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Idalgashina, marche dans les jardins de thé

Nous quittons l’hôtel à pied, sac sur le dos, dans les embouteillages de 7 h. Nous longeons les bus fumants, les collégiens et collégiennes en bande, les mémères surchargées de paquets, le tout dans d’étouffants et âcres nuages de mauvais diesel. Nous prenons le train, heureusement que nous sommes arrivés en avance, nous l’aurions raté. Dans les wagons, un vendeur passe avec une grosse thermos et des gobelets de plastiques pour proposer du thé. Nous descendons station Idalgashina.

pluie idalgashina sri lanka

Nous sommes à 1570 m mais dans la brume et… il commence à pleuvoir ! Mais il y a du vent et le temps se lève vite, laissant inaugurer une belle journée pas trop chaude. La randonnée est une promenade dans les jardins de thé en pente d’un domaine étiqueté « bio ». Nous croisons un homme qui travaille à la houe entre deux rangées de théier, sur une pente à 75%, des gamins et gamines hilares en ce jour sans école pour cause de fête bouddhiste. Il est vrai que nous avons rencontré les fêtards dès après la gare ; il y avait des fleurs et des pétards et ceux qui donnaient une pièce à Ganesh ont eu droit à un tika rouge entre les deux yeux. Avec la chaleur et la transpiration, le point a coulé sur les visages occidentaux, finissant par faire mauvais effet. Les gamins réclament photos et pen, mais juste pour le plaisir. Des cueilleuses de thé sont en pause sous un auvent où la récolte de feuilles fraîches du matin est soigneusement pesée. Elles doivent cueillir le bourgeon et les quatre feuilles autour, pas plus ; les autres feuilles donnent un thé de mauvaise qualité.

cueilleuses de the idalgashina sri lanka

Nous pique-niquons vers 11h du matin seulement, car la promenade se termine à la route… Ce n’est pas très organisé. La boite en carton contient deux beignets gras de légumes et poulet haché épicés, un chausson de légumes, une banane et une part d’un gâteau genre génoise.

pause des cueilleuses de the idalgashina sri lanka

Nous reprenons le chemin vers le bas. Nous pouvons voir de près des cueilleuses de thé en pleine action, sous la surveillance de leur contremaître.

photo des photographes photographiant sri lanka

Elles aussi adorent se faire prendre en photo, et le contremaître prend lui-même en photo les étrangers photographiant, sur son téléphone mobile (roue du Dharma ?).

fleur du the sri lanka

La main droite attrape le bourgeon et les quatre feuilles tendres terminales, une fois, deux fois, trois fois. Puis la poignée de feuilles passe dans la main gauche. Quand elle est pleine, un geste la jette dans la hotte ouverte portée sur le dos, un grand sac plastique renforcé porté sur la tête et les épaules. Deux chiens agressifs nous montrent les crocs en grognant pour nous empêcher de monter vers les cueilleuses, mais elles les chassent. Le théier est reproduit surtout par marcottage. Ce serait trop long de faire pousser les graines, et trop hasardeux de constater le résultat. Le marcottage permet de cloner l’arbre existant : il suffit d’attacher à une branche un sac de terre et d’attendre quelques semaines que des racines apparaissent ; couper la branche et la planter.

jardin de the bio idalgashina sri lanka

Un escalier descendant ne tarde pas à nous mener sur la route, à l’entrée d’un hôtel où une gargouille en béton pour les eaux pluviales joue les horreurs. C’est une gueule de dragon pleine de dents et le plaisir gamin des trentenaires est de se faire prendre en photo entre les crocs. Certains avouent quand même qu’ils n’aiment pas ça, même si la bête est une chose en béton.

monstre dentu en beton sri lanka

Sur la route, nous pouvons observer le transport en gerbes du riz moissonné dans les champs, son battage au fléau à main sur une aire, puis sa mise en sacs jusqu’à la route, où il est étalé sur le macadam pour sécher. Je donne mon gâteau de pique-nique à un gamin qui nous observe de ses grands yeux sombres.

