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Inceste à l’américaine, Les enfants du péché

Fleurs captives est un roman de V.C. Andrews paru en 1979 et traduit par cinq tomes en J’ai lu, suivi d’une série de quatre épisodes filmés américano-canadiens intitulés Les enfants du péché, passés l’an dernier à la télévision belge. La télé française les a royalement ignorés tant le tabou sur l’inceste est fort. Un résidu anthropologique latin de la mentalité romaine puis catholique du pater familias ayant tout pouvoir sur sa progéniture et de la grâce ou prédestination des humains par la divinité Père unique.

L’inceste vu de l’autre côté de l’Atlantique n’a rien de commun avec celui « dénoncé » (avec une jubilation malsaine – la Schadenfreude allemande pour laquelle il n’existe aucun terme précis en français). L’inceste américain est biblique, Ancien testament, ethnologique. Ce n’est pas le père qui couche avec sa fille ou le fils avec sa mère mais un trop fort amour pour sa mère qui pousse le grand-père Malcolm à idolâtrer sa fille Corinne, laquelle, étouffant sous la contrôle, s’enfuit avec son oncle Christopher, le (seulement) demi-frère de son père.

Ce couple est « incestueux » au sens biblique des relations de parenté symbolique mais n’a guère d’incidence sur la redondance des gènes biologiques du tabou de l’inceste anthropologique théorisé par Lévi-Strauss. Chez Corinne et Christopher, il produit quatre « beaux enfants », des « poupées blondes » du rêve américain selon le film. Le couple s’aime, les parents chérissent leurs enfants, les enfants sont fraternels entre eux – l’idéal. Corrine et Christopher Dollanganger ont un fils aîné, Christopher Jr. dans les 15 ans, une fille, Cathy dans les 12 ans et les faux jumeaux garçon et fille Cory et Carrie de 5 ans. Tous sont vigoureux et bien formés, sans pieds fourchus ni queue de chien. Ils ont une belle maison, une voiture, les enfants font « des activités » sportives et ont des amis.

Jusqu’au drame : un soir, le père, qui est représentant de commerce et a obtenu une promotion, ne revient pas. Il est tué dans un accident de la route. La mère, de caractère faible, aimant avant tout l’argent, la position sociale et tout ce qui brille, est désespérée : les dettes pour la voiture, la maison et les écoles des enfants ne lui permettent pas de continuer la vie d’avant. Au lieu de se mettre à travailler, elle recontacte ses parents après 15 ans pour se réconcilier avec eux. Son père est richissime et possède un immense manoir en Virginie sans parler d’une fortune conséquente qu’elle ne veut pas voir lui échapper.

Tout est saisi, maison, auto, meubles, et c’est avec trois valises que les cinq quittent la maison pour prendre le train vers la demeure des grands-parents. « Ce n’est que provisoire », assure la mère. Là, ils sont accueillis sévèrement par une mégère, la grand-mère Olivia, qui les enferme dans une chambre d’où ils peuvent accéder au grenier mais avec interdiction d’en sortir, de faire du bruit et de se montrer aux fenêtres. Elle leur apporte à manger une fois par jour et leur mère leur apporte des jeux. L’idée est pour la fille unique trop gâtée de se réconcilier avec son vieux père autoritaire qui lui a juré de la déshériter si d’aventure elle avait des enfants avec son propre demi-frère. Elle cache donc sa progéniture tout en déclarant à ses enfants qu’elle les aime. Mais ce n’est que parole. Christopher est le plus indulgent, ayant un faible (affectif) pour sa mère ; Cathy la plus critique, comme il se doit pour une fille (en rivalité avec sa mère) et abordant les rives de la prime adolescence. Les jumeaux sont geignards mais s’adaptent, aimés par les parents de substitution que sont le grand frère et la grande sœur.

Mais la mégère sévère les brime, jalouse de leur beauté et de leur amour, elle a qui été délaissée par son mari Malcolm au profit de sa fille Corinne ; laquelle ne pense qu’à briller et à refaire sa vie avec le jeune avocat de son père Bart, qui n’accepterait pas des enfants d’un premier lit – pas moins de quatre et issus d’une union « incestueuse » aux yeux bibliques des interprètes (plus que Lui-même) de la pensée de Dieu. Elle sort, elle se remarie sans leur dire un mot, elle part plusieurs mois en voyage de noce en Europe. Les enfants, bien passifs pour les aînés (c’est la faiblesse du scénario), passent plus de deux ans dans le grenier sans jamais sortir ni même se révolter ! L’aîné, désormais 16 ans et baraqué (on ne sait comment, dans quinze mètres carrés sans soleil) est l’acteur Mason Dye de 20 ans (!). Il se laisse fouetter dos nu par la grand-mère pour avoir refusé de couper les cheveux de sa sœur désormais pubère de 13 ans dont il est trop proche, la jolie Kiernan Shipka de 15 ans au tournage. Sa prestance physique et sa coiffure sans un pli l’a fait remarquer dans le milieu du cinéma après ce téléfilm.

Au lieu de se rebeller, ils se soumettent ; au lieu de fuir par les toits, ils procrastinent ; en enfants trop sages, ils attendent. Quoi ? La mort de Cory, le jumeau garçon qui a mangé trop de donuts confectionné par sa mère… qu’elle a empoisonné en les saupoudrant de mort aux rats en guise de sucre ! Là, c’en est trop. Cory malade est « emmené à l’hôpital » et la mère revient en disant qu’il a eu « une pneumonie » dont il est mort parce que soigné trop tard. Non, ils n’iront pas à son enterrement, qui « vient d’avoir lieu ». La vraie salope est en déni de maternité, sincère dans son hypocrisie de fake news. Elle n’hésite pas à tuer ses enfants comme Jocaste pour pouvoir jouir et briller sans cette responsabilité ni ce rappel de son  « péché ». Âme faible démangée du bas-ventre, selon la doxa morale biblique, elle ne ressemble pas à son père Malcolm, pieux et fort, qui attend de sa fille qu’elle lui obéisse pour lui transmettre l’héritage en millions.

