron ? La vertu sans peine est ainsi largement diffusée, commentée et légitimée, comme au beau temps de l’agence Tass soviétique. Conformisme idéologique et manichéisme moral en sont la résultante inévitable, parfaitement accordés au langage consensuel et binaire des médias comme à l’esprit radical et généreux de la jeunesse, toujours au présent – et qui ne juge du passé qu’au filtre de l’immédiat (la collaboration, le consentement sexuel, l’enrichissement politique, les pratiques en usage).

Voici donc le monde tel qu’il était en 2000. En 2020, vingt ans après comme dirait l’autre, rien n’a changé au fond… La crise financière a eu lieu, appauvrissant un peu plus les Etats par la dette, l’énergie s’est faite plus rare, créant une atonie de la croissance et des craintes millénaristes sur le climat, les réseaux ont explosé tout en révélant la traque massive et sans contrôle des données personnelles, le narcissisme s’est accentué avec son cortège de selfies musclés, de kits de survie, de comportements antisociaux et autres armures de protection, voire d’allégeance à une communauté d’idéal (Daech, suprémacisme blanc, Israël envers et contre tout). La Chine prend sa place de puissance due à sa population et les Etats-Unis ne cessent de décliner, comme l’Europe et la Russie, engendrant des nationalismes biberonnés aux ressentiments sociaux et culturels. En phare de la nouvelle ère, le clown Trump et sa tromperie, sa vanité crasse d’égoïste parvenu, sa traitrise envers tout « allié », sa volonté de dominer toute négociation au nom du Deal-roi. Et les illusions du Brexit.

Il est vain de souhaiter changer le monde mais beaucoup plus subtil de le subvertir là l’on se sent concerné. Le décalage, la transgression, la réflexion, la gratuité, permettent de voir plus loin et de susciter plus d’attachement où c’est utile, dans les situations concrètes. Soyons donc subversifs !

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Jean d’Ormesson, C’est une chose étrange à la fin que le monde

Essai plutôt que roman bien que Dieu parle (« le Vieux » comme disait Einstein), cet étrange objet littéraire cherche à faire le point sur le sens du monde. Vaste programme ! Il fait appel à toute l’érudition historique, philosophique et scientifique de l’auteur, penchant comme chacun sait du côté de la religion et du Dieu catholique.

Il y a trop de choses que l’on ne sait pas malgré la science astrophysique pour qu’il n’y ait pas, pour l’auteur, un « sens », caché à nos yeux myopes. Il se découvre par l’histoire du savoir, depuis l’infinitésimal du Big bang jusqu’à la physique quantique et la relativité générale qui permettent de l’entrevoir. Le reste ? L’inconnaissable ? L’avant mur de Planck des premières fractions de la seconde avant le Bang ? – C’est « Dieu », évidemment – ou peut-être bien.

Dieu qui n’est pas objet de connaissance que l’on pourrait prouver, mais croyance dans laquelle on saute par un acte de foi. Jean d’Ormesson se dit au fond agnostique, il « ne sait pas », mais parie sur Dieu plutôt que rien. L’univers n’est que le roman de Dieu, que l’auteur recrée en imagination comme Proust revit son existence par la mémoire depuis sa chambre. La stupeur d’exister l’a saisi sortant de l’onde, un jour éclatant de soleil en Méditerranée. Un vertige du néant qui fut comme un vertige de Dieu.

Il ose dès lors la banalité de « Café du commerce de la cosmologie et de l’histoire du monde » (p.1010 Pléiade) pour poser les bases d’un sens. Y passent bien entendu les marottes de l’auteur : le temps, la mort, le hasard et la nécessité qui l’obsèdent et dont il se moque sans vraiment les réfuter. Il est préoccupé de l’ette et du nonette, comme disait l’auteur de Zazie dans le métro, métaphysicien du quotidien. Jean d’O cite la fillette p.967 : « Poussière d’étoiles, mon cul ! » Mais il préfère quant à lui nager dans les hautes sphères et détailler les milliards d’années – une nique aux théologiens confits de la vieille Eglise qui dataient l’origine du monde de 4000 ans seulement parce que c’était écrit dans la Bible.

Mais ce résumé wikipédique en deux parties : le rien, la mort, tiré des grandes œuvres philosophiques remerciées en fin de volume comme des livres contemporains de Jeanne Hersch et Trinh Xuan Thuan, est étonnamment vivant. Il est « du songe sur du songe » (p.1010) mais est suivi d’un index scientifique des noms de personnes et de lieux ! Le lecteur comprend tout parce que tout est expliqué pas à pas, d’une belle langue qui ne contient aucun jargon ni terme de mode.

Faut-il aimer pour aimer, sans croire à un quelconque au-delà, comme les athées et les agnostiques le pratiquent ? Ou « obéir » au supposé Dessein intelligent de Dieu qui nous commande selon le Livre ? Nul ne sait, chacun choisit plus ou moins selon sa famille, son milieu, sa culture, son pays, le hasard.

Jean d’Ormesson, avec ce livre qui résume ses connaissances sur Dieu et le néant, fait le point. Dieu existe-t-il ? Qu’y a-t-il après la mort ? Ces deux questions n’en font qu’une et la réponse est « peut-être » : « le mystère est notre lot » mais « L’Être est, c’est assez ». Le monde a dès lors cessé d’être absurde et prend un sens ; l’homme n’est plus seul responsable mais « chaînon d’une chaîne qui nous dépasse de très loin » p.1049. Mais le sens est une croyance, pas une vérité ; Jean d’Ormesson ne convaincra que ceux qui ont la foi ou le besoin de croire.

Il écrit ce bilan pour lui d’abord mais le partage. Cet état du savoir le rassure : il sait où il en est et cela suscite en lui admiration, gaieté et gratitude. Et subsiste alors une toute petite mais grande chose : l’espérance !

Nul ne sera étonné que son ultime phrase soit : « Tout est bien ».

Jean d’Ormesson, C’est une chose étrange à la fin que le monde, 2010, Pocket 2011, 288 pages, €7.60 e-book Kindle 8.99

Jean d’Ormesson, Œuvres tome 2 (Le vagabond qui passe…, La douane de mer, Voyez comme on danse, C’est une chose étrange…, Comme un chant d’espérance, Je dirai malgré tout…), Gallimard Pléiade 2018, 1632 pages, €64.50

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Jim Harrison, Nord-Michigan

jim harrison nord michigan

Inspirée par sa propre histoire, ce roman se passe dans l’état où il a vécu enfant, avec un personnage de 43 ans issu de « Suédois bornés » comme lui et affublé d’un handicap comme lui, sauf qu’il ne s’agit pas de l’œil mais de la jambe. Il s’agit d’une vie qui aurait pu être la sienne mais qui ne l’a pas été. Exploration d’un destin parallèle désiré ? D’une absence d’aiguillage ?

