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L’ombre d’un doute d’Alfred Hitchcock

Un film psychologique et brutal, le préféré de son auteur. Un homme de la trentaine en costume et chapeau rumine dans une chambre d’hôtel à New York (Joseph Cotten, 37 ans). Il est surveillé par deux hommes dont on soupçonne qu’ils sont des détectives. Qu’a-t-il Fait ?

Il sort de sa chambre, prévenu par sa logeuse qui l’a à la bonne car il est charmeur et même charmant à ses heures. Il sème ses suiveurs et prend le train pour la Californie avec tous ses bagages. Pour n’être pas reconnu, il voyage en compartiment fermé, jouant les malades affaibli, canne à pommeau de vieillard à la main et gros pardessus. Il va retrouver à Santa Rosa sa famille, sa sœur aînée mariée Emma qui est un moulin à paroles (Patricia Collinge), son mari employé de banque (Henry Travers) et leurs trois enfants, Charlotte l’aînée (Teresa Wright, 24 ans au tournage), Anne la liseuse invétérée (Edna May Wonacott, 10 ans) et Roger, le petit dernier (Charles Bates, 7 ans). Charlotte l’adore, elle en est amoureuse, elle l’avoue. Elle a absorbé l’admiration béate de sa mère pour le petit frère qui a réussi. Pour Charlotte, son oncle Charlie est un soleil qui entre dans la maison.

Mais la réalité va se heurter au fantasme. Le doute va faire planer son ombre. Dès le premier soir, Charlie subtilise le journal que le père n’a pas encore lu pour enlever quelques pages. Fatale erreur : c’est attirer l’attention sur un article que Charlotte, après de multiples ruses et contorsions pour récupérer la page déchiquetée, va lire à la bibliothèque publique sur les conseils pleins de bon sens de la préado Anne. Ce qu’elle découvre lui fait froid dans le dos : la police est en quête d’un étrangleur de veuves joyeuses qui lui a échappé à New York. Elle poursuit deux hommes, l’un dans l’est, l’autre en Californie, tous deux soupçonnés des meurtres. Mais aucune photo pour que les témoins puissent reconnaître le bon.

D’où cette « enquête statistique » cousue de gros fil blanc, élaborée par les détectives californiens afin de pénétrer la famille de Charlie et l’intérieur de la maison. L’un d’eux parvient à faire une photo de lui, rentrant bêtement avant que les entretiens soient terminés au lieu d’aller passer la soirée ailleurs parce que non concerné. Est-il bête ou joue-t-il avec le feu ? Il semble que ce soit une troisième hypothèse : il est amer, las du monde, des gens et de la vie. S’il a zigouillé ces vieilles bonnes femmes emperlousées, c’est qu’elles dépensaient en alcool, hôtels et jeux les fortunes durement gagnées de leurs maris épuisés par la tâche, morts avant elles. Elles jouissaient égoïstement de biens acquis sans rien faire, en dormant seulement dans le même lit. Elles ne méritaient pas leur aisance et usaient des biens transmis comme des truies. Sont-elles encore humaines ? Dignes de la société ? A la sortie du film, nous sommes en 1943, en pleine guerre contre les nazis, les hommes américains pouvaient se sentir concernés par ce thème de la veuve joyeuse et avoir eu envie d’imiter ce tueur en série à la morale libertarienne.

Aujourd’hui, c’est une profondeur plus grande que nous apercevons dans le film. Charlie est un charmeur qui pourrait fleurir dans les affaires ; il en a la capacité, la clarté d’esprit et l’aisance de comportement. Mais à quoi bon ? Ses capitaux sont mal acquis, sa vie de famille inexistante, son existence vide sans l’aiguillon « moral » du crime. Tout le contraire de sa sœur, assise dans une vie de famille modeste mais sûrement établie, effectuant ses tâches domestiques en gardant son petit moral à elle (« je me suis mariée et, vous savez ce que c’est, vous oubliez qui vous êtes vraiment, vous devenez l’épouse de votre mari »). Lequel mari s’adonne innocemment à la lecture avide de revues d’énigmes criminelles et devise avec son copain Herbie, vieux garçon, (Hume Cronyn) de la meilleure façon de trucider son prochain. D’un côté l’ambition velléitaire et le crime accompli de qui se prend pour Dieu ; de l’autre l’existence modeste et routinière et le crime fantasmé de l’humain trop humain. Un New York froid aux friches emplies de carcasses de bagnoles ; un Santa Rosa chaud, fleuri, paisible, où les policiers souriants et consciencieux font traverser la rue. Deux mondes.

Illustrés par un homme et une jeune fille portant tous deux le même prénom, Charles et Charlotte – déclinés tous deux en Charlie ; vivant les mêmes spleens couché sur leurs lits ; rêvant l’un de l’autre en idéalisant, Charlotte la réussite sociale de Charles, Charles la pureté innocente de Charlotte ; l’un rongé par le mal en lui et l’autre qui le découvre en elle et dans sa ville, « vas-t-en ou je te tuerai » lui dit-elle dans le bar à putes où son oncle l’entraîne pour discuter, et où elle n’a jamais mis les pieds. La jeune américaine idéale est déniaisée psychologiquement par l’oncle à l’âme sombre. Non, tout le monde n’est pas beau ni gentil ; non, le monde n’est pas un univers rose bonbon à la Disney ; oui, le mal existe dans le monde et en chacun de nous ; oui, « le même sang coule dans nos veines ».

