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Macron face au délire de la raison

La France, ce pays qui se croit cartésien, se veut rationnel contre les brumes germaniques, planificateur contre le pragmatisme anglo-saxon et organisé contre le souk méditerranéen. Cette position est légitime. Sauf lorsqu’elle dérape et oublie la mesure.

Voltaire a eu raison de fustiger la superstition et l’arbitraire ; mais nos critiques du soupçon depuis les années 60 ne voient que domination de classe voire Complot mondialisé en tout exercice d’autorité ou tout recours à la tradition. Mélenchon est le porte-parole du Complot plus que tout autre, qui soupçonne toujours une domination des « riches » via… le suffrage universel (évidemment manipulé !)

Les savants ont eu raison d’imposer la méthode scientifique aux illusions et croyances des temps mal éduqués ; mais les savants emportés par la politique ont voulu imposer les départements carrés et les semaines de dix jours au détriment du naturel des reliefs comme des phases des astres, avant d’opter pour le communisme, cette Vérité révélée « scientifique », ou pour le scientisme où le savoir scientifique est considéré comme le guide naturel du peuple. Bien que la science soit un processus cumulatif d’essais et d’erreurs vers une vérité toujours approchée et jamais atteinte, certains affirment et essentialisent – comme si « la Vérité » absolue avait été « découverte » (car jusqu’ici cachée), et ne changera donc jamais plus.

Les économistes ont eu raison de décrire les mécanismes de l’épargne, de la consommation et de l’investissement, de montrer que l’Etat jouait un rôle ; mais les saint-simoniens ont voulu régenter hier la société par la technocratie et les économètres s’enlisent aujourd’hui dans les modèles. Ils font du calcul la seule valeur du réel et de la production intérieure brute (PIB) la seule mesure du bonheur.

Les banquiers ont eu raison d’introduire les mathématiques dans leurs activités, de la comptabilité en partie double dès la Renaissance jusqu’aux calculs de risques en Black & Scholes pour évaluer le coût d’assurance ; mais les traders français, renommés dans le monde entier pour leur formatage mathématique ès écoles, gèrent les hedge funds comme des jeux vidéo. Entièrement immergés dans le virtuel, ils inventent des « machins » sur des abstractions totales comme hier Fabrice Tourre chez Goldman Sachs, ou jonglent avec les milliards comme Jérôme Kerviel à la Société générale sans penser une seconde qu’il existe derrière l’argent des gens réels qui pâtissent des erreurs.

Les profs ont eu raison d’organiser l’éducation pour le citoyen dès la IIIe République (sur le modèle prussien), de vouloir l’égalité des chances et d’offrir dans les campagnes ou les banlieues les plus ignorées une formation égale pour tous ; mais l’école d’aujourd’hui, centralisée, égalitariste, offre le même nombre de cours à chaque élève, la même dotation horaire à chaque établissement, les mêmes profs interchangeables à n’importe quelle classe, en banlieue illettrée comme dans les beaux quartiers cultivés, le même programme inatteignable – sauf aux enfants sages… qui ne sont qu’idéaux platoniciens du ciel des idées.

Tous ces exemples sont des dérives de la raison :

  • de la critique légitime au soupçon perpétuel ;
  • de la rationalité scientifique au scientisme ;
  • d’une science humaine à la comptabilité abstraite ;
  • de la gestion des capitaux aux instruments virtuels qu’on ne comprend même pas soi-même ;
  • de l’éducation à l’emboutissage égalitariste pour la seule convenance de la corporation.

Toutes ces dérives ont des conséquences humaines. De la paralysie à l’abstraction, du délire dans l’imaginaire à l’explosion des inégalités :

  • les intellectuels français ont rétréci en intello-médiatiques ;
  • les savants en spécialistes enfermés en tour d’ivoire ;
  • les économistes en communicants perpétuels de ce qu’il aurait fallu faire ;
  • les banquiers en spéculateurs hors contrôle pour leur propre compte ;
  • les profs en caste préoccupée de « moyens » à leur avantage, plus que des élèves tels qu’ils sont, de leurs rythmes et de leurs besoins différenciés…

Le rationnel est bénéfique, le rationalisme est un délire mental. Or tout est lié en mentalité.