Les aînés décident – enfin ! – de fuir en accumulant des dollars volés dans la grande maison presque vide et en déroulant une corde du grenier jusqu’à la pelouse ; ils prennent le train et le premier film s’arrête là. Ils seront recueillis par un homme riche et bon sans enfants, Paul, qui les élèvera et leur permettra de faire des études, médecine pour Christopher et danseuse pour Cathy. La jumelle Carrie se donnera la mort par mort aux rats pour rejoindre son jumeau dans l’au-delà promis aux chrétiens car elle ne se sentait pas à la hauteur requise par l’existence. Trop infantile, retardée dans son développement, inapte à l’amour par rejet maternel…

Les suites seront des rebondissements de l’histoire, Christopher et Cathy vivront conjugalement, attirés l’un vers l’autre dès les premières pulsions de l’adolescence parce forcés de vivre ensemble dans la promiscuité exigée par leur mère et leur grand-mère. Comme quoi le « péché » fait des petits et nul ne choisit vraiment son destin, à en croire la mentalité américaine. Ils ont bien tenté chacun de s’apparier avec d’autres, mais cela n’a jamais marché. Cathy aura deux enfants mais – la morale biblique est sauve, les ménagères yankees n’auraient pas apprécié autrement – de deux hommes différents : le fils de sa prof de danse et l’avocat de son grand-père, nouveau mari de sa mère. Le spectateur se dit que l’aîné ressemble plus à Christopher généreux, blond et vigoureux qu’au pervers narcissique névrosé Julian, mort opportunément  d’un accident de voiture, mais l’ambiguïté sert la morale conventionnelle. Les accidents de voiture et les incendies ponctuent rythmiquement l’histoire des quatre épisodes filmés comme s’il s’agissait de périr par la violence en punition des « péchés » ou de se purifier de ses pensées « diaboliques ».

Les enfants des enfants, Jory (Jedidiah Goodacre, 26 ans au tournage !) et Bart (Mason Cook, 14 ans au tournage) jouent les fils de Cathy qui ont, dans le second film, quatre ans d’écart soit 16 et 12 ans. C’est que les scènes sexuelles, surtout des baisers « à la française » et des coucheries torse nu mais avec soutien-gorge et culottes dûment boutonnées ne sauraient être le fait d’acteurs de moins de 18 ans dans le juridisme sourcilleux de la morale puritaine. Ce côté artificiel nuit aux téléfilms dont, d’ailleurs, seul le premier est intéressant, les autres sombrant dans le mélo dramatique.

L’idée profondément yankee est que Dieu commande et que le Diable existe – et que ce dernier tente presqu’exclusivement par la chair (l’orgueil est le péché capital de l’Europe, pas des Etats-Unis qui adorent « oser »). Tout ce qui touche un tant soit peu au sexe, même les caresses ou embrassades, est « maudit », la seule concession permise par l’interprétation paulinienne des Ecritures étant le mariage à vie devant le pasteur ou le curé et l’amour exclusivement procréatif sans aucun plaisir dans la position du missionnaire, chemises de nuit de rigueur, femme soumise et lumières éteintes. Tout ce qui est vitalité est diabolique et doit se « sublimer » en piété ostentatoire avec citations de la Bible à tout bout de champ, œuvres sociales publiques, esprit d’entreprise et de conquête, et morale rigoriste. Les filles sont de naissance des putes qu’il s’agit de dompter et de châtier, des Tentatrices qui font succomber les beaux pionniers forcément musclés. Tous les garçons ont des torses impressionnants tandis que les fille sont canon.

La toute fin des quatre épisodes est un retournement improbable (et niais) qui voit « la malédiction » levée par la mort – par incendie – de Corinne après celle (par incendie) de la grand-mère Olivia, et la mort – par accident de voiture – de Christopher Jr après celle de son père (par accident de voiture). Bart le mauvais épouse sa demi-sœur (adoptée) après avoir rendu handicapé son grand frère Jory et fait éclater son couple à la femelle avide et faible (comme Corinne), jaloux d’être aimé pour lui tout seul. Il devient télévangéliste tandis que Jory se reconvertit dans sa chaise roulante en chorégraphe, élevant seul ses deux bébés jumeaux – un garçon et une fille. Et tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes à l’eau de rose !

Comme on le constate, rien à voir avec l’inceste à la française qui va beaucoup plus loin dans la promiscuité, même si toute caresse ou baiser est désormais qualifié sans nuance de « viol » par les journalistes pressés de faire mousser encore plus le scandale. Rappelons qu’il existe une définition « juridique » du viol qu’il serait bon de connaître et de rappeler au lieu de lancer n’importe quelle accusation vague sous le coup de « l’émotion », ce fascisme de la raison humaine. Le viol est défini par l’article 222-23 du Code pénal comme tout acte de pénétration sexuelle, de quelque nature qu’il soit, commis sur la personne d’autrui par violence, contrainte, menace ou surprise. C’est un crime passible de la cour d’assises qu’il ne s’agit pas de minimiser. Encore faut-il savoir de quoi on parle et le désigner par les mots justes. Nous ne sommes pas aux Etats-Unis où le puritanisme biblique ambiant fait de toute relation à deux (un regard trop appuyé, un compliment mal interprété, une ascension à deux dans un ascenseur, un propos interprétable) un « harcèlement », un « attouchement » voire un « viol ». Les Moi-aussi germanopratins sont tellement colonisés par la sous-culture yankee qu’ils ne réfléchissent plus que comme les chiens de Pavlov qui salivent de joie mauvaise rien qu’à la seule image de la pâtée. Voir une autre conception de l’inceste permet de mieux mesurer ce qui survient aujourd’hui dans nos médias saturés.