Nous sommes avec ce roman au cœur même de la personnalité de Jim Harrison : une masculinité qui frise le machisme, une faiblesse intime qui le fait toujours désirer l’ailleurs, une incapacité à se lier pour la vie peut-être parce qu’il ne s’aime pas, l’étourdissement au sexe, à l’alcool, à la perte de soi dans la nature…

Joseph est professeur des écoles dans le rural, où les élèves sont si peu nombreux que les classes sont regroupées dans les années 1950 jusqu’à l’âge du ‘college’, de 6 à 18 ans. Sa jambe prise à 8 ans dans la courroie d’une batteuse, il traine la patte et est resté à la ferme avec sa vieille mère, tandis que ses six frères et sœurs sont partis au loin ou morts. Lui s’est enraciné, pas paysan pour un sou mais aimant la campagne et la forêt, la solitude et la littérature. Il aime aussi les femmes.

Rosealee est demi-indienne, une amie d’enfance ; Catherine est l’une de ses élèves de 17 ans. Avec Rosealee, c’est une longue histoire, l’affection du primaire a failli se transformer en baise torride à 13 ans dans les maïs, mais Joseph a éjaculé par terre alors que sa sœur l’appelait. Il n’a pas recommencé, pris entre la honte biblique et la timidité adolescente. Rosealee s’est donc tourné vers le beau mâle dominant de leur groupe, Orin. « Toutes les filles de l’école, même les plus âgées, étaient folles d’Orin. Il était le meilleur partout, mais il était tout le temps fourré chez Joseph, parce qu’il n’était pas très heureux chez lui. Et Rosealee était là aussi, très souvent ». C’est ainsi que l’amour arrive.

Rosealee s’est mariée à Orin, la guerre est survenue et Orin, avide d’ailleurs, y est resté, laissant un fils, Robert. Veuve, Rosealee renoue avec Joseph, ils font l’amour, tranquilles, en parfaite connaissance l’un de l’autre. Mais Joseph ne se décide pas à l’épouser. Pourquoi ? Parce qu’il se sent coupable de son ami perdu, du fils qu’il a laissé et qu’il a dans sa classe parmi les grands, du temps qui a passé et des enfants qu’il n’aura pas. Mais aussi parce qu’il baise une délicieuse jeunette nymphomane qui prend l’air de rien en cours devant les autres (ce qui est excitant) et chevauche nue son cheval dans l’écurie en attendant son vieil amant (ce qui est encore plus excitant). Catherine s’envole sur la balançoire des petits pour montrer sa chatte sous la jupe qui se relève, Catherine se frotte les seins avec un glaçon à whisky, puis le sexe, « mets-le moi dedans et viens », dit-elle à son prof amant. Ils font l’amour dans le foin et elle aime ça, Catherine, même si aucun avenir n’est possible avec elle et le qu’en dira-t-on.

La critique sociale ne va pas sans ironie de la part de Jim Harrison : « Le prêtre [luthérien suédois] trouvait que, sur ce point [le refus d’enterrer les suicidés], les catholiques étaient des barbares, pire même que les baptistes qui se souciaient tant d’éviter de danser, de boire, d’aller au cinéma et de forniquer, qu’ils en avaient oublié le Seigneur ».

Un vieux docteur qui a connu Joseph petit arbitre en sage les tourments sentimentaux des uns et des autres. Il fait ‘partir’ la vieille mère qui souffre trop d’un cancer, il encourage Rosealee à pardonner ses frasques à Joseph, il accompagne Joseph qu’il a connu enfant à la chasse au daim et à la grouse ou à pêcher la truite dans les endroits propices. Mais l’école va fermer, trop peu d’élèves. Rosealee est engagée à la ville, pas Joseph, qui s’est fâché avec le superintendant tant le politiquement correct l’emmerde. Il veut désormais être libre, vivre de sa ferme et de ses chasses, indépendant comme un pionnier. Donc choisir la femme plutôt que la fille, Rosealee plutôt que Cathreine, les habitudes plutôt que le grand large.

L’auteur, né en 1937, publie à 39 ans son bilan à mi-vie. Un bilan de la quarantaine romancé, réinventé comme s’il avait vécu autrement. Un retour doux-amer sur une région qu’il aime et où il aurait pu rester, une enfance qu’il aurait pu prolonger à l’âge adulte en enseignant aux jeunes : il voulait être pasteur. Mais il quitte le Michigan pour Boston et l’université. Il ne reviendra dans la région qu’en 1967, à 30 ans, avec sa femme et ses filles, pour vivre près du lac Leelanau. Il aurait pu rester, être fermier. Tel est le titre du livre en anglais (Farmer). Il ne l’a pas été.

Jim Harrison, Nord-Michigan (Farmer), 1976, 10-18 1993, 222 pages, €6.60

Jim Harrison, Œuvres, Bouquins Robert Laffont 2010, €24.50

Les œuvres de Jim Harrison déjà chroniquées sur ce blog

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Trop de choses à faire ? – s’organiser

Bientôt le bac, les mémoires, la thèse, les vacances. Ce qu’il y a de bien avec la jeunesse, c’est qu’elle remet en cause les évidences de l’âge mûr. Elle oblige à revenir avec des yeux tout neuf sur ce que l’on fait machinalement avec l’expérience, exigeant la revue des acquis. Ainsi de François : « mais comment fais-tu ? Moi, déjà avec un mémoire, je m’en sors pas. Qu’est-ce que ce sera quand j’encadrerai une équipe !… »

Réponse à François : s’organiser.

Durant les études comme durant le boulot, ce qui compte est de savoir où l’on va, en combien de temps et avec quoi. A partir de cela, il suffit de faire un plan et de s’y tenir. Une étape après l’autre.

Que veut-on de moi ?

  • Pour quel travail suis-je payé ? Quel est l’objectif du temps passé en classe ou au travail ? – Répondre à cette question permettra d’établir des priorités et de laisser l’accessoire à sa place.
  • Le but est-il un mémoire de recherche ? Pourquoi alors se disperser dans les lectures hors sujet ?
  • La fonction est-elle de gérer une équipe ? Pourquoi alors passer son temps à faire de l’administration ? Il faut savoir qui donne l’objectif, en parler avec ce chef ou ce prof, et s’y tenir.

Une fois l’objectif déterminé, quelle est mon univers d’intervention ?