La France a fait de la remise en cause du donné, dans les années soixante, sa croix et sa bannière : il fallait soupçonner pour rétablir la vérité. Mais le soupçon s’est infecté de social-politique et désormais tout ce qui est classique est connoté d’une valeur de classe. D’où l’abandon de la sélection par le latin, la dissertation, l’orthographe ou le vocabulaire : tout cela sent le bourgeois, le nanti, le blanc, le bien-pensant catholique ! Reste quoi ? Les mathématiques, bien sûr : abstraites, neutres, quantifiables, elles offrent le confort de notations vérifiables et d’évaluations incontestables (…quand les énoncés sont écrits en français correct, ce qui n’est pas toujours le cas, vu l’illettrisme de la profession et le filet très bas des notes aux concours de profs !).

La sélection par les maths forme des têtes raisonneuses, pas des têtes chercheuses. Si elles peuvent être bien pleines, elles se trouvent rarement rarement bien faites. Les bons élèves donnent des ego surdimensionnés, sûrs d’eux-mêmes et dominateurs… mais impuissants à réparer un évier bouché, à prévoir le temps demain, à écouter le subalterne ou – pire – à négocier pour agir avec les autres. Alors le citoyen, le salarié, l’élève, deviennent la « variable d’ajustement ». Cela donne des :

  • Alain Badiou, intello pour qui yaka supprimer la démocratie et instaurer la dictature des intellos. Beaucoup de technocrates pensent pareil sous le manteau.
  • Jack Lang qui, n’ayant jamais peur des mots, voyait en Mitterrand le passage de l’ombre à la lumière ; notez que le PS a récidivé en voulant créer une nouvelle civilisation – rien que ça.
  • Alain Minc pour qui yaka faire payer les malades sur leur patrimoine.
  • Alain Juppé, droit dans ses bottes, pour qui il n’y avait jamais qu’une seule solution – évidemment technique – à tous les problèmes.
  • Ségolène Royal, télévangéliste quaker du politiquement correct et du socialement acceptable, qui victimisait à tout va et sourit à la caméra sans que jamais le rire ne naisse derrière les dents.
  • Jérôme Kerviel, trader, pour qui yaka transgresser les règles puisque tout le monde le fait.
  • Fabrice Tourre qui invente des machins qu’il ne comprend pas lui-même (il l’avoue dans un mail) – mais qui rapportent gros (surtout quand lui-même spécule contre).
  • L’acharnement thérapeutique pour garder en « vie » des années un cadavre végétatif comme Vincent Lambert ;
  • L’acharnement médiatique à « retrouver » des boites noires d’Airbus plus d’un an plein après la catastrophe ;
  • L’acharnement judiciaire à refaire le progrès du petit Gregory, une génération après (à quand le procès du traître qui a vendu Vercingétorix ?) ;
  • L’acharnement mémoriel à ressasser encore et toujours les mêmes « péchés » de colonialisme, d’impérialisme, de pétainisme ;
  • L’acharnement théorique à construire le « plus grand » accélérateur de particules du monde pour un coût pharamineux, ou le réacteur expérimental ITER au prix d’une immobilisation de moyens et de dégâts environnementaux inouïs, ou l’EPR de Flamanville, jamais au point, affecté de normes toujours plus « sûres » – à quel prix ?
  • L’acharnement impérial à « intervenir » partout sur la planète – au Mali, en Syrie, en Libye, en Irak, en Centrafrique, en Somalie (et en France même !) – sans en avoir les moyens militaires et en budget de plus en plus contraint !
  • Les syndicats de profs pour qui yaka mettre toujours plus de moyens, payer plus de salaires, embaucher plus de personnel et traiter tout le monde pareil (SNES) – non pour des raisons raisonnables (démocratiques) mais pour qu’il n’y ait pas de jaloux… parmi la corporation fermée des profs ! Et les élèves ? quoi les élèves ? ils ont à subir l’éducation, non ? D’où le retour à la semaine de 4 jours pour bien fatiguer les petites têtes – mais donner un jour de vacances complètes aux instits et autres profs. Contrairement à ce que font les pays européens apaisés avec leur jeunesse.