Les DVD sont tous en anglais, les romans en J’ai lu en français.

DVD Les Enfants du péché (Flowers in the Attic), janvier 2014

DVD Les Enfants du péché : Nouveau Départ (Petals on the Wind), mai 2014

DVD Les Enfants du péché : Secrets de famille (If There Be Thorns), avril 2015

DVD Les Enfants du péché : Les Racines du mal (Seeds of Yesterday), avril 2015

Fleurs captives tome 1 Fleurs captives J’ai Lu, €3.74

Fleurs captives tome 2 Pétales au vent, J’ai Lu, €4.47

Fleurs captives tome 3 Bouquet d’épines, J’ai lu, €7.81

Fleurs captives tome 4 Les Racines du passé, J’ai lu, €4.47

Fleurs captives tome 5 Le jardin des ombres, J’ai lu occasion, €20.42

Les 5 tomes en J’ai lu occasion, €79.90

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Bio et démocratie

Un lecteur attentif m’envoie un message critiquant le « bio », pour lui une imposture marketing. Cela m’incite à approfondir ma pensée sur le sujet, car rien ne vaut plus que de penser par soi-même, hors des hordes « bien-pensantes » ou des consensus sociaux véhiculés par les réseaux.

Pour moi, le bio libère… un peu des polluants mais beaucoup du système de dépendance agro-industriel. Il permet de retrouver une autonomie proprement politique dans son travail, son choix alimentaire, de cadre de vie ou de santé.

Certes, le label « bio » étiquette un peu n’importe quoi. Du « bio » produit en Espagne, passe encore, mais quand il vient du Brésil ou de Chine, le consommateur français soucieux de ne pas être pris pour un gogo peut se poser la question. Le « cahier des charges » est-il précis ? appliqué ? contrôlé ?

De même, nos distributeurs ne songent qu’à vendre, pas à notre santé. Tout est bon pour appeler le client, surtout la mode, la tendance. Comme l’écologie est la nouvelle religion des bobos revenus de tout, même du New Age vraiment trop yankee, trop gourou porté sur le pouvoir et le sexe au nom de « l’accord intime » avec le naturel, les enseignes de la grande distribution se sont engouffrées dans la mode bio. Christophe Brusset, ex-ingénieur de l’alimentaire, le dénonce dans Les Imposteurs du bio.

Il n’a pas tort, mais…

  1. Du bio même léger (la pollution atmosphérique est la même pour toutes les plantes) vaut mieux que du tout-pesticides pour la santé.
  2. Du bio de proximité vaut mieux que du on-ne-sait-quoi venu des antipodes – j’avais découvert dans un hypermarché au début des années 2000 dans le sud des pommes venues de Chine vendues moins chères que celles de la région française proche !
  3. Du bio qui rémunère le travail du producteur me parait plus juste que de conforter les seules marges de l’industriel transformateur ou du grand distributeur qui se contente de pressurer celui qui produit.
  4. Du bio qui nécessite moins de machines, d’engrais, de pesticides est à mon avis préférable – à l’inverse de toute cette mécanique et cette chimie développée depuis les années 1960 à cause d’une monoculture de masse qui prend la terre pour un substrat neutre à exploiter sans compter.
  5. Du bio qui détruit moins les espèces (insectes pollinisateurs, oiseaux, petits rongeurs, etc.) – sans compter la nôtre (cancers, hyperactivité, infertilité, etc.).
  6. Du bio qui nous rend plus résistants – « résilients » selon le mot en vogue – envers les menaces climatiques (sécheresses, inondations, invasion d’insectes), sanitaires (pandémies engendrant confinement), géopolitiques (interruption des flux du commerce mondial et des chaînes d’approvisionnement) ou même sociales (« grandes » grèves des transports publics ou blocage des sites pétroliers, jacqueries en jaune ou vert qui empêchent la circulation des personnes).

Cela fait beaucoup d’avantages.

Le bio libère de l’esclavage industriel et politique s’il trouve sa bonne place dans la société. Regardez en Chine : les « petits » paysans forcés par le système à cultiver une terre collective par interdiction de migrer dans les villes s’émancipent des circuits jusqu’ici obligés des courtiers pour vendre leurs produits. « La réactivité pragmatique et l’opportunisme commercial des Chinois créent un mouvement inédit qui réinvente le commerce de proximité. Court-circuitant les intermédiaires par la technologie, ils tirent la petite agriculture familiale chinoise vers la modernité numérique. » Le Parti communiste seul détenteur des pouvoirs d’Etat ne peut rien contre la liberté née du numérique ; elle envahit tous les domaines de l’existence. Si elle est en Chine sévèrement contrôlée en politique pour conserver le pouvoir quoi qu’il en coûte, elle est laissée à elle-même en économie depuis que Deng Xiaoping a déclaré en 1978 que peu importe qu’un chat soit noir ou jaune s’il attrape les souris.

Ici comme là-bas, nos « petits » paysans comme nos paysans moyens peuvent reprendre leur destin en main sans passer par les syndicats agricoles, les vendeurs de machines agricoles, les firmes d’intrants chimiques, la grande distribution, les industriels de l’agroalimentaire, les banques. Il leur suffit de vendre en circuit court (restaurants, cantines, particuliers) des produits de qualité reconnue que chacun peut aller voir sur le terrain, produits bruts (légumes, fruits, fleurs, plantes aromatiques, lait) ou transformés par eux (fromages, tisanes, soupes, conserves). Le travail paie. Vendre son travail à un groupe industriel, c’est accepter d’en perdre une partie au profit des marges qui rémunèrent le travail du transformateur ou du distributeur. On peut choisir, certains préfèrent le confort de l’esclavage, du salariat ou du fonctionnariat – mais ce n’est pas le cas de tous.