  • Il y a ce que je dois faire moi. Il y a ce que je peux déléguer.
  • Outre ce qui fait partie de ma fonction, il y a ce qui n’en a pas l’air, par exemple voir ce que font les autres équipes ou comment avancent les autres recherches.
  • Enfin ce qui paraît inutile en pratique mais qui est éminemment utile en symbolique, comme participer à une réunion d’information, une conférence générale, être présent à une sauterie conviviale…

Après, eh bien il faut passer à l’acte ! Ce qui veut dire planifier, puis faire le bilan, enfin évaluer ce qui est réalisé.

  • Planifier signifie établir les priorités : important, un peu moins, pas du tout ; tout de suite, dans la journée, demain. Qui doit le faire : ou moi, ou je délègue. Où je dois le faire : à la maison, au bureau, en itinérance, en bibliothèque ou à l’extérieur ?
  • Faire le bilan consiste à voir chaque soir, chaque semaine ou chaque mois, si l’on a tenu son plan. Sinon pourquoi ? Comme on ne peut pas tout faire, il faut choisir ce qui importe, ce qui est utile, ce qui répond à l’objectif et à la fonction. Si l’on a prévu ce qui peut l’être, tout imprévu sera plus facile à intégrer car les priorités sont déjà claires.
  • Évaluer va plus loin que le simple bilan : les tâches ont été réalisées, certes, mais ont-elles été efficaces ? Comment faire mieux (ou plus vite, ou avec qui) les mêmes choses ? C’est ainsi qu’on progresse.

hyperactif

Dans l’action, il faut savoir dire non

  • L’hyperactif qui fait tout, tout le temps n’est pas efficace : il s’agite, il ne réfléchit pas, il se contredit, il fonce tout seul.
  • Travailler bien, c’est travailler rationnel et en équipe. Qui dit équipe dit réunion, documentation, communication, écoute, critiques, planification. Le contraire de l’urgence et du « moi je traite les problèmes dès qu’ils surgissent » ou du « je lis sur le sujet tout ce qui se présente ». Chacun son rôle, chacun son rythme. Le professionnalisme, c’est de faire ce qu’il faut quand il faut – pas tout, tout de suite.
  • Pareil pour un travail de recherche : il doit mûrir, hiérarchiser la documentation, la vérifier, sédimenter la réflexion à partir des faits, ouvrir à d’autres hypothèses.

D’où savoir dire non. Ce qui signifie se préserver pour l’essentiel. C’est l’autre nom de la responsabilité.

Il faut aussi savoir lâcher

  • Par exemple certaines prérogatives, si un collaborateur apparaît avoir acquis le niveau de compétence pour le faire. C’est « l’élever » que de lui confier la tâche ; en contrepartie il se sentira valorisé, il travaillera en confiance, donc mieux.
  • Lâcher aussi de cette rigidité qui dégénère souvent en « comportement administratif » (très célèbre en URSS où on l’appelait « komandirovka ») : certains détails « pas de notre ressort » peuvent s’accumuler, pourrir, puis exploser. Par exemple un siège inconfortable ou une heure de départ pour une assistante qui a des enfants, ou un circuit de documents où Untel est informé en retard.
  • En recherche, on ne peut pas tout lire, tout penser, tout savoir. Il faut hiérarchiser, faire des impasses, laisser des pistes ouvertes pour d’autres travaux ou d’autres chercheurs. La maîtrise du travail est acquise lorsque la main est légère : efforts faibles pour enjeux forts.
  • Lâcher enfin de temps en temps pour de vraies « vacances ». Il faut faire le vide (de ‘vacare’ en latin), prendre le temps pour autre chose. Pas toujours quand on le veut : il peut survenir un imprévu, ou une piste de recherche qu’il faut exploiter de suite. Mais prendre le temps de passer à autre chose permet de revenir tout neuf.

Comme la jeunesse.

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Yasunari Kawabata, Le grondement de la montagne

yasunari kawabata le grondement de la montagne

Un homme dans la soixantaine, marié et père de famille, ressent de plus en plus les approches de la mort. Celle-ci surgit inopinément comme un tremblement de terre, par un grondement sourd dont on ne sait s’il vient de la mer ou de l’intérieur de soi. La terre, cette mère nature, rappelle à elle son enfant. C’est le moment de regarder en arrière, de faire un bilan de l’existence.

Shingo est marié à une femme laide et qui ronfle la nuit, mais il s’y est habitué. Il aurait préféré sa sœur, bien plus belle mais mariée ailleurs et emportée dans sa jeunesse. Ses deux enfants, Shuishi et Fusako, le garçon et la fille, sont décevants. Shuichi, marié à la ravissante jeunette Kikuko, la trompe effrontément avec une marchande de fleurs à qui il fait un enfant qu’elle veut garder pour elle. Kikuko, délaissée, refuse l’enfant de Shuishi et se fait avorter sans rien dire à personne. Fusako s’est mal mariée avec un mafieux qui vient de se suicider avec sa maîtresse et lui laisse deux petites filles. Des deux petits-enfants de Shingo, l’aînée est méchante et cruelle, comme seules les fillettes de 5 ans peuvent l’être quand on ne les aime pas. L’autre est un bébé.

Le vieux Shingo, dans ces années 1950 où le Japon s’américanise, rêve devant un masque de Nô représentant Jigo, l’éphèbe éternel, qu’il a l’étrange désir d’embrasser, amoureux de sa jeunesse. Il songe en passant qu’il aimerait bien refaire une vie avec sa belle-fille. Elle est attentionnée, fragile et affectueuse. Elle prend les choses comme elles viennent, comme il se doit, sans illusion. C’est elle, Kikuko, qui introduit même à la maison de Kamakura, dans la banlieue campagnarde de Tokyo, le rasoir électrique et l’aspirateur, ces deux symboles de la modernité occupante. Un article de journal apprend que des graines de lotus datant de 50 000 ans viennent de refleurir sous les attentions d’un botaniste… Le lotus n’est-elle pas la fleur de Bouddha ? N’est-ce pas un message selon lequel tout reste pareil, éternellement renouvelé mais avec le même élan de vitalité vers la lumière ?

Le romancier évoque la vie quotidienne à la maison, au travail, les relations entre mari et femme, fils et maitresse, mère et fille. Shingo est déçu de la vie, c’est le début de la vieillesse. Bientôt il aspirera à quitter ce monde pour rejoindre la nature qui fait mourir et renaître la vie sans cesse et sans état d’âme. Cette indifférence de la nature est l’essence même du zen, cette voie bouddhiste qui imprègne le Japon traditionnel et dont Kawabata est féru. Ce pourquoi les humains lassés des querelles de famille contemplent avec délice les cerisiers en fleurs, les érables rouges, les larges fleurs-soleil de tournesol, le grand serpent de deux mètres à demeure sous la maison, la chienne Teru qui vient mettre bas. La vie de chacun n’a aucune importance, ce qui compte est qu’elle s’inscrive dans le grand livre naturel.