Ce ne sont que quelques exemples dont les rapports de la Cour des comptes ou du Sénat sont remplis… Toujours plus, toujours plus pareil, toujours plus abstrait ! J’veux voir qu’une tête, scrogneugneu !… Formatage idem et portion congrue égalitaire forment l’identité française. Bonapartisme et caporal-socialisme forment le lait et le miel de la gent gauloise, volontiers bordélique. Et surtout ne changeons rien, on est tellement content de nous en France…

Il y a bien une exception française : le délire de la raison. Une maladie mentale, ne croyez-vous pas ?

Les électeurs ont viré le bonapartiste Sarkozy, puis le social-moraliste Hollande. Ils ont élu le ET droite ET gauche Macron, pour le meilleur et pour le pire – en tout cas pour 5 ans. Sera-t-il :

  • social-bonapartiste (mais ce serait plutôt le modèle Valls) ?
  • caporal-démocrate (à la Delors, mais un peu ancien) ?
  • paternaliste-démocrate (à la De Gaulle, mais avec les formes « participatives » de la nouvelle com’) ?
  • ou va-t-il inventer enfin la « présidence normale », celle qui est prévue par les textes de la Ve République et que les Français attendent ?

Il lui faudra alors dompter la raison en délire de ses fonctionnaires, éduquer les média pressés et peu lettrés qui ne retiennent qu’une seule phrase sur tout un discours, convoquer le bon sens citoyen, faire participer les civils aux expertises, ajuster les yeux diplomatiques au ventre de plus en plus plat militaire, remettre à leur place les technocrates – en bref faire comme tous les autres pays européens démocratiques, mais qui apparaît si étonnant en France !

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Michel Déon, Le jeune homme vert

Dans ce grand roman initiatique, Michel Déon fait naître Jean, personnage fictif qui n’est pas lui, la même année que lui. Ce qui permet à l’auteur de prendre de la hauteur et de se déguiser en conteur. Il dit son enfance et son adolescence, qui sont celles de Jean mais aussi un peu les siennes, le bon curé de choc, le jardinage, les relations avec les aristos, la bicyclette et la belle voiture, les amours précoces et ceux qui suivent.

Le jeune homme vert est inspiré pour son titre par La jeune fille verte, dernier roman d’éducation sentimentale de l’écrivain poète Paul-Jean Toulet, publié en 1920 (comme il est avoué p.473). Il se lit à merveille, captive l’attention et avive l’imagination malgré le siècle qui a passé. Jean est né en effet en 1919, et fut trouvé sur le seuil du couple Arnaud, les jardiniers des châtelains du Courseau en Normandie. Il sera élevé au ras du peuple, mais côtoiera les aristos, notamment Michel, de deux ans son aîné et fort jaloux de lui, et Antoinette, sœur de Michel et de quatre ans plus âgée que Jean.

Michel, très bel enfant, s’avérera préférer les garçons dès l’adolescence et montrera un talent pour le chant et le dessin qui lui ouvrira une carrière. Son admiration refoulée pour la musculature de Jean lui fera réaliser un carnet de portraits à la plume que Jean montrera à la grande sœur de Michel, Geneviève, un jour qu’il était à Londres. Celle-ci s’empressera de les montrer aux galeristes, préparant une future reconnaissance de l’artiste.