Charlie cherche à se ressourcer auprès de sa sœur et sa famille ; il veut changer, commencer une nouvelle vie en Californie. Sauf que les Érinyes de ses crimes le poursuivent et le contraignent comme des mouches agaçantes. Charlotte est trop fine, parce que trop amoureuse, pour ne pas s’en apercevoir ; elle en sait trop, elle devine le reste. Après l’épisode du journal, elle se lie avec l’un des jeunes détectives, Jack (Macdonald Carey, 20 ans) et le croit ; elle se pose des questions sur une bague ornée d’une belle émeraude que son oncle lui a offert et dont l’anneau est gravé des initiales de la dernière veuve trucidée. Par trois fois Charlie va tenter de faire disparaître Charlotte : en sabotant l’escalier en bois extérieur pour que les hauts talons imbéciles de la mode du temps se prennent dans les marches ; en sabotant la porte du garage qui se ferme toute seule, après avoir laissé allumé le moteur de la voiture familiale et avoir retiré la clé de contact pour que l’air se sature de monoxyde de carbone ; dans la dernière séquence du train où il cherche à la jeter au-dehors.

Il n’y réussit pas, la justice immanente à laquelle croit le bon peuple yankee ne le permet pas. Mais c’est qu’il a quasiment avoué ses crimes à Charlotte, son bon ange : il a admis être l’un des deux suspects de la police ; il a déblatéré contre les veuves joyeuses avec une haine qui a étonné ; il a cherché à récupérer la bague émeraude pour ne laisser aucune trace. Il a donné devant tous sa vision du monde : « Vous vivez dans un rêve. Vous êtes somnambule. Comment savez-vous à quoi ressemble le monde? Savez-vous que le monde est une sale souillure ? Savez-vous que si vous arrachiez la façade des maisons, vous trouveriez des porcs ? Le monde est un enfer. »

Même si le suspect de New York est mort dans un accident d’avion, déchiqueté par une hélice ua point de ne pas pouvoir en tirer le portrait, Charlie ne se sent pas libéré. Les détectives renoncent, faute de preuves, mais lui entreprend de poursuivre avec une nouvelle veuve riche, Mrs Pierce, rencontrée au club de sa sœur où il a fait une brillante conférence. Le mal est en lui : accident de vélo étant enfant ou mauvaise expérience du monde ? Désordre biologique ou milieu délétère ? Toujours est-il qu’il ne peut s’en dépêtrer. C’est ce qui va le perdre définitivement.

Malgré une musique tonitruante de Dimitri Tomkin qui passe mal aujourd’hui, une subtilité psychologique qui permet au réalisateur anglais de porter sa critique sur la norme ennuyeuse de la société américaine idéaliste dans tous ses aspects.

DVD L’ombre d’un doute (Shadow of a Doubt), Alfred Hitchcock, 1943, avec Teresa Wright, Joseph Cotten, Macdonald Carey, Patricia Collinge, Henry Travers, Universal Pictures France 2012, 1h43, €19,43 Blu-ray €14,31

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Pierre Drieu La Rochelle, État civil

Quelle idée de publier son autobiographie à 28 ans ? Mais il y avait eu la guerre, la grande, celle que tout le monde admire aujourd’hui je ne sais pourquoi, alors qu’elle fut la plus stupide des guerres européennes et une boucherie industrielle. Drieu l’a faite, en intermittent du front, puisqu’il fut deux fois blessé et une fois atteint de paratyphoïde. Il avait besoin d’évacuer l’enfance, d’effectuer un bilan de cette société qui l’avait conduit au suicide, et de sa place dans le monde.

Pierre Drieu la rochelle pléiade

Il tournera mal, Drieu, suivant Doriot dans le PPF et la collaboration, mais il est facile de reconstituer l’avenir en fonction du passé. A 28 ans, il est écœuré du parlementarisme imbécile, des généraux bureaucrates et de la veulerie bourgeoise. La France, minée par un siècle de révolutions et de guéguerres, est minable. Céline le dira avec verve, Malraux ira chercher en Orient ce supplément d’âme que Paris et la province étaient incapables de fournir, Gide testera l’URSS, comme Aragon, Claudel se réfugiera en catholicisme au Japon. Drieu, lui, est resté en France, amer et masochiste. Il fréquente Dada et André Breton, il s’essaie à la littérature.