La jeunesse aime bien se faire des illusions sur son avenir. Et puis l’existence passe, et le réel est moins beau que rêvé. L’épouse n’est pas celle qu’on aurait désiré, les enfants ne sont pas d’autres soi-même, les collègues de l’université s’encroûtent et ressassent. Le grondement de la montagne, sorte de Surmoi interne qui prend la voix de la terre qui se fend, est là pour rappeler combien l’existence est éphémère, que le rêve n’est jamais la réalité, que tout change sans cesse et pas comme on voudrait – et qu’il faut l’accepter. Un certain bonheur est à ce prix.

Ce roman vient du Japon d’avant, mélancolique et humain, très décalé par rapport à notre époque occidentale de fébrilité et de zapping. Mais qui repose en posant les vraies questions de la vie et de la mort, des relations humaines et du sens de la nature.

Yasunari Kawabata, Le grondement de la montagne, Albin Michel 1969, 264 pages, €13.11

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Pierre Drieu La Rochelle, État civil

Quelle idée de publier son autobiographie à 28 ans ? Mais il y avait eu la guerre, la grande, celle que tout le monde admire aujourd’hui je ne sais pourquoi, alors qu’elle fut la plus stupide des guerres européennes et une boucherie industrielle. Drieu l’a faite, en intermittent du front, puisqu’il fut deux fois blessé et une fois atteint de paratyphoïde. Il avait besoin d’évacuer l’enfance, d’effectuer un bilan de cette société qui l’avait conduit au suicide, et de sa place dans le monde.

Pierre Drieu la rochelle pléiade

Il tournera mal, Drieu, suivant Doriot dans le PPF et la collaboration, mais il est facile de reconstituer l’avenir en fonction du passé. A 28 ans, il est écœuré du parlementarisme imbécile, des généraux bureaucrates et de la veulerie bourgeoise. La France, minée par un siècle de révolutions et de guéguerres, est minable. Céline le dira avec verve, Malraux ira chercher en Orient ce supplément d’âme que Paris et la province étaient incapables de fournir, Gide testera l’URSS, comme Aragon, Claudel se réfugiera en catholicisme au Japon. Drieu, lui, est resté en France, amer et masochiste. Il fréquente Dada et André Breton, il s’essaie à la littérature.

Ce texte qu’il appelle roman est une autobiographie, une confession, une étude, un état civil. En bref une identité : qui est ce garçon né de Vitré côté mère et de Coutances côté père ? Un grand blond aux yeux bleus, élevé à Paris et l’été à la campagne, mal aimé par un père absent qui préfère sa vieille maitresse et se montre nul en affaires, et une mère qui sort tous les soirs. Chagrin à la Proust du départ maternel, angoisses, peur du noir, soupçons. D’être mal aimé marque pour toujours. A 5 ou 6 ans, Pierre appuie un couteau sur sa poitrine nue jusqu’au sang. Il torture sans vraiment le vouloir une poule à lui confiée, Bigarette, jusqu’à la faire mourir, passant devant le tribunal de la famille assemblée qui lui jette le cadavre à la tête. Moi faible, déchéance familiale, décadence collective, Pierre Drieu La Rochelle se sent « petit-fils d’une défaite », celle de Sedan sous Napoléon le petit, revanche du Boche sur Iéna, vaincu par Napoléon le grand. Avant le collège, Pierre était fou de Napoléon, conté par sa grand-mère maternelle. La réalité du jour est bien triste.

Mais 1918 est-il une victoire ? Les badernes s’en font gloire mais le sergent La Rochelle le sent bien : on a récupéré l’Alsace et la Lorraine mais à quel prix ? Pour quel avenir ? La France des rachitiques attachés au jouir et haineux du sport est épuisée, la revanche poussée à l’absurde prépare des lendemains qui déchantent. Les valeurs qui avaient cours avant guerre ne sont plus acceptables : c’est le grand vide, que chacun comble comme il peut, dans les colonies, aux États-Unis ou dans la fête perpétuelle du gai Paris. « Je voyais rarement mon père, je le craignais avec de lâches tendresses d’esclave qui secrètement choisit son maître » (I.IV), dit-il de lui enfant. Père aujourd’hui veule, père mythique adoré, Napoléon Bonaparte : « Il était si bon, si fort. Quelle douceur de se confier à sa toute-puissance. Voici le seul Dieu que j’ai connu. (…) Je rêvais langoureusement à ses gestes de brutale tendresse » (I.V). Amoureux des femmes, Drieu sera toujours attiré par la force virile. La défaite de 40 fera de lui un fasciste.

Pierre Drieu La Rochelle et chat

Il lit Nietzsche à 14 ans, bien trop tôt pour comprendre. Il prend la force au premier degré, celui de la brute, l’imagination enfiévrée. « Les enfants ne sont pas de la même époque, de la même race, du même continent que les hommes. Ils vivent dans des âges révolus ou attendus, compagnons farouchement tendres et dévoués. Ils sont audacieux, cruels, non point amoureux de la nature, mais ses maîtres » I.VI. L’enfant est innocence et oubli, un premier mouvement, disait Nietzsche. Mais quand l’enfant n’a pas sa place, donnée par amour de qui s’occupe de lui, il cherche un substitut. Il veut conquérir ses camarades en les « faisant jouer », malgré la faiblesse de ses poings. Il reste « ébahi devant les grues, les canons, les oignons de cuir des boxeurs » (III.I). Étonnant aveu : « Je ne me console pas, en m’utilisant comme personnage de roman, de n’être point un homme accompli » (III.IV). La société, le pays sont de même lâches et faibles : « Tout me disait notre petitesse, notre médiocrité entre les grandeurs nouvelles : Empire britannique, Empire allemand, Empire russe, les États-Unis qui avaient l’aigle dans leurs armes » (III.II).

Je ne m’étonne pas, moi, de ne pas aimer Drieu. J’ai lu État civil lorsqu’il est paru en collection l’Imaginaire Gallimard, vers la fin des années 70, époque où l’étouffoir marxiste, maoïste, gauchiste et socialiste, faisait espérer des bouffées d’air venues d’autres idées. Mais je n’ai rien retenu de ce livre, c’est dire qu’il m’a peu marqué. Car les œuvres disent les hommes qui les ont écrites et ce Drieu là est veule. « Les êtres faibles font de la faiblesse une idée. Ils y rapportent tout. Au moment d’agir, ils détruisent leurs actes devant cette image » (III.I). Cogle tourne court, s’intitule le dernier chapitre. Cogle est le surnom qu’il s’est donné, Pierre, peut-être de l’anglais cog, rouage… L’authenticité d’enfance a avorté. La faiblesse se cherchera une force, jusqu’à la trahison.