Antoinette, fantasque et nymphomane dès son plus jeune âge – comme son père – aimera Jean comme un petit frère à protéger et l’initiera aux plaisirs de la chair, commençant par la fesse à 10 ans avant de passer à la queue à 13 ans, et de se livrer entièrement nue à lui lorsqu’il réussira son bac à 17 ans. Mais Jean aime Chantal, fille de marquis qui monte à cheval et montre de la pudeur. Elle le violera à 20 ans avant de fuguer avec lui à Paris où ils vécurent heureux… un court temps. Car les filles ne sont pas fidèles. Déjà Antoinette avait laissé d’autres garçons embrasser ses fesses puis déchirer son hymen avant que Jean ne grandisse ; Chantal elle-même n’était pas vierge, et elle a fini par s’enfuir avec le godelureau fils d’un tenancier de bordel qui avait racheté la propriété des nobliaux du Courseau. Dure est la vie pour un jeune homme candide et droit.

Le lecteur saura en fin de volume, en même temps que Jean, qui est sa vraie mère et cela ne sera pas vraiment une surprise pour un lecteur attentif. Mais gardons le suspense car l’auteur sait ménager ses effets, ce qui participe au charme de ce livre. Il est, comme tout bon écrivain, amoureux de ses personnages et ils sont nombreux. Depuis Jeanne et Albert, les parents adoptifs du petit garçon, jusqu’à l’escroc de luxe « baron » Constantin Palfy qui s’engage avec lui dans l’armée à la fin, en passant par Antoine du Courseau, amoureux des belles voitures et abonné aux Bugatti.

Marque française de luxe automobile qui a gagné des grands prix au début du siècle dernier, Bugatti sort un modèle par an, du type 22 au type 57 loué pour sa beauté. Nous croiserons aussi une Hispano-Suiza conduite par un prince du Nil et dont le maître qui se fait appeler Monseigneur est l’amant de Geneviève, une Peugeot 301 conduite par la mère de Michel, une vieille Mathis essoufflée mais vaillante que conduit un faux curé qui prend Jean en stop à presque 17 ans à son retour d’Italie où, dépouillé sur la plage d’Ostie, il revient en short, pieds nus et en chemisette trop petite ouverte. Enfin une extravagante Austro-Daimler qui engloutit ses 35 litres d’essence aux 100 kilomètres et qui sera abandonnée lors de l’engagement dans l’armée française en 1939.

Jean, « à presque treize ans, il en paraissait seize ou dix-sept, mesurant un mètre soixante-dix, les jambes longues, le torse bien développé par l’exercice » p.122. Antoine du Courseau, qui en a fait son ami depuis qu’il a vu son fils Michel lui laisser endosser la responsabilité d’un mauvais coup à l’âge de six ans, l’envoie à Londres à bicyclette (via le ferry) pour le sortir de son milieu et lui faire rencontrer sa fille aînée Geneviève. Jean va découvrir tout un monde de luxe et retrouver le mystérieux prince qui conduit l’Hispano sous le nom de Salah. Au British Museum, tandis qu’il est laissé par Salah une heure pendant sa « leçon de français » (dans une rue mal famée près de là), Jean est abordé par un pasteur lubrique qui le compare à une statue d’adolescent grec. C’est dire s’il séduit déjà…

Mais ce n’est pas fini : « à dix-sept ans, Jean est un superbe garçon d’un mètre quatre-vingt, aux épaules larges, aux jambes longues et nerveuses, peu bavard, même plutôt silencieux comme s’il craignait de gaspiller ses forces ou dédaignait la vaine agitation verbale du milieu qui l’entoure » p.218. Il faut dire que Jean, outre le vélo, s’est mis à l’aviron, ayant aimé voir évoluer les skiffs sur la Tamise. Il effectue chaque matin ses 200 « tractions ». Jean, à vingt ans, comblera les femelles d’aristocrates de la haute société aux seins comme des œufs sur le plat lors des parties de campagne anglaise où il est invité par son ami Palfy. Tiendrait-il de M. du Courseau ?