C’est cela la démocratie : que chacun aie le pouvoir de décider de sa vie, de sa santé, de ses achats, de son travail. L’agriculture de masse subsistera car seule la taille permet de nourrir massivement la démographie qui galope dans les pays du sud. Mais nous, en Occident, n’en sommes plus à multiplier les enfants au nom de Dieu ou de la nature. Nous en sommes à vouloir assurer à chacun de ceux qui naissent un avenir propre à sa main.

Le bio y participe, même s’il reste encore imparfait pour la santé. Car la vogue du bio va plus loin que le sanitaire, il touche le pouvoir de chacun sur son propre destin.

DVD Jeu d’influences de Jean-Xavier de Lestrade, série en 2 DVD, Arte 2019, €23.80

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Alain Dieckhoff, La nation dans tous ses Etats

L’auteur est Directeur de recherche au CNRS et professeur à Sciences-Po Paris. Il a d’abord étudié Israël et les Palestiniens, ces deux légitimités identitaires qui cherchent un Etat. Il a ensuite tout naturellement élargi ses recherches aux identités nationales en Belgique et en Italie, et cherché à analyser comment les sociétés modernes peuvent répondre aux exigences de pluralisme national.

Pour lui, en 2000, à l’aube du nouveau millénaire, l’Etat-nation a fait son temps et il faut inventer une nouvelle forme d’Etat démocratique multinational. S’il a raison sur l’effacement de l’Etat-nation, contesté à la fois par le haut dans la dilution dans des instances supra-étatiques du type Union européenne, OTAN, ONU, OMS, G7, par la mondialisation économique et culturelle de masse via le net – et par le bas via la décentralisation, la régionalisation, l’autonomie, – l’année 2020 prouve que ce n’est pas si simple. La « modernité » n’est pas à sens unique vers un progrès linéaire. Ce qui apparaissait comme une avancée il y a vingt ou trente ans montre ses défauts aujourd’hui : hors l’Etat-nation, qui se préoccupe de la santé des populations ? En cas de pandémie, c’est chacun pour soi. La région autonome est trop petite pour être viable économiquement et le supranational trop vaste pour être efficace partout au même moment – et les deux n’ont pas la même légitimité démocratique que l’Etat-nation.

Mais celui-ci n’est pas toujours au rendez-vous, ce qui rend la réflexion de Dieckhoff encore d’actualité. La Chine, Etat totalitaire aux mains d’un parti unique, a montré de façon caricaturale durant la pandémie que c’est dans l’Etat central que ça se passe, pas dans les régions plus ou moins autonomes. Les Etats-Unis, à l’inverse, montrent que c’est dans les Etats fédérés que l’essentiel se passe, et non pas au centre où règne un clown vantard qui s’improvise médecin et préconise d’injecter directement de l’eau de javel dans les poumons des infectés après les avoir exposés tout nu au soleil.

L’ouvrage est en deux parties : L’appel du nationalisme pour comprendre les ressorts sociaux et culturels de l’aspiration à être soi dans sa propre culture ; et La multinationalité, un défi pour l’Etat, au travers des expériences de cohabitations pluralistes des Etats impériaux, nationaux, jacobins.

Les libéraux peuvent laisser-être les identités tout en conservant un Etat régulateur et arbitre, mais cela ne suffit pas. Les républicains se concentrent sur « les valeurs » rationnelles qui font sens commun, laissant les identités religieuses, culturelles et linguistiques au privé. Les multiculturels prônent un naïf « tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil », sans prendre en compte les exaspérations populaires contre les mœurs venues d’ailleurs qui veulent s’imposer dans certains quartiers ni la volonté de certaines religions de rompre avec la société. Les nationalistes, sur l’autre bord, sont tout aussi naïfs : le Pakistan montre que fonder une nation exclusivement sur l’islam, en niant les langues, les ethnies et les cultures, est illusoire (p.268) ; la Yougoslavie et l’URSS sur la religion communiste internationaliste, étaient du même type : ça n’a pas marché.

Mais tout d’abord, le nationalisme s’exacerbe de la mondialisation. Plus l’on se ressemble par le niveau de vie, les flux économiques, la culture-monde et les droits de l’homme, plus l’on a envie de se distinguer. Plus l’espace est réduit par les techniques de communication véhiculées par le capitalisme global, plus les lieux de vie de proximité et le « vivre ensemble » prennent de l’importance ; le confinement l’a montré un peu plus. L’identité résiste, n’en déplaise aux utopistes de la République universelle ; comprendre pourquoi et comment est l’objet de cette étude.

Les sociétés humaines se définissent par une diversité optimale au-delà de laquelle elles ne peuvent aller et en même temps en-deçà de laquelle elles ne peuvent descendre. C’est toute la dialectique de l’autre et du semblable, des relations indispensables sans s’annihiler, d’accueillir l’autre et le différent sans oublier d’être soi. Dans l’histoire, des cultures s’éteignent et d’autres apparaissent, la plupart se transforment. Une « identité » n’est pas figée mais référence évolutive. La diversité est au cœur de l’humain mais la relation aussi. D’où la balance entre les deux et l’équilibre à trouver.

