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Camus le généreux

Il y a exactement 60 ans mourait accidentellement Albert Camus, né en 1913. Il avait 46 ans. Michel Gallimard conduisait la Facel Vega 3B qui a dérapé, pneu avant éclaté, avant de s’enfoncer dans un arbre. Sans ceinture de sécurité, le « coup du lapin » a tué net l’écrivain. Philosophe, journaliste, romancier, Albert était né du peuple près de Bône en Algérie et n’a pas connu son père, happé en zouave par l’imbécile guerre de 14. Mais il a, notamment après-guerre, développé une pensée humaniste qui n’a pas été contaminée par le marxisme stalinien comme Sartre. Être libre, observateur indépendant, écrivain du Moi social, Camus reste aujourd’hui un phare, bien plus que le Normalien existentialiste, compagnon de route des dictatures à la mode. Plus que Sartre, il aime les humains ; mieux que lui, il poursuit la tradition occidentale venue des Grecs et tordue par le christianisme. Il est généreux comme la terre qui l’a vu naître, lumineux comme le soleil qui irradiait sa vie, empathique comme la mer qui l’a baigné.

Dans ses Carnets IV, de 1942 à 1945, Albert Camus note au vol les idées qui lui viennent. Il ne les développe pas toujours mais ses intuitions persistent. Ainsi de l’humanisme en psychologie.

« On aide plus un être en lui donnant de lui-même une image favorable qu’en le mettant sans cesse en face de ses défauts. Chaque être normalement s’efforce de ressembler à sa meilleure image. » Tout parent le sait, tout éducateur devrait le savoir (sic !), un enfant et a fortiori un adolescent qui exacerbe en lui les réactions d’enfance, est extrêmement sensible à ce que les autres pensent de lui. Ses référents, parents, adultes et professeurs ; ses pairs pour se comparer ; ses frères et sœurs et tous ceux qui comptent dans sa vie. Un ado est une éponge sensible à tout ce qui renvoie une image de lui. L’exemple qu’on lui donne est le meilleur, l’encouragement pour ce qu’il entreprend une méthode, les félicitations pour ce qu’il accomplit devraient être une exigence.

C’est loin, malheureusement d’être toujours le cas. « Peut s’étendre à la pédagogie, à l’histoire, à la philosophie, à la politique », précise Camus. Sauf que les pédagogues, les historiens, les philosophes et les politiciens ont d’autres chats à fouetter que de rendre hommage à la vertu. Confits en eux-mêmes et occupant une position dominante, ils tentent d’en profiter. Lorsque leur petit moi est fragile, ils adorent écraser les autres, notamment les immatures qu’il est trop facile de prendre en défaut. Combien de profs jouent les fachos ? Combien de parents les caporaux ? Combien d’aînés les petits chefs ?

Mais il y a plus grave. C’est notre civilisation que Camus met en cause. « Nous sommes par exemple le résultat de vingt siècles d’imagerie chrétienne. Depuis 2000 ans, l’homme s’est vu présenter une image humiliée de lui-même. Le résultat est là. » Il est là, en effet : écrasement par les corps constitués, les privilégiés, les riches, les puissants, les sachants imbus, les âgés acariâtres, les aînés physiquement plus forts sans parler des curés pédophiles, les mâles, blancs, bourgeois et croyants en l’une des religions du Livre ! Ni le Juif, ni le Mahométan n’ont mauvaise conscience. Mâles ils sont, érudits s’ils le peuvent, ils n’ont pas honte d’être hommes. Mais le Chrétien ? Certes, les femmes y sont peut-être mieux traitées par l’idéologie (depuis peu), mais l’être humain reste quand même réduit au péché originel, fils déchu qui doit mériter la grâce de son Père, redevable d’avoir vu crucifier comme esclave le Fils venu les racheter…