A Belihuloya nous attend l’hôtel Water Garden, où nous arrivons vers 13h15. Il fait chaud et lourd, le soleil apparaît par intermittence, entre deux pluies fines. Il n’y a rien à voir dans le village, composé de boutiques le long du virage de la route et de quelques maisons un peu à l’écart dans les champs. Ceux qui sont partis explorer reviennent une vingtaine de minutes plus tard, bredouilles. Il y a quand même un sub-office postal où poster ses cartes, à condition d’avoir eu le temps d’en écrire.

cuisiner le curry hotel belihuloya sri lanka

Avant le dîner, le groupe est convié dans la cuisine de l’hôtel où Madame nous montre comment préparer un curry à sa façon. Deux légumes sont choisis : les lentilles jaunes et les haricots verts. Aux épices, la cuisinière ajoute de petits piments verts (une poignée), quelques gousses d’ail écrasées, cinq oignons hachés, deux bâtons de cannelle effrités, des feuilles de curry (presque impossibles à trouver chez nous), du lait de coco obtenu avec de la noix râpée infusée à l’eau chaude, malaxée et filtrée. Une fois tout cela en train de mijoter, on ajoute les épices sèches : cumin, curcuma, fenugrec (on peut le remplacer par du sel de céleri, le goût est proche), clous de girofle, gingembre, anis, du sel et du piment en poudre selon la force désirée. Les légumes doivent être cuits à suffisance, très peu, type nouvelle cuisine pour les habitudes d’ici, un peu plus chez nous. Nous voilà déguisés en chefs avec toque en carton et tablier montant ; nous aidons à éplucher, écraser et touiller, mais prenons surtout des photos. Cette « leçon » est le « plus marketing » de l’hôtel.

ingredient du curry de legumes hotel belihuloya sri lanka

Le patron nous apprend ensuite à jouer à une sorte de billard carré sur table, où il faut pousser d’une pichenette un jeton pour jeter un autre de sa couleur dans l’un des trous aux quatre coins. Cela passe un moment, par roulement. Nous dînons ensuite de nos préparations, plus quelques autres réalisées directement par la cuisinière. Peu de viande, surtout du poulet, parfois du porc. Nous avons bien vu des vaches broutantes et des chèvres libres dans les plantations de thé, mais elles sont surtout destinées à fournir du lait. Il n’est pas de tradition de manger de la viande.

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Yasunari Kawabata, L’adolescent

Yasunari Kawabata L adolescent

Cet ouvrage est un grenier rassemblant divers écrits rédigés durant l’âge tendre. Il a ce côté poussiéreux et anarchique du grenier, pour cela même il est touchant. La prose de Yasunari à 15 ou 17 ans est naïve, sentimentale et fragmentaire. La famille et les souris ont mélangé et brouté nombre de pages, à moins que ce prétexte soit coquetterie d’auteur à 50 ans pour éliminer des écrits trop impudiques ou personnels. Il a lui-même jeté au feu les originaux une fois la sélection opérée.

Le livre débute par des Lettres à mes parents, publiées dans des revues de jeunes filles quand l’auteur avait 33 ans. Il y évoque son enfance, mais surtout sa douleur sourde d’être à jamais orphelin. Chacune des lettres aux défunts se termine par ce mantra : « Père et Mère, reposez en paix, vous qui êtes morts sans avoir laissé à votre unique fils aucun moyen de se souvenir de vous ».

Mais le cœur du recueil est L’adolescent, édité sous forme de ‘nouvelle’ mais qui reprend des passages entiers des journaux intimes écrits à 17 ans, une rédaction personnelle à 18 ans et des souvenirs rédigés à 23 ans à l’université. L’adolescent est lui-même qui se raconte et un autre, le beau Kiyono de deux ans plus jeune.

Suivent des fragments du Journal de ma seizième année, écrit à l’âge de 15 ans – car la coutume japonaise est de compter depuis la conception et non depuis la naissance, rajoutant une année de plus à chaque âge. Il y raconte les derniers moments de son grand-père, 75 ans, grabataire et constipé. Il va même jusqu’à noter les paroles du vieillard en continu, écrivant sur un tabouret flanqué d’une bougie, à côté du matelas.

