Michel Tournier livre en ce recueil 43 notules littéraires, dont 5 sur les « maîtres » qui l’ont formé. Avec l’art de mettre du mystère dans les choses banales et de la métaphysique dans les opérations de tous les jours, il fait des livres des structures vides qui ne vivent qu’en se remplissant du sang de chaque lecteur : « des vampires secs » : « à peine un livre s’est-il abattu sur un lecteur qu’il se gonfle de sa chaleur et de ses rêves » p.13.
Les notes de lecture de quiconque peuvent donc tracer un portrait en creux du lecteur. Nul ne s’étonnera donc de mesurer combien la littérature allemande a compté pour Michel Tournier bien plus que l’anglaise ou l’italienne, par exemple. Kant, Novalis, Goethe (que Napoléon, qui l’a rencontré, appelait « Monsieur Göt » p.76), Kleist, Gaspar Hauser, Hermann Hesse, Thomas Mann, Klaus Mann, Günther Grass, Ernst Jünger sont chroniqués, parfois en détail (vous saurez tout sur les dernières heures du poète Heinrich von Kleist et de sa maitresse Sophie Vogel le 21 novembre 1811).
Nul ne devrait s’étonner non plus d’observer combien la littérature de circonstance ou à la mode a marqué l’écrivain, ces années 1960 et 1970 à qui il consacre une bonne part de ses chroniques. Les auteurs sont bien oubliés aujourd’hui : qui lit encore Pearl Buck, A.J. Cronin ou Hermann Hesse parmi les classiques ? Ou Alphonse Boudard, Günter Grass, Émile Ajar, Jean-Pierre Magnan ou Didier Martin ? A tort, sans doute, mais ce qui était dans l’air du temps d’hier ne l’est plus dans celui d’aujourd’hui.
Reste de ces chroniques, à lire par petite quantité sous peine d’overdose, des réflexions intéressantes sur les auteurs qu’on croit connaître et que le « sang » de Tournier revivifie parfois. Ainsi de Balzac qui maudit deux fois l’homosexualité : « Elle fait de l’homme l’ennemi des femmes, double aberration, car d’une part les femmes incarnent l’ordre social, et c’est par elles que les provinciaux ‘arrivent’. Elles sont d’autre part ce qu’il y a de meilleur dans l’humanité, ce qu’il y a de plus proche des anges » p.150. Ou de Flaubert : « ‘Madame Bovary, c’est moi !’ C’est lui, cela veut dire, c’est une âme ardente, mystique, éprise d’infini et de grandeur, étouffée sous le fumier d’une société mesquine et stupide » p.163. Ou encore de Tarzan : « La vérité inouïe c’est que Tarzan n’est un super-adulte que parce que c’est un faux adulte. S’il n’a ni barbe ni poils, c’est parce qu’il est trop jeune pour cela. Il a douze ans de maturité, et il n’ira jamais au-delà. C’est d’ailleurs le secret de sa force » p.194. De même, « la parenté de Sartre et de Céline saute aux yeux, et il est clair que La Nausée (1938) découle directement du Voyage au bout de la nuit (1932) et de Mort à crédit (1936). C’est la même hargne, le même parti pris de ne voir partout que laideur, bêtise, abjection » p.313.
Il offre également une vision plus vaste de certaines époques : « En 1800, la France et l’Allemagne forment un contraste saisissant. Du côté français la force brutale accompagnait un vide philosophique, littéraire et artistique presque complet. Du côté allemand, un vide politique presque total au sein duquel s’épanouit une prodigieuse floraison de penseurs, de poètes et de musiciens, Goethe, Schiller, Hölderlin, Hegel, Schelling, Fichte, Beethoven pour ne citer que sept noms parmi bien d’autres » p.98.