Ce texte qu’il appelle roman est une autobiographie, une confession, une étude, un état civil. En bref une identité : qui est ce garçon né de Vitré côté mère et de Coutances côté père ? Un grand blond aux yeux bleus, élevé à Paris et l’été à la campagne, mal aimé par un père absent qui préfère sa vieille maitresse et se montre nul en affaires, et une mère qui sort tous les soirs. Chagrin à la Proust du départ maternel, angoisses, peur du noir, soupçons. D’être mal aimé marque pour toujours. A 5 ou 6 ans, Pierre appuie un couteau sur sa poitrine nue jusqu’au sang. Il torture sans vraiment le vouloir une poule à lui confiée, Bigarette, jusqu’à la faire mourir, passant devant le tribunal de la famille assemblée qui lui jette le cadavre à la tête. Moi faible, déchéance familiale, décadence collective, Pierre Drieu La Rochelle se sent « petit-fils d’une défaite », celle de Sedan sous Napoléon le petit, revanche du Boche sur Iéna, vaincu par Napoléon le grand. Avant le collège, Pierre était fou de Napoléon, conté par sa grand-mère maternelle. La réalité du jour est bien triste.

Mais 1918 est-il une victoire ? Les badernes s’en font gloire mais le sergent La Rochelle le sent bien : on a récupéré l’Alsace et la Lorraine mais à quel prix ? Pour quel avenir ? La France des rachitiques attachés au jouir et haineux du sport est épuisée, la revanche poussée à l’absurde prépare des lendemains qui déchantent. Les valeurs qui avaient cours avant guerre ne sont plus acceptables : c’est le grand vide, que chacun comble comme il peut, dans les colonies, aux États-Unis ou dans la fête perpétuelle du gai Paris. « Je voyais rarement mon père, je le craignais avec de lâches tendresses d’esclave qui secrètement choisit son maître » (I.IV), dit-il de lui enfant. Père aujourd’hui veule, père mythique adoré, Napoléon Bonaparte : « Il était si bon, si fort. Quelle douceur de se confier à sa toute-puissance. Voici le seul Dieu que j’ai connu. (…) Je rêvais langoureusement à ses gestes de brutale tendresse » (I.V). Amoureux des femmes, Drieu sera toujours attiré par la force virile. La défaite de 40 fera de lui un fasciste.

Pierre Drieu La Rochelle et chat

Il lit Nietzsche à 14 ans, bien trop tôt pour comprendre. Il prend la force au premier degré, celui de la brute, l’imagination enfiévrée. « Les enfants ne sont pas de la même époque, de la même race, du même continent que les hommes. Ils vivent dans des âges révolus ou attendus, compagnons farouchement tendres et dévoués. Ils sont audacieux, cruels, non point amoureux de la nature, mais ses maîtres » I.VI. L’enfant est innocence et oubli, un premier mouvement, disait Nietzsche. Mais quand l’enfant n’a pas sa place, donnée par amour de qui s’occupe de lui, il cherche un substitut. Il veut conquérir ses camarades en les « faisant jouer », malgré la faiblesse de ses poings. Il reste « ébahi devant les grues, les canons, les oignons de cuir des boxeurs » (III.I). Étonnant aveu : « Je ne me console pas, en m’utilisant comme personnage de roman, de n’être point un homme accompli » (III.IV). La société, le pays sont de même lâches et faibles : « Tout me disait notre petitesse, notre médiocrité entre les grandeurs nouvelles : Empire britannique, Empire allemand, Empire russe, les États-Unis qui avaient l’aigle dans leurs armes » (III.II).

Je ne m’étonne pas, moi, de ne pas aimer Drieu. J’ai lu État civil lorsqu’il est paru en collection l’Imaginaire Gallimard, vers la fin des années 70, époque où l’étouffoir marxiste, maoïste, gauchiste et socialiste, faisait espérer des bouffées d’air venues d’autres idées. Mais je n’ai rien retenu de ce livre, c’est dire qu’il m’a peu marqué. Car les œuvres disent les hommes qui les ont écrites et ce Drieu là est veule. « Les êtres faibles font de la faiblesse une idée. Ils y rapportent tout. Au moment d’agir, ils détruisent leurs actes devant cette image » (III.I). Cogle tourne court, s’intitule le dernier chapitre. Cogle est le surnom qu’il s’est donné, Pierre, peut-être de l’anglais cog, rouage… L’authenticité d’enfance a avorté. La faiblesse se cherchera une force, jusqu’à la trahison.

Mais il est facile de réécrire l’histoire quand on connaît la suite. Plus intéressant est détecter chez le jeune homme ce qui pourrait mal tourner. Doriot était communiste avant de virer nazi ; aujourd’hui, d’autres encensent Robespierre dans un national socialisme pas si loin de la démarche de Doriot ou de Drieu. Avec les riches comme boucs émissaires plutôt que les Juifs, mais toujours pour se dédouaner de la faiblesse intime : celle du pays incapable de s’adapter au monde, celle de la société jouisseuse et égoïste, celle de chacun qui vit pour soi. Le danger est grand de se chercher des maîtres pour sortir de son petit moi dans l’exaltation du peuple. État civil n’est pas identité mais matrice. C’est moins Drieu qu’il faut y voir qu’un certain type d’homme – qui existe aujourd’hui.

Pierre Drieu La Rochelle, État civil, 1921, L’Imaginaire Gallimard, 1977, 154 pages, €6.17

Pierre Drieu La Rochelle, Romans récits nouvelles, Pléiade Gallimard, 2012, 1936 pages, €68.87

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