Si la culture « originelle » pure est un fantasme (les Aryens, la négritude, le Yamato), la mobilisation identitaire encourage à se définir par rapport au dominant et donne une dignité nouvelle au dominé. Ce pourquoi la revendication « identitaire » vient le plus souvent du peuple et non des élites, même si celles-ci peuvent l’utiliser à des fins politiques : l’autonomie corse ou l’indépendance catalane offrent des postes nouveaux à cette élite ; en Belgique par exemple, le clivage linguistique flamand / wallon recouvrait un écart social qui ne permettait pas un accès égal au centre du pouvoir. Dans l’histoire, la traduction de la Bible en allemand populaire par Luther puis les poètes romantiques ont donné à l’élite un sentiment national via la culture, tandis que les mouvements anticoloniaux sont partis de l’élite dominée qui aspirait à l’indépendance pour prendre le pouvoir. « L’ethno-régionalisme des années 1960 emprunte d’ailleurs dans un effet de mimétisme évident ses méthodes et son vocabulaire aux mouvements de libération du tiers-monde » p.105. Mais en Italie, la Ligue du nord ne réclame une sécession que pour mieux réformer l’Etat central dans le sens d’un plus grand fédéralisme, pas pour le faire éclater. L’exemple du Québec le prouve : autonomie oui, sécession non – le coût économique, social et diplomatique serait trop grand. Macron a raison quand il déclare que l’Europe peut plus que la petite nation France dans les luttes du monde ; ce n’est pas nier l’identité française mais l’intégrer dans un ensemble culturel, économique et géopolitique plus vaste, aux valeurs communes fondées sur le droit, la démocratie et la solidarité.

L’intégration républicaine continue de fonctionner en France, malgré les Cassandre ; en témoigne l’usage du français, les mariages non traditionnels, les unions mixtes, l’aménagement des comportements religieux, les pratiques sociales à la française – seules exceptions : une minorité turque tenue par l’islamo-fascisme d’Ankara et les illuminés de Daech séduits par l’utopie. Mais le modèle républicain droit s’adapter à la multiculture.

L’auteur introduit ici une distinction utile entre les différents sens du mot : le multiculturel peut renvoyer au constat de la coexistence de cultures diverses à l’intérieur d’un même Etat ; il peut faire référence aux politiques publiques destinées à gérer cette diversité ; il peut enfin être une véritable idéologie de la promotion active des différences. C’est ce dernier sens qui fait problème. Contrer cette foi utopique et naïve est la première étape indispensable pour tolérer la diversité sans en faire une angoisse de Grand remplacement ! Si l’on ne barre pas la route au multiculturalisme ainsi conçu, la voie est ouverte aux extrémismes, qui peut s’exacerber en guerre civile (quelques-uns l’appellent, pour rejouer à l’envers la guerre d’Algérie). Les identités complémentaires sont en revanche fort possibles – elles existent déjà sans être formelles. Parler basque, corse ou alsacien ne remet pas en cause le sentiment d’être français, ni celui d’être européen. Il suffit d’aller à l’étranger pour le constater.

Il faut encore distinguer polyethnicité et multinationalité. Les migrations successives rendent les Etats polyethniques, sur le modèle américain ; la multinationalité est historique, rassemblant des communautés à culture propre dans le même Etat (Kurdes en Turquie et Irak, Arabes en Israël, Russes en Estonie…). Il est nécessaire de trouver des façons de fonctionner appropriées. L’auteur étudie la consociation suisse réussie, le fédéralisme canadien ou espagnol contrasté, et l’éternelle tentation sécessionniste (Irlande, Ecosse, Padanie). Cette seconde partie est la plus bavarde et se perd parfois dans les détails, sans vue d’ensemble claire. Il semble que le fédéralisme soit la meilleure formule – à condition que les clivages sociaux soient multiples et croisés comme en Suisse. Il exige pour cela le compromis libéral démocratique et surtout pas le nationalisme à base ethnique ou religieuse.

« La pluralisation croissante des sociétés rend de plus en plus intenable le postulat qui veut qu’à un Etat corresponde une nation et une culture. Elle donne par contre une actualité nouvelle à l’Etat multinational qui, par nature, est fondé sur l’expression d’identifications multiples et se trouve en harmonie avec les aspirations des individus modernes à jouer simultanément sur plusieurs registres d’appartenance » p.287. A l’inverse, la Russie tsariste, qui a cherché à se comporter comme un Etat-nation alors qu’elle était un empire multinational, s’est effondrée.

Alain Dieckhoff, La nation dans tous ses Etats – Les identités nationales en mouvement, 2000, Champs Flammarion 2012, 355 pages, €9.00 e-book Kindle €8.99

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Violences et insécurité urbaines


Le phénomène des violences urbaines est plus complexe que le débat politicien ne le dit. A qui voudrait s’en faire une bonne idée, en 127 pages, je lui conseille le Que sais-je ? Les spécialistes que sont Alain Bauer, conseil en sécurité urbaine et Xavier Raufer, directeur des études au Centre universitaire de recherche sur les menaces criminelles de Paris 2 font un point utile. Christophe Soullez, criminologue et chef du département de l’observatoire de la délinquance à l’Inhes s’est rajouté lors de la dernière édition. Publié en 1998, l’ouvrage fait l’objet de remises à jour régulières, signe de l’intérêt du public. Les n° de page cités ci-après font référence à l’édition 2005.

Trois parties pour cet exposé : le constat, les comparaisons, les éléments d’une politique.

Le constat est éclairant : « il a fallu dix ans à la sphère médiatico-politique pour cesser de concevoir l’insécurité urbaine comme un fantasme ; près de quinze pour qu’elle se persuade de la gravité de la situation puis entreprenne d’informer et de réagir. » p.3 La gauche porte la responsabilité d’un laxisme libertaire qui n’est plus de saison, son déni « politique » a été reconnu par Lionel Jospin. Je cite les auteurs : « aveuglement idéologique », « pieuses intentions », « bon cœur poussant à morigéner plutôt qu’à sanctionner », « respect marqué des bienséances du moment » et « la foi en une exception française dont l’aspect illusoire est souvent démontré ». Or, de plus en plus, ce déni lénifiant « a fini par provoquer une insurrection silencieuse des résidents des quartiers ravagés par la violence sociale » p.6 Les sondages réguliers l’ont montré ; l’irruption au second tour de la Présidentielle de Jean-Marie Le Pen en 2002 aussi.