Antoine, en effet, après les trois enfants faits à sa femme, va voir ailleurs avec grand appétit. Il est attiré par le sud où, dans un Saint-Tropez pêcheur encore inconnu des snobs, il comble une fille de gargote et lui permet – outre d’épouser son jeune Théo – de bâtir un restaurant, puis un hôtel, tout en se faisant payer en toiles peintes par de futurs célébrités. Ailleurs, il subira les assauts d’une noiraude qui a le feu au bas-ventre et qui le trompe avec n’importe qui. D’ailleurs Jean, de retour d’Italie quasi sans vêtements, est emmené par un chauffeur italien jusque dans cette auberge de routiers que tient la noiraude devenue mûre, et il passera après les autres, fruit vert à la vigueur délicieuse pour cette femme jamais lassée.

Outre le talent de conteur, l’humour n’est jamais absent comme on le voit, et les tribulations sexuelles d’Antoine, puis de Jean, sont l’occasion de réjouissances tant la vie y apparaît juteuse et bonne. Le périple en Angleterre pour le gamin de 13 ans est d’un rare plaisir, les travers des vieilles anglaises scrutés avec minutie et les « leçons de français » à Londres par des « maitresses très sévères » s’avèrent plus sado-maso que véritablement culturelles – mais Messieurs les Anglais en raffolent, parait-il. Ce qu’il advint, en 1932, de sa bicyclette rouge Peugeot est digne d’être lu, mais je vous laisse le découvrir. Jean rencontrera en Italie, où il part à vélo, l’Allemand blond torse nu Ernst qui, malgré ses études d’histoire et de philosophie, adhère sans distance à la théorie nationale-socialiste. Jean ne connait rien à la politique mais garde l’esprit critique cartésien si célèbre du Français. Les deux compères partageront les rencontres avec les villes et les monuments, comparant Goethe à Stendhal, pour en conclure qu’il vaut mieux vivre avant de lire.

Sauf que la guerre va éclater et que le jeune homme vert va devenir jeune homme mûr dans le prochain tome. C’est toute une époque de la France et de l’Europe qui est saisie par cette fresque à la Gil Blas, vue avec un œil de Candide et vécue avec la robustesse d’un Gargantua. Malgré la morosité des années d’avant-guerre et l’hédonisme des congés payés qui se foutent d’une guerre qui revient pourtant, Jean aborde la vie avec santé et curiosité, ce qui est fort réjouissant. Peut-être étions-nous semblables à son âge ?

Michel Déon, Le jeune homme vert, 1975, Folio 1996, 544 pages, €9.80

e-book format Kindle, €9.49

Coffret Michel Déon, 4 volumes : Un taxi mauve – Les Poneys Sauvages – Le Jeune homme vert – Les Vingt ans de jeune homme vert, Folio 2000, 2080 pages, €37.20

Les romans de Michel Déon chroniqués sur ce blog

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Guillermo de La Roca, Un point lumineux suivi de Lettres andines

Pensée magique et fatalité s’emmêlent pour former sept nouvelles d’un Argentin à Paris. Elles forment la moitié du recueil et les Lettres andines le reste. Si les premières sont vite oubliées, laissant parfois juste ébloui, les secondes sont un petit bijou d’ironie voltairienne. Je regrette pour ma part que l’éditeur n’ai pas édité ces Lettres seules en demandant à l’auteur de les compléter, comprenant trop peu de pages, car elles méritent bien mieux que les nouvelles en préalable.

Sinijasto est un jeune Indien dans la ville, heureux comme un Argentin en France ; il écrit ses Lettres persanes à la manière de Montesquieu. Le style est actuel, rajeuni, mais le persifflage subsiste pour notre plus grand plaisir. Les intellos sont brocardés, les repentants vilipendés, les bonnes consciences de la gauche universelle renvoyées à leur appétit égoïste de pouvoir, les cartésiens douchés. Comment ne pas souscrire ? Comment ne pas sourire ?