Mais il est facile de réécrire l’histoire quand on connaît la suite. Plus intéressant est détecter chez le jeune homme ce qui pourrait mal tourner. Doriot était communiste avant de virer nazi ; aujourd’hui, d’autres encensent Robespierre dans un national socialisme pas si loin de la démarche de Doriot ou de Drieu. Avec les riches comme boucs émissaires plutôt que les Juifs, mais toujours pour se dédouaner de la faiblesse intime : celle du pays incapable de s’adapter au monde, celle de la société jouisseuse et égoïste, celle de chacun qui vit pour soi. Le danger est grand de se chercher des maîtres pour sortir de son petit moi dans l’exaltation du peuple. État civil n’est pas identité mais matrice. C’est moins Drieu qu’il faut y voir qu’un certain type d’homme – qui existe aujourd’hui.

Pierre Drieu La Rochelle, État civil, 1921, L’Imaginaire Gallimard, 1977, 154 pages, €6.17

Pierre Drieu La Rochelle, Romans récits nouvelles, Pléiade Gallimard, 2012, 1936 pages, €68.87

Tous les romans de Drieu La Rochelle chroniqués sur ce blog

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Droite ou gauche, le bilan

Article repris par Medium4You.

Droite et gauche de gouvernement sont épuisées, les temps changent mais pas les méthodes archaïques ni les idées anciennes. A droite l’absence de tout scrupule pour devenir « le chef », à gauche les rengaines éculées des « luttes » et du mécanisme historique attribué à Karl Marx. Avec chacun ses démons extrémistes-populistes qui n’ont aucune capacité à gouverner mais le pouvoir médiatique de culpabiliser les tièdes.

Nous assistons depuis plusieurs années dans les pays occidentaux, en Europe et en France, à un glissement général vers la droite à motif identitaire : qui sommes-nous ? jusqu’où accepter la multiculture ? où sont nos frontières en Europe ? ou même dans la nation (Catalogne, pays basque…). Mais ce qu’on a appelé la « droitisation » de Nicolas Sarkozy est un malentendu. La remontée des sondages en sa faveur en fin de campagne était plus un rejet in extremis du projet socialiste poussé par Mélenchon qu’une salve d’applaudissement en faveur d’un Sarkozy renouvelé. Les 75% d’imposition sur les revenus, la hausse de la CSG touchant TOUS les revenus plutôt qu’une hausse de TVA qui représente un CHOIX de consommation, le mépris de l’entreprise et l’embauche réitérée de milliers de fonctionnaires n’ont pas – c’est le moins qu’on puisse dire – déclenché l’enthousiasme. Au contraire… Le tropisme de gauche à vouloir imposer à tous un modèle unique selon sa morale étroitement partisane ne passe pas. Les 2.1 millions de votes blancs ou nuls ont exprimé le rejet des deux candidats restants au second tour. Sarkozy n’a perdu qu’avec 1.1 million de voix : la « politique buissonnière » ne lui a pas réussi. Jean-François Copé serait enclin à reprendre les thèses de Patrick Buisson, susurre-t-on… Bon moyen d’aller dans le mur.

chat a poilL’échec de la droite est bien dû à l’ancien président. Comment faire moins crédible que de changer d’avis une fois de plus quinze jours avant le scrutin final ? Comment laisser croire qu’il serait autre qu’il ne s’est montré cinq ans durant ? Les Français révèrent l’État, ses ors et ses pompes, et la culture de tradition nationale ; ils élisent un monarque républicain, pas un histrion de télé au vocabulaire illitéraire. La communication n’est pas la politique, ni le scoop un projet. Les Français, « peuple de commandement » disent les historiens, aiment l’autorité, mais Sarkozy les a floués : il a exercé dans la forme mais pas dans le fond. L’autorité d’État exige d’être impersonnelle et au-dessus des partis comme des intérêts particuliers. Or la bonne volonté a remplacé la volonté et l’égocentrisme la personnalité.

Le bilan des années Sarkozy n’a pas été négatif : l’ouverture à la diversité au gouvernement, la Commission Attali suivie de quelques réalisations comme l’autonomie des universités, le grand emprunt, les fonds pour la recherche, l’aide à la création d’entreprise, le représentativité des syndicats, le contrôle de l’Exécutif par des pouvoirs renforcés au Parlement et à la Cour des comptes, la tentative de rationaliser les tribunaux, les hôpitaux, l’organisation territoriale, la réforme des retraites et le service minimum dans les transports publics. On a beau reprocher à Nicolas Sarkozy son tropisme en faveur « des riches », les inégalités ont moins progressé en France que dans les pays voisins durant la période et le pays a mieux tenu dans la crise… En revanche, ni le chômage, ni la dette publique, ni le niveau « extra » ordinaire des impôts par rapport aux pays européens, ni la dégradation constante de l’école, ni la crise de l’intégration républicaine (tiens, les deux ne seraient-ils pas liés ?) n’ont été remis sur la bonne voie.

Pire : la faiblesse idéologique de cette mosaïque qu’on appelle « l’UMP » est telle qu’elle a laissé croître et embellir une forme extrême aux idées plus structurées. Quoique l’on pense du fond, Marine Le Pen a un corpus idéologique plus clair que les bafouillis cacophoniques des divers caciques de l’UMP. Juppé pense-t-il comme Raffarin qui pense comme Copé, en ligne avec Fillon et Méhaignerie ? Seul « le chef » est sensé remplacer les idées, dans ce parti fourre-tout. Si le chef disparaît, pour cause d’assez vu, ne restent que les seconds couteaux, avides d’emporter le pouvoir dans le parti, sans aucun projet pour la France. Eux qui se disent « gaullistes », se souviennent-ils que de Gaulle fustigeait « ces petits partis qui cuisent leur petite soupe à petit feu, dans leurs petits coins » ? Copain comme Copé ou filer comme Fillon n’a rien de séduisant pour le citoyen au vu des dernières semaines. Le sentiment d’abandon des populaires, notamment des ruraux et des périurbains, dessine une fracture entre majorité de Français pas très douée ni très riche, et une minorité qui copine entre soi, se marie entre soi et fait entre soi des affaires et des conquêtes de pouvoir… au lieu d’élever l’électeur au monde qui nous attend.