Il faut donc comprendre et agir ; pour cela, d’abord étudier.

Quoi ? Les violences urbaines forment bien une catégorie homogène : « une criminalité primitive souvent brutale et pas toujours organisée », « simple activité prédatrice », « succession de bouffées de violence, de crises entrecoupées de périodes de passivité, voire d’abattement » p.9

Qui ? « Le plus souvent des êtres frustres, déscolarisés, inactifs, hypernerveux, violents, plus portés sur les gadgets que sur le high-tech, attirés par les rapines faciles et s’agrégeant en bandes peu structurées. » p.10

Où ? Surtout en Ile-de-France, 26% de l’ensemble des infractions (en 2003), et principalement la grande couronne. Dans les quartiers d’habitat social selon un rapport 2002 de Didier Peyrat, magistrat et hostile à Nicolas Sarkozy. Il montre que la plupart des infractions sont commises par un petit nombre hyperactif ; que cette insécurité inquiète surtout les jeunes de 15 à 24 ans ; et que les plus démunis sont les plus volés. Les territoires sont aussi le RER et l’école. Quelques gangs des ghettos, armés via les stocks de l’ex-Yougoslavie, se sont mis à braquer hôpitaux, bureaux de poste et fast-food.

Connaît-on l’ampleur réelle des violences urbaines ? Non, car les seules agressions recensées sont celles donnant lieu à dépôt de plainte – soit, selon les enquêtes de victimisation, 1 sur 2.1 pour les vols à la roulotte, 1 sur 2.3 pour les coups et blessures volontaires, 1 sur 2.5 pour les cambriolages, 1 sur 6 pour les dégradations de véhicules, 1 à 66 pour menaces et chantage et 1 à 115 pour les atteintes à la dignité de la personne ! La peur des représailles, l’impression de s’en être tiré à bon compte et le sentiment d’inaction de la police et de la justice expliquent cet écart (enquête IFOP octobre 2003). Des plaintes reçues, seules 10% ont fait l’objet de jugements, selon l’Union Syndicale des Magistrats (Livre blanc d’avril 2002). Et le ministère de la Justice confirme (Libération 10 avril 2002) que « 32% des peines de prison ne sont pas purgées ». Les mesures « alternatives » ne sont pas suivies de moyens : il y a 270 « clients » par éducateur…

La « politique de la ville » existe, près de 40 milliards d’euros y ont été consacré de 1989 à 2001 (prolongée ensuite) « mais tout cela s’est fait sans grande cohérence, les dotations et subventions se chevauchant ou s’empilant de façon inextricable » p.51, selon la Cour des Comptes (Rapport 2002).

Le succès de New-York doit être observé. Il montre que l’origine :

  • n’est pas démographique : le crime s’est effondré alors que les garçons de 15 à 19 ans augmentaient fortement ;
  • n’est pas la pauvreté : la plus forte baisse s’est produite dans les quartiers défavorisés ;
  • n’est pas la plus forte présence policière : le nombre des policiers diminue alors que le crime s’effondre.

« Saturer les rues de policiers n’est à long terme utile que si, en même temps, l’on applique concrètement une politique ferme de lutte contre le crime et d’interdiction des activités délictueuses gênant ou effrayant la population. » p.62 On peut se demander si la gauche, tout à sa « haine » envers l’ex-ministre de l’Intérieur devenu président Sarkozy, sera un jour capable de surmonter le déni (même une fois au pouvoir !) et d’avoir la volonté ferme et durable d’appliquer une politique. D’autant que la violence touche plus le populaire que les bourgeois. Selon les auteurs, « quand volonté politique de faire baisser le crime il y a – et que les moyens nécessaires à cette politique existent – le crime baisse » p.63. Or la France périurbaine n’est pas policée : en 1999, 1 policier pour 119 habitants à Paris, 1 pour 395 habitants en petite couronne, 1 pour 510 habitants en grande couronne.

Les éléments d’une politique ont consisté en un empilement de réponses d’État : loi du 21 janvier 1995, contrats locaux de sécurité en 1997, loi du 15 novembre 2001, Groupes d’Intervention Régionaux par circulaire du 24 mai 2002, la loi d’orientation du 29 août 2002 et la loi pour la sécurité intérieure du 18 mars 2003 (sans parler des suivantes). Les réponses locales tournent autour du pouvoir du maire (pas très clairs), et de la création de polices municipales (harmonisées et renforcées).

Mais tout cela ne fait pas « une politique ». Un rapport de mission interministérielle Lazerges & Balduyck pointe (en 1998 déjà !) le manque de moyens adéquats et surtout « l’existence d’une véritable chaîne de dysfonctionnements qui va de la justice aux parents en passant par la police et l’Éducation nationale (qui) produit par réaction en chaîne une relâchement préoccupant du lien social » p.93. La faute n’incombe pas au seul ministre de l’Intérieur sous Jospin ou sous Villepin (même si le dernier a fait du théâtre pour se distinguer et se placer dans la course à la présidentielle). Un ministre ne peut pas régler à lui tout seul la démission d’ensemble des corps constitués. On ne refait pas une éducation par quelques mesures. Or « il ne semble exister aujourd’hui en France aucun dispositif de corrélation des actions de prévention avec la réalité de la délinquance – encore moins de dispositifs d’évaluation des opérations engagées. » p.102 La France politicienne, droite et gauche confondue, a compilé anarchie des mesures et opérations velléitaires !