Deux nouvelles évoquant l’enfance vague sont ajoutées au final, précédant deux postfaces pour préciser…

Refoulement ou nécessaire oubli, Kawabata se souvient très peu de son enfance ; la plupart de ses souvenirs personnels sont reconstitués à partir des récits familiaux. Il se souvient en revanche fort bien de son adolescence, dès son entrée à l’internat du collège, à 16 ans. Confronté pour la première fois aux autres, aux pairs, il les observe de toute sa sensibilité à vif, les aime ou les déteste, mais ne reste jamais indifférent. Part sombre, l’enfance ; part lumineuse, l’adolescence. Deux portraits : le grand-père, aimé mais en déchéance ; l’ami Kiyono, 15 ans, deux classes au-dessous, qu’il a protégé et étreint deux années durant au dortoir, sans aucun émoi sexuel réciproque. Kiyono était beau, Yasunari se trouvait laid ; Kiyono était confiant, Yasunari tourmenté ; Kiyono était aimé de ses parents et d’une fratrie de garçons délicats et fermes, Yasunari était désormais entièrement orphelin, souffreteux et malingre. Enfiévré de lectures, il a développé avec l’affable et candide Kiyono l’amitié éthérée de Platon, dormant le bras passé sur sa poitrine nue, caressant ses lèvres pour fusionner avec son âme. Le cadet était reconnaissant à l’aîné d’être tout pour lui et d’empêcher les grands d’abuser de son innocence, sans le savoir encore. C’est ce dont il se rend compte des années plus tard dans ses lettres. « Je n’arrive pas à m’habituer à l’idée d’être un adulte. Comment faire pour perdre mon cœur d’enfant ? » écrit Kiyono à Yasunari à 18 ans (p.161).

jeunes japonais endormis

Kiyono mutera en danseuse d’Izu et autres très jeunes filles des romans ultérieurs, mais jamais l’adolescent ne quittera l’imaginaire de l’écrivain. Le côté féminin de l’éphèbe Kiyono à 15 ans est accentué encore chez son petit frère de 12 ans, pris souvent pour une fille. Comme Kawabata a des doutes, un camarade lui montre : « Alors, se redressant, il prit l’enfant à bras le corps à la manière des sumos, révélant brusquement ce qui pouvait être considéré comme la preuve la plus élémentaire » p.109. Nous sommes en juillet et les enfants ne portent à cette époque que le haut d’un kimono, à peine retenu par une ceinture. Mais cette complexion gracile n’empêchait pas Kiyono d’être ferme en art martial : « D’après ce qu’il dit, il était capitaine des quatrième année [16 ans] et a battu celui des cinquième année [17 ans], son adjoint et un de ses subordonnés, en tout trois personnes. A lui tout seul, il a permis aux quatrième année d’être victorieux. Kiyono n’était absolument pas un être faible et efféminé » p.163.

Cette amitié particulière redonnera goût à la vie à l’auteur solitaire après la mort de son grand-père, dernier lien familial ; elle sera la base lui permettant d’aller vers les autres, les jeunes filles et les femmes. Il gardera toujours une inclination pour la beauté des corps, pour la fraîcheur de la jeunesse, mais se mariera et aura des aventures avec des servantes d’auberge. Le sexe n’est jamais ‘péché’ au Japon, jamais faute métaphysique contre Dieu ou le Bien en soi, mais toujours ramené au bon ou mauvais pour le partenaire et la société. Est bon ce qui fait du bien, pas ce qui entre dans les règles de la Morale transcendante. Rafraîchissant écart avec la pudibonderie les religions du Livre et de ses traînes moralistes chez les laïcs aujourd’hui les mieux affirmés.

Le lecteur néophyte lira L’adolescent après les romans de Kawabata, tant ce pot-pourri d’écrits autobiographiques sélectionnés et fragmentés n’est intéressant que si l’on connait l’œuvre. Il l’éclaire avec gravité, tant la jeunesse est toujours le bourgeon déjà formé qui va éclore, révélant à l’âge mûr ce qu’elle contenait déjà.

Yasunari Kawabata, L’adolescent – écrit autobiographique, 1921-1947, traduit du japonais par Suzanne Rosset, Albin Michel, 1992, 238 pages, €13.97

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Amours valentin

L’amour n’est pas simple, en français. Le mot, en effet, vient du provençal et de la conception passablement romantique – platonicienne ? – qu’avaient du sentiment les troubadours.

Il a fallu se différencier de la conception féodale, pour laquelle la femme était un bien comme un autre, et le mariage une alliance d’intérêts.