Les mots remplacent les choses, la communication remplace l’action. Cela a été inventé sous John F. Kennedy dès 1960, mis en place par Giscard dans les années 70, mais perfectionné sous Sarkozy à cause de l’Internet. François Hollande n’en est pas exempt, jouant « épouse et concubine » dès ses premiers jours de mandat, après avoir habilement surfé sur des slogans populistes (les 75%, le « moi président de la République… »). Il a su s’entourer de couples ministériels qui rejouent flic méchant/ flic sympa comme dans les séries B, pour le plus grand plaisir du médiatique : Montebourg/ Moscovici, Valls/Taubira, Fabius/Cazeneuve, Duflot/Batho. Les fameuses « reculades » que le « peuple de gauche » reproche à son président est imitation Mitterrand (mettre deux fers au feu et voir ce qui sort) – mais revue Sarkozy (faire fuiter une position extrême puis trancher en « raisonnable » après la mousse médiatique). Ainsi de l’imposition des entrepreneurs « pigeons », de la nationalisation de Florange, de l’aéroport de Nantes… Telle était la méthode Sarko, a-t-on reproché ! On le constate, c’est surtout la méthode médiatique – fondée sur les techniques de vente les plus éculées. Le « coup de pied dans la porte » est le b-a ba du commerce : pour vous faire entendre, rien de plus sûr que de frapper un grand coup… puis de présenter ensuite votre offre raisonnable devant une assistance médusée, mais devenue silencieuse et suspendue à vos lèvres. Ce qui encourage la décision politiquement correcte, l’eau tiède multiculturelle du refus des questions qui fâchent, ne jamais appeler un chat un chat pour ne pas « stigmatiser » (même le pire délinquant). Tout doit être « normal » ! Big Brother is watching you…

chatteLes intellos-politiques ont-ils vraiment compris que le quinquennat et les nouvelles TIC (techniques de l’information et de la communication) allaient gratter bien plus vite et bien plus fort qu’avant ? Pourquoi reprocher aux politiciens leur com’ puisque c’est le système qui exige d’eux qu’ils deviennent histrions ? Mais est-ce cela qui va faire tenir les Français ensemble ? La verticalité du projet approuvé par la « volonté générale » s’oppose à l’horizontalité de la communication sur tout et rien, sans cohérence, dans le va-vite des événements qui se succèdent. François Hollande a pris ses distances, mais au point d’être apparu de longs mois comme successeur de Chirac en « roi fainéant ». Laisser du temps au débat est louable ; encore faut-il faire servir le débat à un projet global. Qui reste bien flou (quelle social-démocratie ?) diront les gentils, bien hypocrite (suivre le capitalisme anglo-saxon) diront les méchants…

La gauche de la gauche exige des mesures « révolutionnaires » et le « respect » des « valeurs », le Président, son Premier ministre et une bonne partie de ses ministres sont plutôt pères tranquilles, formés à la négociation locale au cas par cas. Avec le risque de complaisance envers les lobbies et les communautarismes ; avec le risque de contradiction permanente avec les « copains » qui rappellent en incantation 1793, 1871 et 1981. Si le désendettement d’État est privilégié, c’est encore et toujours par les impôts, pas par une réforme du Mammouth public au millefeuille ingérable. Il faut dire que le gouvernement Ayrault est aux deux tiers composé de fonctionnaires, dont la moitié de profs…

Le problème principal de la France – en a-t-on VRAIMENT conscience à droite comme à gauche ? – est la dégradation continuelle de son économie. Elle n’arrive pas par hasard. L’inadaptation à la mondialisation est avant tout culturelle : la France se voit toujours comme le phare du monde, Hugo tonnant du haut de son exil, missionnaire de vertu. Mais à gauche l’inadaptation est idéologique : la concurrence heurte notre vanité, préférons le protectionnisme, avec méfiance congénitale pour toute initiative hors de l’État qui sait tout, qui peut tout, qui contrôle tout. Énarques de gauche comme énarques de droite restent énarques. On voit tristement ce qu’ils donnent lorsqu’ils sont propulsés par copinage à la tête des entreprises : Haberer, Messier, Tarallo, Gergorin, Bouton… La France, hors le luxe, produit du milieu de gamme industriel plus cher qu’ailleurs (les voitures, le vin et même la viande ou le lait). Les parts de marchés de la France dans le monde se dégradent. En cause les coûts salariaux (dus aux taxes empilées sans réflexion) et un système juridique, fiscal et syndical qui pénalise l’emploi. Mais aussi un effort d’innovation insuffisant (faute d’encouragement à transformer une idée en entreprise), méprisé par un système d’éducation trop théorique qui sélectionne sur les maths et pas sur les capacités à travailler en équipe…

La droite est-elle apte mieux que la gauche de gouvernement à prendre ces problèmes à bras le corps ? J’en doute. Et même si 5 ans est une longue période en politique, je me hasarde à pronostiquer que le prochain président de la République s’appellera… François Hollande. La France aime le centre, même si les questions d’identité et de sécurité (sociale, économique, culturelle) inquiètent. Fillon apparaît trop velléitaire et Copé trop myope pour proposer un vrai projet. Et Sarkozy ne reviendra pas, les Français ont tourné la page.

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Moi, président de la République

Depuis 20 h, ce dimanche soir, nous avons pour cinq ans un nouveau président de la République en France. Vertu des élections libres, précédées de débats démocratiques, que peu de pays au monde permettent (regardez en Syrie, en Russie, en Chine…). 2012 apparaît comme la chronique d’une défaite annoncée, celle de Nicolas Sarkozy, mais c’est maintenant que tout commence pour François Hollande. Car rien n’est fait, le programme du parti Socialiste et des Verts est à mettre à la poubelle de l’histoire tant il rêve – alors que le présent presse : les 18% d’électeurs Le Pen, la dette, les menaces sur l’euro.

Chronique d’une défaite annoncée

Pardon de me citer, je l’avais écrit il y a deux ans en septembre 2010  et même en 2008 avec une comparaison prémonitoire avec le tempérament de Churchill. Au fond, « s’il sait présider, Nicolas Sarkozy ne sait pas gouverner. Il n’a pas compris qu’un président de quinquennat est plus chef d’équipe qu’arbitre gaullien au-dessus des partis ». Le pire ennemi de Nicolas Sarkozy, c’est lui-même. « On le sait bien, Nicolas Sarkozy n’est pas un libéral – pas même une de ces caricatures de gauche pour effrayer les enfants. Nicolas Sarkozy est bonapartiste, interventionniste, oscillant entre néo-conservatisme et néo-colbertisme, entre Guaino et Guéant, ses deux éminences grises. Et, au fond, c’est bien cela le problème : l’image que donne le président Sarkozy ». Rien de bien neuf, cela se voyait déjà durant ses premiers mois de président.