Les auteurs enfoncent le clou : « il faudrait donc assurer la cohérence des actions de présence et de proximité, grâce à une réflexion globale sur les actions, les zones géographiques et les horaires d’intervention des personnels concernés (agents d’ambiance, de citoyenneté, éducateurs sociaux, médiateurs…) » p.109

Il s’agirait de penser un « service public » global d’accueil, d’écoute et d’ambiance, plus que de se focaliser sur la seule « insécurité ». L’hagard du Nord n’a pas fini de hanter le populaire.

Alain Bauer & Xavier Raufer, Violences et insécurité urbaines, Que sais-je ? PUF 2010, 128 pages, €6.49 format Kindle

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Un mois de socialisme : et après ?

Les primaires socialistes se sont achevées, la presse durant le mois n’a cessé de parler socialiste. Le candidat le plus évident en est sorti vainqueur. Nous ne sommes pas dans des primaires à l’américaine où il n’y a qu’un seul tour et peu de vie de parti en-dehors de la machinerie électorale. Le premier tour socialiste a servi de défouloir « contre » Nicolas Sarkozy et pour s’indigner contre la crise, le monde, les boucs émissaires. Il a attiré 2,6 millions de votants – mais cela ne fait guère que 6% des 43 millions de l’électorat national. Il a surtout marqué les divisions du PS. Le second tour a éliminé, c’est le rôle d’un second tour. C’est dire que le candidat élu pour être éligible aux « vraies » présidentielles de l’an prochain a suscité autant de rejet que d’accord dans son propre camp. Il ne recueille qu’un peu plus de la moitié des militants & sympathisants.

On a parlé de « révélation » Montebourg. Mais cet avocat qui a échoué à l’ENA en son temps n’a rien de la Vierge apparue aux gamins de Fatima ; il s’agit d’une tactique classique du gauchisme militant depuis Trotski : l’entrisme. Puisque ces primaires n’étaient plus réservées aux quelques 120 000 militants PS mais ouvertes « à tous les sympathisants républicains », les mélanchonnistes en ont massivement profité. Est-ce que cela va clarifier les idées socialistes ? Sûrement pas. Chacun sait que Mélenchon, qui a lu Lénine, voudrait provoquer une bonne crise pour apparaître comme radical-rassembleur et faire razzia sur les électeurs du PS.

La révélation est plutôt la persistance de trois gauches (guévariste, jacobine, social-démocrate), tout comme il y a trois droites (nationaliste, gaullienne, libéral-démocrate) :

  1. Les guévaristes, en référence à Che Guevara dont Hugo Chavez est l’actuel représentant, sont en faveur du yaka, du volontarisme politicien, la volonté du Peuple voulant une seule Assemblée, des frontières souveraines et surtout aucune séparation des pouvoirs : ni traités, ni autorités ou banques indépendantes, ni décentralisation. Cette tendance va de l’extrême gauche à la gauche du PS. Mélenchon et Montebourg sont sur cette ligne.
  2. Les jacobins sont dans la lignée Mitterrand, énarques, parisiens, technocrates. Aubry et Fabius représentent le mieux ce courant dont Hollande faisait partie avant de prendre de la hauteur et de se recentrer (les présidentielles se gagnent au centre…)
  3. Les sociaux-libéraux sont ce qu’on a appelé la « deuxième gauche », de Mendès-France à Rocard et Delors. Elle est proche de la gauche des autres pays européens (mais sans les syndicats puissants) et des Démocrates américains d’Obama : économie de marché + Etat-providence. Valls, Baylet, Royal, probablement Delanoë en font partie. Bayrou s’y agrégerait bien si on voulait de lui.

La primaire socialiste n’a pas été une primaire « citoyenne » mais une procédure interne à un parti parmi les autres. Les écolos et le centre ont aussi eu leurs primaires sans que cela soit qualifié de « citoyen ». Cette enflure de vocabulaire marque l’idée socialiste d’être seuls légitimes, représentants du « vrai » peuple ; tous les autres seraient entachés d’un péché originel bourgeois-libéral-capitaliste-nanti-exploiteur-colonialiste (rayez les mentions inutiles). A quel peuple veut-on faire croire un tel conte de fée ? Force est de constater que le parti comme « avant-garde éclairée » reste le credo léniniste du PS et que la Deuxième gauche laisse dire. Ce qui a pour conséquence que la seule « démocratie » reconnue par le PS est celle du centralisme : approuver ce que le parti a décidé en interne. Seule Ségolène Royal, en 2006 puis lors du Congrès de Reims, avait tenté d’aller contre. L’unanimisme a été le cas avant la chute de DSK, lorsque les primaires ont failli être « de confirmation » ; c’est bel et bien le cas avec la victoire Hollande, qui confirme ce que tout le monde savait. Sa légitimité est avant tout celle d’un Secrétaire général de parti soviétique, le plus petit dénominateur commun entre les courants et le plus rassembleur sur le centre, pivot de l’élection présidentielle française.

Cela n’enlève rien à ses qualités personnelles de savoir nager, de faire travailler et de capacités au compromis. Cela relativise le discours « radical » qu’une certaine gauche voudrait le pousser à tenir mais entraîne le retour des énarques, écartés du pouvoir assez largement par Nicolas Sarkozy depuis 2007. La gauche technocratique gagne, celle du courant central – entre Deuxième gauche et Guévaristes. C’est la gauche Jospin, jacobine et centralisatrice, adepte du meccano industriel et des lois encadrant les entreprises, des emplois de service public et des prélèvements obligatoires. Les socialistes sont restés « je veux, l’État-c’est-moi » alors que « les moyens » sont limités (déjà 55% du PIB en dépense publique !) et que la France dans le monde n’est rien sans l’Europe. Faire payer les riches, pourquoi pas, mais il y a très peu de riches… Le gâteau fiscal est donc très limité sauf à toucher aux classes moyennes. Quant à l’Europe, eh oui c’est la démocratie libérale qui y règne ! Il va falloir tenter de convaincre les sociaux-démocrates et autres libéraux, majoritaires dans les autres pays européens, que le dirigisme jacobin français est « la seule solution » et que les traités doivent être révisés.