Il a fallu aussi abandonner la conception antique de l’amour car, bien sûr, le terme ‘amor’ est issu du latin amare = aimer. Mais ce latin avait une connotation différente, toute pratique, élaborée par les Grecs, experts en art psychologique. « Amour » – d’où vient « amitié » – se distinguait chez eux d’éros (la titillation érotique) et de philia (l’affect sentimental).

L’amour des troubadours se veut, lui, absolu. Il concerne en premier l’amour de Dieu, puis celui de « la » Femme. Pour en avoir une idée, on peut le rapprocher de la musulmane absolue humilité devant Allah. Ou de la ‘passion’ au sens christique des Parfaits cathares. L’amour provençal n’est pas cette amitié passionnée qui mêle l’érotisme au sentiment, comme l’est l’amour grec. Il est moins ouvert et plus rigide, axé sur « le Bien » à la manière de Platon, plutôt que sur l’éventail des sujets aimables offerts par la nature. L’amour provençal, qui devient l’amour français, est résolument hétérosexuel ; il s’exalte dans le discours plus que dans les gestes ; il est un théâtre, typique d’une société de cour où la hiérarchie est respectée et les limites à ne pas franchir bien fixées.

L’amitié est « sociale », pratique, elle peut concerner le sentiment entre homme et femme et est utilisée comme tel jusqu’au 18ème siècle. Mais l’Hamour (comme écrivait par dérision Flaubert) est déjà cette exaltation passionnelle qui dominera le romantisme. Il est abstrait et absolu, sans « objet » autre qu’idéal, hors de ce monde. Une sorte d’excès malsain qui sent la fièvre, une drogue qui, à la retombée, fait mal. La réalité n’est en effet jamais aussi parfaite que l’idée qu’on se fait…

L’ardeur éthérée de la ‘fin amor’ provençale sera confortée par les interdits d’Église et par le souci du lignage, reste sourcilleux de la conception féodale et de l’ordre établi. Ce n’est qu’au 18ème siècle que le badinage retrouvera la liberté des Grecs et que le plaisir reprendra ses liaisons dangereuses. Quand l’homme choisit, il est l’amant ; quand la femme choisit, l’homme est le galant. La Rochefoucauld retrouve la subtilité de la psychologie grecque pour distinguer les moments : « Dans les premières passions les femmes aiment l’amant, dans les autres elles aiment l’amour. »

De ce siècle d’humanisme érotique, le suivant singera l’aspect sans en garder l’esprit. Stendhal se moquera des bourgeois de son temps, revenus aux mœurs féodales de la femme comme « bien à vendre » – donc vertu à préserver : « Qu’est-ce qu’un amant ? C’est un instrument auquel on se frotte pour avoir du plaisir. »

L’aujourd’hui a réinventé toutes les pratiques, de « la baise » à la Catherine Millet (partout, à tout moment, si possible sous le regard des autres) à l’amour platonique (qui reste si fort chez les adolescents) jusqu’aux diverses « amouracheries » de passage (Delteil), amourettes par amusement, « amorisme » de l’exaltation perpétuelle et sans objet (Guitton), « amoureries » du rut populaire (Céline), « amarcord » – formé sur amour et record – ou nostalgie des souvenirs érotiques (Fellini), « amiévrie » de foule sentimentale lisant des magazines (Tinan)… mille mots pour dire les mille inventions du physique, de l’affect et de l’esprit amoureux – queue, cœur, crâne : les trois étages de l’homme.

Et Valentin dans tout ça ? Le prénom vient du latin ‘valens’ qui signifie justement vigoureux, plein de force. Vous voyez où l’on veut en venir ?

Février est le cœur de l’hiver et le 14 juste le milieu. C’est à ce moment que la vie doit triompher de la mort, à ce moment qu’on doit penser très fort au printemps, à la renaissance de la nature. De toute la nature : les feuilles en bourgeon, les fleurs en bouton, les petits agneaux pour Pâques… et les poupons d’homme qui naîtront en novembre, leur mère ayant bien mangé tout l’été.

En Grèce à cette saison de l’année, Zeus se mariait avec Héra ; à Rome, des adolescents nus couraient dans la ville en fouettant les passants, surtout les filles – et plus si affinités. L’Église a récupéré l’idée, bien sûr, pour la châtrer aussi sec en la transformant en discours, ces discrets billets babillant des mièvreries aux aimées. La ‘fin amor’ provençale, toute platonique et exaltée, l’y a fort aidé !

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