Nicolas Sarkozy a fait une mauvaise campagne. Content de lui, avide qu’on l’aime, il s’est montré sur la défensive, donc agressif. Plutôt que de mettre en avant les points positifs de son bilan (il y en a), il est passé dessus comme s’ils ne comptaient pas. Il a préféré attaquer son adversaire comme en combat de rue, plutôt que d’exercer sa faculté critique et pédagogique. Les poings plus que les mots, il est tout dans l’action, rien dans l’explication. Voyant la France à droite, comme dans les années 30, il a couru derrière Marine et a laissé tomber le centre. Marine va voter blanc (il est vrai qu’il lui serait difficile de voter noir…) et le centre se venge en laissant tomber l’agité.

Ce comportement suicidaire immature a quelque chose de la ‘Fureur de vivre’ : foncer pour compenser l’absence de père, se mesurer au couteau pour prouver sa virilité, tout au présent, sans histoire (déniée parce qu’elle fait mal) et sans avenir (par infantilisme). Nous avions cru aux réformes après l’immobilisme Chirac, au dynamisme du travail après le prurit dépensier Jospin. Échec. Au débat du 2 mai, le score est sans appel : Hollande 1, Sarkozy 0. A l’élection du 6 mai : Hollande 51.6%, Sarkozy 48.3% (chiffres définitifs). Moins que l’écart abyssal annoncé par les sondages, mais large.

Sarkozy a détruit l’image du président, il a détruit la droite rassemblée, il a été sanctionné. Peut-être le désirait-il ? Le comportement suicidaire est toujours un appel.

A l’inverse, François Hollande a joué la force tranquille. Par imitation de son grand modèle François 1, mais il a été efficace, droit dans ses convictions (peut-être droit dans ses bottes, mais durant le débat on ne les voyait pas) et surtout rationnel, cohérent. Faisant apparaître agités et incohérents les mouvements d’épaules et les redressements de veste de son concurrent.

Mais c’est maintenant que tout commence

Gagner une élection ne fait pas une politique, tout au plus séduit-on mieux. Mais pour quoi faire ? Le paysage français est celui d’un cinquième d’abstentionnistes, un dixième de révolutionnaires et d’un cinquième de déclassés tentés par l’autorité droitière – comme en Grèce. Le ressentiment des laissés pour compte de la mondialisation économique, culturelle et migratoire se font entendre, haut et fort. Au premier tour, 30% des ouvriers, 28% des artisans et commerçants, 26% des employés et 21% des 18-24 ans ont voté Le Pen. Que va dire le nouveau président à ces électeurs ? Va-t-il encourager les 12 ou 13% de radicaux mélenchon-gauchistes ? Ce serait suicidaire.

Car l’État-providence à la française est épuisé. Trop de dettes dues à trop de laxisme dans la gestion de l’administration, à l’empilement des niveaux de décision, à cette répugnance à réorganiser et informatiser, à évaluer les réformes. Que faire ? Changer radicalement la fonction publique et adapter l’État à ses missions essentielles ? Difficile quand on a été élu principalement par les fonctionnaires et les ayants droits des zavantages sociaux. Augmenter les impôts ? Facile à court terme, surtout lorsqu’on jure qu’il s’agit de ceux des « riches » – mais peu rémunérateur, tant les « riches » sont peu nombreux. Faudra-t-il ponctionner un peu plus la classe moyenne ? Le tropisme fiscal est-il compatible avec la lutte des entreprises pour se faire une place dans le monde ?

C’est un chapitre classique des manuels d’économie de montrer qu’il n’y a que deux moyens d’assainir un budget d’État : d’une part augmenter les recettes et diminuer les dépenses, d’autre part encourager la production et rationaliser l’administration. La gauche sait faire sur les impôts – mais elle ne promet aucunement de diminuer les dépenses… Saura-t-elle favoriser l’entrepreneuriat et augmenter la productivité publique ? A trop rigidifier le cadre de l’économie, fiscaliser le profit, empêcher les licenciements, taxer la production, on fait fuir l’investissement des grands groupes et les talents, et l’on empêche la création de ces PME et TPE qui sont le ressort de l’Allemagne. On permet donc le marasme des petits salaires, de la précarité, du chômage. Ce qui augmente l’assistanat et fait baisser les rentrées fiscales…

L’incantation magique à « la croissance » ne sert à rien si l’on n’encourage pas le tempérament d’entreprendre et le profit légitime. Pourquoi créer en France une entreprise si la paperasserie et le fisc multiplient les obstacles ? Si l’opinion commune vous jalouse et vous méprise ? Autant être fonctionnaire, bien tranquille, sûr d’être payé (quoique…). La relance « keynésienne » de la gauche est une magie aujourd’hui peu efficace parce que le monde est ouvert et que des pays immenses émergent au développement, donc aux exportations à bas coûts. La récente expérience américaine montre que baisser le coût du travail est plus efficace que favoriser la consommation : car celle-ci est excessive, gaspilleuse, favorisant les importations, donc la dépendance du pays…

Mais baisser le coût du travail ne signifie pas baisser les salaires ! Un patron qui paye la même chose en Suisse qu’en France verse 60% au salarié, pas 40% comme aux Français… Cherchez l’erreur : dans l’empilement des cotisations sociales mal ciblées, à l’utilisation mal contrôlées, générant des fromages syndicaux sans nombre (y compris des syndicats patronaux). C’est l’interventionnisme d’État qui coûte cher en France, pas « le travail ».

Désigner des boucs émissaires est facile, cela ressoude la bande, mais qu’en est-il de l’antisarkozysme quand il n’y a plus de Sarkozy ? L’immigration et l’islamisme sont-ils moins un problème sous la gauche ? La finance, le libre-échange et l’Union européenne sont-ils sans influence parce que la gauche est au pouvoir ? On ne change pas la vie, on l’adapte. C’est moins rose mais bien plus efficace. « Justice » dit François Hollande : ce qui signifie juste milieu et juste répartition, balance des avantages et inconvénients pour chaque mesure, évaluation juste à temps de ce qui se tente. Les électeurs jugeront.

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Politique sans DSK

Le héros socialiste, expert économique mondialiste et sauveur d’une France craintive à bout de souffle a masqué les courants souterrains de la prochaine présidentielle. Il a tant fait rêver en rose, ou se positionner en bleu, brun ou vert, que les enjeux en ont été occultés. Sa disparition subite, digne de l’acte manqué freudien, met en lumière tout ce qui demeurait caché : rejet massif de la droite de gouvernement, dédain des extrêmes, tentation du centre.