Comment peut-on glorifier un esclave souffrant nu sur un instrument de torture pour en faire une religion, s’interrogeaient les antiques ? En effet, au lieu d’encourager les vertus humaines, comme le bouddhisme le fait ; au lieu d’appeler au meilleur en chacun, comme le zen le tente ; au lieu de prôner une élévation spirituelle en ce monde – et pas dans l’autre – le christianisme a écrasé l’homme, l’a humilié, l’a rendu pourriture vouée à l’enfer éternel – s’il ne rendait pas hommage ni ne faisait allégeance complète et inconditionnelle au Père. Le christianisme, peut-être pas le Jésus des Évangiles, mais le texte (déjà idéologiquement sélectionné) est submergé depuis deux mille ans par la glose d’Église. Albert Camus ne croyait pas en Dieu mais en quelque chose de supérieur à l’Homme : la vie – absurde mais désirable par seule énergie intérieure qui permet la révolte, sans que jamais la fin ne justifie les moyens. Il avait la grâce.

« Qui peut dire en tout cas ce que nous serions si ces vingt siècles avaient vu persévérer l’idéal antique avec sa belle figure humaine ? », s’interroge Camus. En effet, qui ?

Albert Camus, Carnets 1935-48, Gallimard Pléiade tome 2, 2006, p.941, €68.00

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Les guêpes

Lesdits « gilets jaunes » sont comme les guêpes, ils tournent en rond indéfiniment autour des fleurs plantées sur les parterres, bourdonnant et piquant qui se met en travers de leur désir de pomper comme les autres le nectar. Ils sont industrieux et inutiles – dans le monde où nous vivons. Déclassés car obsolètes, ignorés car périphériques, méprisés car sans avenir. Ils ne sont rien. Veulent-ils être tout, comme les sans-culottes de jadis ? Non point, disent les ronds-points, mais quelque chose au moins.

C’est leur malheur et le nôtre. Ils savent bien qu’ils sont dans une impasse et ne voient d’autre futur que simplement durer. Même la retraite leur est insuffisante avec leurs avantages rognés et le carburant comme l’énergie de plus en plus taxés. Ils ne sont pas les pauvres – ceux-là sont aidés. Ils sont la frange inférieure des classes moyennes, celle qui paye des impôts mais ne reçoit aucune aide sociale, coincé entre le plancher des assistés et le plafond des évadés fiscaux. Ils sont la grande masse des « petits Blancs » en voie de déclassement qui ne voient pas pourquoi ils payent tant pour ne recevoir rien, et que les « autres » leur passent devant : immigrés venus des pays chauds inondés d’aides sociales ou dealers qui se moquent de la loi comme de la civilité et se font de la thune pour rouler en BMW.

Que faire ? Changer de régime ? Elire un « homme » fort ? Instaurer la république autoritaire ? Restaurer l’Identité et la préférence nationale ? Virer les élites (au profit de qui) ? Faire un référendum pour n’importe quoi ? L’outrance des solutions montre combien les remèdes restent flous dans cette désespérance. C’est tout un système de société qui a pris le mauvais chemin. Les gens de peu habitent en périphérie car l’immobilier est moins cher ; mais ils doivent prendre leurs voitures pour aller travailler, se ravitailler, se soigner, éduquer leurs gosses. Et les entreprises se font plus rares, plus proches des grands centres logistiques.

Les maires dans les campagnes accordent à tour de bras des permis de construire et détruisent le paysage au profit des « zones » industrielles, des centres commerciaux et du pavillonnaire, au détriment des terres cultivables pour l’alimentation de proximité. Ils enlaidissent et dégradent, alourdissent la dette des collectivités, tout en investissant dans du non-productif, du prochainement inutile en raison du pouvoir d’achat en baisse continue – argent qui ne va pas à la recherche ni au développement du pays. Les industriels confrontés à la concurrence des zones à bas coûts délocalisent ou restructurent, ils compressent la masse salariale, trop élevée en France en raison des charges sociales ; ils embauchent des précaires et licencient selon les normes internationales. Même dans les services non délocalisables, la chasse aux coûts est le mantra, supprimant les caissières au profit des machines, les guichets au profit des automates, le travail à la chaîne par des robots. Cette déshumanisation progressive, très française par amour de la technique comme par les habitudes de la toute-puissante administration qui font tache d’huile, dégrade tous les rapports sociaux. Chacun se replie dans sa sphère étroite du couple, de la famille et des amis. Les autres sont hostiles et la société retrouve le chemin de l’état de nature où l’homme est un loup pour l’homme.