C’est la France telle que nous la connaissons, le coq d’orgueil les pattes ancrées sur son tas de fumier, gallinacé faussement racé qui se croit : « Un écrivain des Caraïbes fait dire à l’un de ses personnages : ‘Le Gallinais est convaincu d’exister pour le plus grand bien de l’humanité’ » p.79. Il suffit d’écouter blatérer un Jack Lang ou équivalent pour s’en convaincre à l’envi.

Tous y passent de ces gourous des médias, des lettres et de la politique : les directeurs de conscience (p.62), les missionnaires du Grand Pardon (p.63), le bon sauvage en prolétaire ultime (p.66), les faux savants qui savent mieux que vous qui vous êtes et comment vous pensez (p.69), « le droit des minorités à gouverner la majorité » (p.75), les faux-culs sexuels de la culture (p.84), les théologiens de l’art (p.87), la « formidable dynamique des intolérances » (p.92), la mode impérative suivie par les individualistes rebelles (p.94)…

Dommage que « la générosité évangélique, le masque des utopies, le verbiage politique ne parviennent pas à générer l’amour et l’estime attendus en retour de la part des anciens dominés. Ce manque de considération est particulièrement remarquable chez les immigrés de toutes origines, installés ici pour survivre et fuir leurs maîtres tyranniques et irresponsables. Ils considèrent que les Gallinais leur doivent tout, n’ont rien à leur apprendre et sont à l’origine de leur mal. Les Gallinais eux-mêmes éprouvent un sentiment analogue envers les nations démocratiques et fortes dont l’hypocrisie est plus rentable que la leur » p.67. La dernière partie de ce paragraphe explique beaucoup : la jalousie envers les Etats-Unis qui ont réussi cette Révolution que les Français ont gâchée dans leurs sempiternelles querelles de religions et d’idéologies sert à façonner un bouc émissaire inversé, le Prolétaire en Victime suprême qu’il faut adorer parce que lui a le courage de combattre son dominateur. Dénions notre propre jalousie en la prêtant aux plus pauvres et en les louant de leur clairvoyance… Ainsi le brimé se venge sur plus brimé que lui, et le sublime pour une bataille que lui n’est pas capable de mener.

Coup de grâce donné aux pseudo-intellos qui se croient phénix de l’Humanité : « Peut-être aurez-vous du mal à me croire, mais dans ce pays situé au plus haut niveau de raffinement culturel universel, il y a encore des millions d’imbéciles pour croire n’importe quel coquin démagogue baptisé progressiste, réactionnaire, libéral ou nouveau philosophe. Ces petits maîtres enragés et méprisants ressassent inexorablement leurs synthèses originales, favorables aux bonnes gens et fondamentalement défavorables aux mauvaises personnes. Ils démoralisent l’ancienne morale et moralisent la nouvelle, évitant toute remise en question d’eux-mêmes et de leur clientèle… » p.71. Penser par soi-même ? Vous n’y pensez pas ! Il faudrait faire un effort plutôt que suivre la mode, se mettre à dos ses copains qui n’ont pas envie de se prendre la tête.

Et ces « millions d’imbéciles » vont très bientôt voter dans le brouillard pour un programme flou et un candidat tout d’apparence. « La liberté s’autodétruit quand elle sert de moyen à ceux qui veulent l’anéantir et de prétexte à la lâcheté de ceux qui prétendent la défendre. Bien à vous, Sinijasto » p.93.

Seul l’enfant dit que le roi est nu.