Le rejet de Nicolas Sarkozy est tel qu’il aurait fait voter Strauss-Kahn sans que l’électeur adhère vraiment à sa politique. Une enquête réalisée pour Canal+ par la méthode sérieuse du face-à-face, du 29 avril au 2 mai 2011 au domicile d’un échantillon représentatif de 1000 personnes, montre que seuls 17% des Français sur six jugent le bilan de Nicolas Sarkozy positif. Les 76% de jugements négatifs sont au-delà des précédents : 43% des Français jugeaient favorablement le bilan de Valéry Giscard d’Estaing en 1980, 56% celui de François Mitterrand en 1987 et 49% celui de Jacques Chirac en 2000. Même les électeurs Sarkozy du 1er tour 2007 sont partagés, 47% jugent le bilan positif contre 47% négatif.

En cause, la crise mais surtout une attitude. Nicolas Sarkozy n’apparaît pas légitime dans la fonction présidentielle. Même dans le domaine régalien, où il a le moins démérité, il apparaît grande gueule puis capitulard, hésitant à avancer quand les puissants froncent les sourcils. La reculade sur la régulation financière au G20, le désastre sur l’environnement à Copenhague, la négociation avec les Russes en Géorgie, l’absence de vision long terme en Libye ou en Afghanistan… Le bilan de Nicolas Sarkozy sur la place de la France dans le monde n’est estimé positif que pour 36% des sondés.

Mais le président du pouvoir d’achat cause plus qu’il n’agit : 89% des sondés jugent négative son action, 80% ne voient aucun bénéfice sur l’emploi, 76% trouvent ses réformes fiscales dans le mauvais sens. Le financement des retraites est mal jugé par 71%, la politique d’immigration mauvaise à 69%, la justice à 67%. La crise économique et financière a fait l’objet de discours musclés… qui ont accouchés de souris : 63% des sondés jugent sa gestion négative. De même la sécurité, mauvaise pour 61%, et l’environnement, mal géré pour 59%.

Sur tous ces sujets, Dominique Strauss-Kahn était crédité de pouvoir mieux faire. Lui hors jeu, pour qui voter ? Une enquête par téléphone des 20 et 21 mai 2011 pour Le Nouvel Observateur et i>Télé auprès d’un échantillon représentatif de 1013 personnes, montre que François Hollande est pour l’instant le favori. Il bénéficie du soutien des plus de 65 ans (28%) et des électeurs 2007 de François Bayrou en 2007 (29%).

La droite est dans les choux, responsable d’avoir peu fait pour contrer la crise, et pas pour le plus grand nombre. Nicolas Sarkozy obtiendrait moins de 25% des intentions de vote au premier tour. Il réalise ses meilleurs scores parmi les plus âgés (40% d’intentions de vote chez les 65 ans et plus face à Martine Aubry), les commerçants, artisans et chefs d’entreprises (33%) : toutes les catégories que guigne Marine Le Pen. On note une nette déperdition de l’électorat Sarkozy 2007 de premier tour : 38% n’ont plus l’intention de voter pour lui en 2012.

Marine Le Pen ne tire pas profit de l’affaire DSK, mais serait au second tour si Ségolène Royal, Bertrand Delanoë ou Laurent Fabius se présentaient. Elle est première chez les ouvriers (32%), les employés (25%) et les femmes au foyer (29%). Mélenchon ne décolle pas, non plus que l’extrême gauche.

Mais ce qui sort est le centre. Les Français sentent bien que la crise est profonde et touche tous les pays développés. De quoi remettre en cause le mode de vie confortable où l’énergie est peu chère, les salaires en hausse, les retraites décentes. Or l’incertitude est la norme dans l’histoire, pas la protection. Les pays émergents eux-mêmes ne sont pas à l’abri d’accidents économiques ou sociaux (l’inflation en Chine, les menées islamistes en Inde, la déstabilisation du Pakistan, les révoltes au Nigeria, le cartel de la drogue au Mexique…). Une position mesurée sur tous ces sujets, de l’union européenne à la mondialisation, de la transition nucléaire à la productivité est nécessaire. Les candidats non idéologiques, pragmatiques, à l’écoute non seulement des votants mais du monde, emportent les suffrages.

Ce pourquoi Strauss-Kahn faisait rêver, lui qui était loin du gauchisme. Ce pourquoi Martine Aubry, trop rigide et considérée à tort ou à raison comme d’esprit archaïque époque Mitterrand, est moins désirée que François Hollande, bien que femme. L’électorat Modem se reporterait à 70% sur Hollande contre 52% sur Aubry au second tour, selon le sondage. Nous ne sommes cependant qu’à un an des élections, tout peut se modifier d’ici là.

Chez les écolos, Nicolas Hulot (entre 8% et 12%) arriverait à regrouper davantage qu’Eva Joly (7%) et certainement plus que Cécile Dufflot si elle se présentait. Les centristes déclarés (François Bayrou, Jean-Louis Borloo, Dominique de Villepin) parviennent dans ce sondage autour de 15 à 20% s’ils s’additionnent. Jean-Louis Borloo est le mieux placé, entre 7 et 9.5% selon les hypothèses. Il devance à chaque fois François Bayrou, entre 5 à 8% des intentions de vote, usé par trop d’années de présence mi chèvre mi chou dans le paysage. Dominique de Villepin n’est pas désiré, à 3-4% seulement.

Rejet de la droite, désir du centre pour conduire la politique française, le parti Socialiste paraît bien placé s’il sait ouvrir le gouvernement aux centristes et aux écologistes non radicaux. Le fera-t-il ? Ce serait rejouer à gauche ce qu’a réussi Nicolas Sarkozy en 2007. Le léninisme de combat des apparatchiks, dont maints exemples sont donnés à qui sait le lire, me font penser qu’il s’agit là d’impensable. Seul DSK aurait pu, lui qui avait un pied en dehors du parti, jusqu’à chercher à se créer des inféodés dans la presse. Même Ségolène Royal n’a pas osé avec François Bayrou en 2007, ce qui est sa principale erreur politique. Je ne vois ni Martine Aubry, ni François Hollande, appeler un Jean-Louis Borloo ou un Français Bayrou dans un gouvernement de gauche… Il y a tant de « camarades méritants » à récompenser !

Le « centrisme » Hollande paraît donc bien une illusion. C’est en tout cas une tactique qu’il devrait développer pour rester dans le sens de l’opinion française.

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