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Joseph Kessel, Belle de jour

Un peu d’amour dans un monde de putes. Ce roman qui fit scandale entre-deux guerres met en scène une jeune bourgeoise belle, sportive et sympathique, épouse d’un jeune chirurgien beau, sportif et sympathique, qui est entraînée irrésistiblement à se prostituer chaque après-midi dans une maison tenue par une maitresse rive gauche à Paris, près du Pont-Neuf. La rue Virène où se situe le claque n’existe pas mais peut-être est-ce la rue Christine, courte et étroite, telle que décrite tout près de Notre-Dame ? Le quartier Saint-Augustin était réputé pour être mal famé jusque dans les années cinquante.

Séverine a tout pour être heureuse – sauf un vide qui la tourmente, « une attente subsistait en elle, vague, tenace et impérieuse » p.380 Pléiade. Elle fait l’amour et aime profondément son mari Pierre mais n’atteint pas l’orgasme. Le prologue l’explique par un traumatisme d’enfance, une fixation émotionnelle forte lorsqu’à 8 ans elle se fait caresser sous la robe par un plombier mal rasé dans son appartement, et qu’elle s’en évanouit. Sa sexualité est désormais fixée et elle est en quête du vulgaire brutal qui la fera enfin jouir.

Elle le trouve au claque de Madame Anaïs, après que la pipelette Renée lui ait annoncé avec des airs scandalisés et sous le sceau du secret que la petite Henriette se prostituait en maison pour arrondir ses fins de mois. Séverine en est tout excitée. Elle, ce n’est pas pour l’argent mais pour l’abîme de la jouissance qu’elle n’a pas connue et qu’elle finit par trouver deux fois. La première avec un ouvrier débardeur de péniche « au cou nu », qu’elle paye pour qu’il vienne lui acheter son temps chez Anaïs ; la seconde avec le jeune malfrat Marcel au corps mince et couturé mais puissant comme l’acier qui la veut pour femelle.

Comme souvent grâce à l’éducation chrétienne, l’être humain bourgeois oppose l’amour « pur et éthéré » qui est le Bien et le don pour connaître un degré de Dieu, de l’amour physique vulgairement sexuel qui remue la carcasse et les tissus érectiles mais qui n’est que frémissement éphémère de chair périssable, donc œuvre du Diable. Pierre ressort de l’amour pur, comme pour « un petit garçon » p.461 ; Marcel et l’ouvrier de l’amour bestial – un désir « massif, cynique et pur » p.405 et un « spasme sacré » p.433. Les deux ne se rencontrent plus après saint Paul et Séverine en est la victime. C’est assez sordide mais fort courant : « chaque homme, chaque femme qui aime longtemps (le) porte en soi », dit la préface. Kessel a rencontré une telle femme dans un bordel en Syrie, mue par « une nécessité intérieure » d’assouvir son désir animal jusqu’au bout. Du cœur à la chair, de la tendresse à la « joie bestiale », du remords au plaisir, du blanc de l’amour (la neige, la tenue de tennis, la blouse de chirurgien) au rouge du désir (les murs chez Anaïs, le sang), l’existence de Séverine alterne et clignote. La Belle de jour ne sait plus où elle en est, s’initie aux arcanes malades, possédées, animales, de sa sexualité balbutiante et refoulée mais, comme souvent chez Kessel, connait une rédemption finale en avouant tout à son mari.

Elle cède à ces penchants parce qu’elle se connait mal et n’a que l’illusion de se maîtriser, faute d’éducation adéquate. « Elle ne s’attachait qu’à la partie la plus superficielle de ses émotions, ne contrôlait que la part la plus manifeste d’elle-même. Ainsi, croyant se gouverner pleinement, Séverine n’avait aucun soupçon de ses forces essentielles, dormantes et, par là même, aucune emprise sur elles » p.387. Après la révélation de Renée sur Henriette, « Séverine avait été portée tout droit vers la grande glace qui lui servait à s’habiller » p.393. Comme Dorian Gray, elle y contemple son double secret, maléfique au point de la posséder ; comme lui, elle y succombe.

Ecrit à une époque naturaliste où triomphait la garçonne, le sexualisme et la psychanalyse dudit Monsieur Freud, le roman fit scandale. En même temps, des femmes se reconnaissaient en Séverine, Belles mues par un désir brûlant de s’unir à la Bête. Le fascisme mais surtout le nazisme allaient assouvir cet instinct primaire et faire jouir la belle Madame dans les bras de bourreaux musclés et sanguinaires au parler barbare.

Le film de 1967, tourné par Luis Buñuel, donne les traits de Catherine Deneuve à Séverine. Désormais, focale plus étroite qui dénature le roman, ce n’est plus l’emprise de la névrose mais l’oppression bourgeoise qui est à l’honneur. La prostitution est une libération car la pute baise avec qui elle veut quand elle veut et autant qu’elle veut. Ceci est mon corps, déclare la communion de mai 68. Notre époque en est revenue et la pute redevient une victime – de son corps, des désirs des autres, de ses souteneurs. Mais la bourgeoise aime à s’envoyer en l’air, même si ce n’est plus avec n’importe qui. Car elle reste névrosée.