Il n’y a eu campagne jusqu’ici qu’à gauche. La vraie campagne présidentielle française ne commencera que dans quelques mois. François Hollande est le candidat du Parti socialiste, pas (encore) celui des Français. Car, selon un sondage Australie-Sofres d’août 2011, la vie politique est ennuyeuse pour 42% des électeurs. Ils ne sentent pas pris en considération par les politiciens (qu’ils soient hommes ou femmes), ni compris ni respectés, avec le sentiment de ne pas avoir les moyens de participer au débat. Ces Français en âge de vote sont devenus désabonnés ou désabusés. Ils n’ont pas envie de participer en votant ou en consommant, soit qu’ils vivent difficilement (14% des Français), soit qu’ils vivent confortablement mais en marge critique du système (25%). Vont-ils mettre leur bulletin dans l’urne ? Et pour qui ? Pour les belles promesses technocratiques d’un énarque chef de parti ou pour la légitimité du sortant à gérer la crise ? « Tout sauf Sarkozy » n’est donc pas le bon slogan pour gagner.

N’allez pas alléguer « les affaires »… Un sondage Canal+-Sofres septembre 2011 sur la corruption montre que 72% des Français en âge de voter estiment tous les politiciens corrompus (ils n’étaient que 42% en 1990)… La confiance faite aux partis pour y remédier ne va surtout pas en réponse spontanée au Modem (4%) ni au PDG de Mélenchon (7%), à peine plus aux Verts et à l’UMP (11% chacun) et de façon à peine meilleure au PS (16%). Aucun parti ne veut empêcher la corruption, telle est la réponse qui remporte la palme avec 25 % ! « Tous pourris à droite » n’est donc pas le bon slogan pour gagner.

Quelles seraient donc les qualités qui font un bon président de la République ? Un sondage Philosophie Magazine-Sofres de juillet 2011 place en premier la capacité de prendre des mesures « de droite comme de gauche » si c’est indispensable (59%), en second la proximité du terrain et le pragmatisme (55%) et en troisième la culture intellectuelle (45%). Viennent ensuite des qualités importantes mais non indispensables comme celle de décider seul en cas de crise ou de savoir employer la force si nécessaire, ou encore d’avoir un style de vie proche des Français. Il ressortait alors en juillet (avant la crise européenne et les primaires socialistes) que les personnalités de droite apparaissaient mieux placées et moins sectaires sur les caractères « gaulliens » tels que l’aptitude à prendre des mesures au-dessus des clivages droite-gauche ou décider seul en cas de nécessité. Ils faisaient jeu égal pour les deux suivantes, proximité du terrain et culture. Sur ce dernier point, malgré les sarcasmes des média de gauche sur la ‘Princesse de Clèves’, Nicolas Sarkozy apparaissait à l’opinion comme intellectuel plus cultivé que François Hollande, Marine Le Pen, Dominique de Villepin, et surtout Jean-Louis Borloo – autant qu’Eva Joly, Jean-Luc Mélenchon et Martine Aubry… Comme quoi l’écho d’une personnalité dans la France profonde n’est pas forcément celle des élites, zélotes médiatiques qui s’auto-intoxiquent en cercles fermés. « La personnalité Sarkozy » n’est donc pas le bon thème pour gagner.

Reste quoi ? La demande de protection contre la crise mondiale ? C’est une donnée importante mais pour laquelle la gauche n’est pas plus légitime que la droite. Ce sont quand même les sénateurs républicains de droite aux États-Unis qui veulent une loi contre les produits chinois au taux de change politique. C’est de même le gouvernement conservateur de droite anglais qui décide la séparation par la loi des banques d’investissement et des banques de dépôts. La protection contre la globalisation n’est pas la fermeture des frontières mais l’accord entre partenaires européens pour négocier avec la Chine et avec les États-Unis sur les normes financières et d’échanges. C’est en interne des filets sociaux de sécurité qui ne sont finançables QUE par une meilleure gestion du budget public et par une règlementation moins sectaire sur les relations de travail – tout ce qu’ont réussi les pays nordiques de l’Europe et que l’ère Jospin a échoué à mener lorsque la croissance était là et le permettait. Il faudra le mettre en place, que le prochain président soit Hollande ou Sarkozy, pour diminuer ce pessimisme français associé à la défiance envers tout ce qui change.

Alors reste quoi ? De façon ultime, la réforme fiscale. Seul François Hollande en propose une d’envergure. Non pas pour de nouvelles rentrées, le repli des consommateurs désabusés et l’exil des patrimoines réduira l’impôt tant que durera la crise. Mais pour un nouveau partage de la pénurie. Probablement plus juste, en tout cas mieux accepté… s’il réussi à éradiquer la plupart des « niches fiscales » ce qui, comme le non-cumul des mandats, est loin d’être acquis ! Cela pour caresser la gauche du ressentiment, mais le débat n’a rien dit sur la stabilisation ou la baisse de la dépense publique, hors norme en France par rapports aux pays voisins.

La campagne pour la présidence se fera donc probablement sur la réforme fiscale à gauche et sur la personnalité dynamique apte à sortir de la crise à droite. C’est loin d’être déjà joué.

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