Tiens ! C’est justement le projet des blacks blocs et autres autonomes qui font de l’anarchie un idéal et cherchent à pousser les forces de l’ordre à la bavure. Ils investissent massivement les queues des cortèges des gilets jaunes qui les regardent à la fois consternés et attirés, car la violence existe bel et bien chez les gilets sur les réseaux sociaux. Menaces de viol ou de mort pullulent envers ceux qui ne pensent pas comme la horde. Et le spectacle plaît aux médias, vautours qui se repaissent des cadavres. Le « mouvement » des gilets jaunes est né de Facebook et des télés en continu qui, pris par l’événement, ont oublié leur métier de filtre et d’analyse pour une complaisance sans bornes aux groupuscules qui font le théâtre (et les gros sous de la pub). Les partis extrémistes s’y sont agglomérés comme des mouches sur la merde, agissant en sous-marin, aidant à l’organisation. Après des débuts poujadistes de petits commerçants et artisans contre la modernité capitaliste, des stars ont émergé : Eric Drouet et Maxime Nicolle. Ils ont pris soin de soigneusement effacer leurs posts Facebook d’avant le mouvement ; mais ils ne peuvent éradiquer les commentaires de leurs « amis », ni les reprises. Ils montrent que l’extrême-droite est leur milieu, le complot leur vivier et les yakas populistes leurs thèses. Oh, Mélenchon a bien tenté de récupérer ce mouvement populaire de « la base » comme il le théorise depuis des années, mais les anarchistes ne veulent surtout pas d’un Caudillo, ni d’un porte-parole aussi guignol. Ils veulent exister, pas faire la révolution.

Or l’existence passe par le spectacle à court terme mais par l’identité à long terme. Et celle-ci est en crise. Deux Occidents s’affrontent plutôt que deux « France » : ceux qui profitent de l’ouverture mondialisée et ceux qui en pâtissent. Les premiers vivent dans les villes et ont à leur disposition tous les instruments de la culture mondiale, les échanges et les enrichissements à la fois économiques, culturels et politiques, ou bien les aides sociales de proximité, les classes dédoublées et l’accès aux HLM. Les seconds vivent dans la diagonale du vide français, ces petites villes ignorées des centres où il ne se passe rien ou presque, qu’un festival l’été ; ils n’utilisent pas vraiment les théâtres, les opéras, les musées de la culture officielle métissée ou avant-gardistes et vivent en pavillons. Mais ils financent ces aides sociales et cette culture hors-sol par l’impôt. Mettre les villes à la campagne, comme le prônait Alphonse Allais, n’était pas une bonne idée. Avec cette fracture qui s’agrandit, l’intérêt général se perd et l’intérêt de la France ne se distingue plus que contre « le terrorisme ».

L’écologie bien pensée pourrait faire revivre ces « vides », mais elle est en France trustée par une caste de politiciennes et politiciens tombés dans le gauchisme étant petits et qui préfèrent leurs vils jeux de pouvoir aux bien-être concret. Faire la morale est le tropisme de cette gauche-là – et taxer tant et plus. Jusqu’au ras-le-bol des bonnets rouges et gilets jaunes, ces « beaufs » plutôt « fachos » que fantasme la gauche bobo.

Pour rectifier la route, cela demandera une génération au moins. Il s’agit de réinventer un système qui permettra de faire une société où se distingue un avenir en commun.