Joseph Kessel, Belle de jour, 1928, Folio 2014, 189 pages, €5.49 e-book Kindle €5.49

Livre Joseph Kessel, Belle de jour + DVD Belle de Jour de Luis Buñuel, Folio cinéma 2009, €18.99

Joseph Kessel, Romans et récits tome 1 – L’équipage, Mary de Cork, Makhno et sa juive, Les captifs, Belle de jour, Vent de sable, Marché d’esclaves, Fortune carrée, Une balle perdue, La passagère du Sans-Souci, L’armée des ombres, Le bataillon du ciel, Gallimard Pléiade 2020, 1968 pages, €68.00

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Ian McEwan, Samedi

Ian McEwan Samedi

Voici un roman anglais contemporain vivant, palpitant des sentiments et pensées d’un héros banal de notre temps. C’est assez rare pour être noté, en ces temps de pitreries « originales » ou d’ego qui déballent leurs fantasmes et turpitudes. Nous entrons dans la peau d’un homme ordinaire, de la bonne bourgeoisie anglaise, dans ces années qui suivent juste les attentats du 11-Septembre et qui précèdent la guerre « sainte » en Irak contre l’obscurantisme et les menaces de destruction massive. Cette imbrication de l’individuel et de l’universel, du quotidien et de l’actualité, n’est pas anodine. Elle est ce qui donne sens au roman, un sentiment inédit du monde comme un village où le réveil de l’infâme, quelque part sur la planète, suscite des envies de l’écraser ou de le comprendre, alors même que les avions relient les points de fanatisme aux nantis d’Occident en quelques heures.

Il s’agit d’un avion en feu, qui passe lentement dans le ciel en suivant la Tamise, que voit Henry, réveillé à l’aube. Pour ce neurochirurgien au bord de la cinquantaine, heureux, prospère et matérialiste – sans excès aucun – cet événement va marquer sa journée du samedi, la première du week-end. Il est un technicien réputé de la chirurgie du cerveau, il aime son métier et possède à fond son expertise. Marié depuis des décennies, il désire sa femme plus que jamais. Tous deux ont une belle maison face à un square de Londres, non loin de l’hôpital. Ils ont élevés deux beaux enfants épanouis et sains, un garçon qui se lance dans le blues avec un certain succès et une littéraire qui vient de publier son premier recueil de poèmes. En bref, le rêve anglais de réussite sociale, sans trop ni trop peu, sans mépris mais donnant aux malheureux et aux malades.

Jusqu’à ce qu’un avion en feu passe dans le ciel… Telle une comète, il s’agit d’un signe que le monde bascule. Nous ne sommes pas à la veille de Noël, mais en hiver et il n’y aura pas de rois mages, bien qu’un bébé s’annonce sur la fin. Samedi va se dérouler, comme d’habitude, sauf que le monde extérieur vient envahir la vie intime autrement que par l’écran protecteur de la télévision. Henry sort en voiture alors qu’une manifestation monstre réunit les Anglais contre George W. Bush et la guerre imminente contre Saddam Hussein. Faut-il être naïf et récuser toute guerre ? Faut-il éradiquer cette dictature sanglante qui massacre et torture son peuple, tout en ne cessant de menacer le monde ? La cinquantaine balance, la jeunesse a des certitudes. Alors que s’élève la société Big Brother où tout le monde surveille tout le monde, pour le bien de chacun.

« Cela fait partie du nouvel ordre moral, cette limitation de sa liberté mentale, de son droit à divaguer. Il n’y a pas si longtemps, ses pensées vagabondaient de manière plus imprévisible, sur une liste de sujets bien plus longue. Il se demande s’il ne serait pas en train de devenir un pigeon, un consommateur toujours plus avide d’informations, d’opinions, de spéculations, de la moindre miette lancée par les autorités. Il est un citoyen docile qui regarde le Léviathan accroître son pouvoir tout en se réfugiant dans son ombre » p.244.

C’est l’incident d’un rétroviseur arraché, dans une rue interdite alors que l’auto victime déboitait sans regarder, qui va trancher dans le concret. Le microcosme éclaire le macrocosme : ce qui paraît lointain et abstrait (guerre, bombardements, déboulonnage d’un dictateur) s’incarne dans le concret ici et maintenant, la haine et l’honneur d’un malfrat menaçant les vies des êtres chers d’une arme bon marché. Faut-il se battre ? Faut-il se laisser faire ?

Dans ce dilemme se déroule le roman et il coule comme de l’eau. Le lecteur reste accroché au texte comme si sa vie en dépendait. Il est en empathie profonde avec le narrateur. Faut-il aborder la cinquantaine pour aborder avec autant d’empathie ce livre ? Peut-être, mais il ne laissera personne indifférent.

Ian McEwan, Samedi, 2005, Folio 2008, 384 pages, €8.17

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