Il est assez bizarre d’ailleurs que « la gauche » exalte autant cette période révolutionnaire – alors qu’elle fut stérile pour l’humanité ! La France en avance sur son époque avec « la trilogie française de la tyrannie – Louis XIV, Robespierre, Napoléon » voulait imposer au monde sa vision de l’Homme. En réponse, son grand voisin lui opposera « une trilogie du même tabac avec Bismarck, Guillaume II et Hitler » : belle avancée dialectique ! On ne se méfie jamais assez des exaltations de « la gauche »… Car elles sont camouflées sous les grands mots, comme Victor Hugo savait en gonfler, alors que les exaltations de droite sont si franches et brutales que l’on sait vite à quoi s’en tenir.
Cette macération disciplinaire de la gauche reprend et prolonge le péché originel chrétien qu’il faut expier : « Le IIIe Reich, c’est la mainmise sur l’Allemagne du Nord protestante, de l’Allemagne du Sud catholique, en réponse au mouvement inverse dirigé deux générations plus tôt par Bismarck » p.404. Contre cette mutilation du dressage, Michel Tournier se situe résolument du côté de la vie. « L’ancienne théologie possédait déjà concupiscence – à laquelle Bossuet a consacré un traité – et entendait par là tout ce qui entre dans l’amour de la vie, depuis la faim charnelle et la soif de tendresse, jusqu’à la curiosité intellectuelle et la volonté d’apprendre, toutes choses notoirement condamnables, il va de soi, aux yeux de la morale catholique » p.226.
Il est du ‘oui’ contre le renoncement haineux du ‘non’, cette « race des antiphysiques, celle qui a en horreur le contact chaud, frémissant et généralement humide des êtres vivants. Ceux-là ne caressent jamais un animal, ils n’embrassent pas spontanément un enfant, la promiscuité du poil, de la plume, de la peau, les dégoûte, et aussi tout ce qui vient du corps (…) Cette attitude mentale a été érigée en morale par la société victorienne du XIXe siècle et les Églises catholique et protestantes placées à son service. Il convient d’ajouter que les théories pasteuriennes, et l’hygiénisme qui en découle, sont venues à point nommé pour lui fournir un alibi scientifique » p.228.
Ce que l’auteur ne commente pas – car il est trop vieux peut-être – est l’immense libération que Mai 68 a apporté à tout cela : la jeunesse a fait craquer les gaines et, malgré ses excès, le monde tout entier en a été changé. Ce pourquoi l’on assiste aujourd’hui au retour de bâton de la frilosité physique, de la repentance envers tant de libertés, la nostalgie des origines fantasmées, l’évangélisme prêcheur ou l’islamisme armé.
Mais il distingue deux tempéraments venus de la caractérologie : le primaire et le secondaire, ce qui est selon lui une clé pour lire les livres.
« Le secondaire vit en référence constante à son passé et à son avenir. La nostalgie de ce qui n’est plus et l’appréhension de ce qui va arriver obnubilent son présent et dévalue sa sensation immédiate. Son intelligence se sert du calcul plus que de l’intuition. Son espace est une chambre d’écho et un dédale de perspectives. En amour la fidélité lui importe plus que la liberté.
« Le primaire s’éblouit de la jeunesse de l’éternel présent. Il peut être cérébral ou sensuel, c’est l’homme de l’évidence originelle et du premier commencement. Chaque matin est pour lui le premier jour de la Création. Il ne s’embarrasse pas de fantasmes ni de chimères. Il se montre spontanément ingrat, imprévoyant, mais sans rancune. Il adhère par instinct à ce qui s’offre » p.232 (voir aussi p.337).
Primaire est par exemple Jules Vallès, l’enfant pauvre sans ressentiment, Communard au « cœur gros comme ça » p.196. Mais aussi Voltaire (contrairement à Rousseau), Théophile Gautier (contre Baudelaire), Valéry (contre Proust), l’impressionnisme (contre le romantisme), Gide (contre Sartre). N’est-ce pas une meilleure distinction entre la droite et la gauche que tout ce que les gloseurs ont pu pondre jusqu’à présent ?
Michel Tournier, Le vol du vampire – notes de lecture, 1981, Folio 1983, 412 pages, €7.20
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