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Albert Camus contre l’humiliation

Dans ses Carnets IV, de 1942 à 1945, Albert Camus note au vol les idées qui lui viennent. Il ne les développe pas toujours mais ses intuitions persistent. Ainsi de l’humanisme en psychologie.

Albert Camus chez Gallimard

« On aide plus un être en lui donnant de lui-même une image favorable qu’en le mettant sans cesse en face de ses défauts. Chaque être normalement s’efforce de ressembler à sa meilleure image. » Tout parent le sait, tout éducateur devrait le savoir (hum !), un enfant et a fortiori un adolescent qui exacerbe en lui les réactions d’enfance, est extrêmement sensible à ce que les autres pensent de lui. Ses référents, parents, adultes et professeurs ; ses pairs pour se comparer ; ses frères et sœurs et tous ceux qui comptent dans sa vie. Un ado est une éponge sensible à tout ce qui renvoie une image de lui. L’exemple qu’on lui donne est le meilleur, l’encouragement pour ce qu’il entreprend, une méthode, les félicitations pour ce qu’il accomplit devrait être une exigence.

C’est loin, malheureusement d’être toujours le cas – notamment dans l’éducation dite « nationale » qu’on pourrait nommer plus proprement « bureaucratique ». « Peut s’étendre à la pédagogie, à l’histoire, à la philosophie, à la politique », précise Camus. Sauf que les pédagogues, les historiens, les philosophes et les politiciens ont d’autres chats à fouetter que de rendre hommage à la vertu. Confits en eux-mêmes et occupant une position dominante, ils tentent d’en profiter. Lorsque leur petit moi est fragile, ils adorent écraser les autres, notamment les immatures qu’il est trop facile de prendre en défaut. Combien de profs jouent les fachos ? Combien de parents les caporaux ? Combien d’aînés les petits chefs ?

Mais il y a plus grave. C’est toute une civilisation que Camus met en cause. « Nous sommes par exemple le résultat de vingt siècles d’imagerie chrétienne. Depuis 2000 ans, l’homme s’est vu présenter une image humiliée de lui-même. Le résultat est là. » Il est là, en effet, l’écrasement par les corps constitués, les privilégiés, les riches, les puissants, les savants imbus, les âgés acariâtres, les aînés physiquement plus forts, les mâles, blancs, bourgeois et croyants en l’une des religions du Livre ! Ni le Juif, ni le Mahométan n’ont mauvaise conscience. Mâles ils sont, érudits s’ils le peuvent, ils n’ont pas honte d’être hommes. Mais le Chrétien ? Certes, les femmes y sont peut-être mieux traitées par l’idéologie (depuis peu), mais l’être humain reste quand même réduit au péché originel, fils déchu qui doit mériter la grâce de son Père, redevable d’avoir vu crucifier comme esclave le Fils venu les racheter…

gamin ligote torse nu

Comment peut-on glorifier un esclave souffrant sur un instrument de torture pour en faire une religion, s’interrogeaient les antiques ? Au lieu d’encourager les vertus humaines, comme le bouddhisme le fait ; au lieu d’appeler au meilleur en chacun, comme le zen le tente ; au lieu de prôner une élévation spirituelle en ce monde – et pas dans l’autre – le christianisme a écrasé l’homme, l’a humilié, l’a rendu pourriture vouée à l’enfer éternel s’il ne rendait pas hommage ni ne faisait allégeance complète et inconditionnelle. Le christianisme, pas le Jésus des Évangiles, mais le texte est submergé par la glose d’église.

« Qui peut dire en tout cas ce que nous serions si ces vingt siècles avaient vu persévérer l’idéal antique avec sa belle figure humaine ? », s’interroge Camus. En effet, qui ? On ne refait pas l’histoire ; peut-être peut-on tenter de se refaire soi-même, c’est déjà ça.

Albert Camus, Carnets 1935-48, Œuvres tome 2, Gallimard Pléiade, 2006, p.941, €62.70

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