Guillermo de La Roca, Un point lumineux suivi de Lettres andines, 2017, PhB éditions, 103 pages, €9.00

Déjà chroniqué sur ce blog : Guillermo de La Roca, Connaître et apprécier

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Sens de l’écologie

Commençons cette année toute neuve par un regard plus élevé que celui que nous gardons d’habitude sur l’actualité. Le lever des Pléiades dans la nuit du ciel fin novembre, est fêté dans les îles de Polynésie par Matarii. Cet instant de communion cosmique rappelle que les humains font partie du grand cycle de la vie. Les sept étoiles de la constellation, visibles à l’œil nu, font frissonner les gens, pris d’une ferveur religieuse devant l’incommensurable infini qui s’emboite comme des poupées russes. L’harmonie de l’homme et de la nature est particulièrement importante dans ces univers fermés que sont les îles. Telle est peut-être la véritable « écologie », ce savoir (logos) des interactions avec sa propre maison (oikos).

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L’ethnologue Maurice Leenhardt a montré chez les Canaques que le corps n’est pas le siège autonome d’un ego comme le vit la modernité occidentale (‘Do Kamo’, Gallimard 1947). Le corps individuel n’est pas autonome mais une parcelle de l’univers dans lequel il reste immergé. Son existence est tout entière entrelacée aux arbres, aux fruits, aux plantes ; ses pulsations sont celles du végétal, joyeux quand vient la pluie, la chair caressée ou hérissée par le vent, poussé d’amour par les hormones à la saison d’abondance. Les mêmes mots sont utilisés pour l’écorce et pour la peau, pour la pulpe des fruits et pour les muscles de l’homme, pour l’aubier de l’arbre et pour les os du squelette. Le corps est une forme végétale originale, sans frontière véritable entre les deux domaines du végétal et de l’humain, de la chair et de l’esprit. La genèse polynésienne fait d’ailleurs naître l’arbre à pain d’un homme : le tronc est son corps, les branches représentant ses membres, les feuilles ses mains agitées, les fruits symbolisent la tête et le cœur du fruit, la pulpe même, est la langue.

Cette écologie extrême est réellement « pré-moderne ». Point de ‘cogito ergo sum’ cartésien, point de ‘maître et possesseur de la nature’ chez l’humain. Nul ne pense tout seul parce qu’il n’y a pas de « je ». Le corps n’est pas le réceptacle d’une étincelle divine mais perçu comme un fruit de la nature, une excroissance bourgeonnante du vivant. L’enfant est une jeune pousse tendre aux bras « comme de l’eau », avant d’acquérir substance et force par l’assimilation des végétaux, pour devenir « ligneux et dur » comme le bois à la fin de l’adolescence. La chair est l’intime du monde, aucune frontière symbolique entre elle et lui. Chaque Canaque sait de quel arbre de l’ensemble est issu chacun de ses ancêtres. L’arbre dans sa forêt symbolise l’appartenance de l’homme au groupe, enraciné dans la terre de ses aïeux, avec sa place propre au soleil, parmi ses frères. Chaque enfant qui naît voit se planter un arbre, nourri du cordon ombilical enfoui sous la pousse. La plante s’affirme et grandit tout comme le rejeton d’homme.

Point de « personne » en Mélanésie traditionnelle, le corps n’est qu’un pont transitoire lié à l’univers végétal et maillon entre les vivants et les morts. Pas de survie d’une « âme » individuelle, mais l’accès à une autre forme d’existence recyclée dans le grand tout : dans la cosmologie, le défunt peut prendre la place d’un arbre, d’un animal, d’un esprit. De son vivant, chaque humain n’existe que dans ses relations aux autres, aux arbres, aux plantes, aux bêtes, aux autres humains ; seul, il dépérit et meurt car s’il « est », il n’« existe » pas.

D’où l’importance du cosmos et des saisons, des rituels de récolte et de préparation de la nourriture, l’aspect toujours communautaire des actions vitales, la révérence religieuse envers le cosmos. Le pré-moderne s’ancre dans la Tradition.

couple nu dans les vagues

Peut-être est-ce cela qui nous manque, en Occident machinisé ? Peut-être est-ce pour cela que la jeunesse se détourne des biens matériels et du sexe étalés comme marchandise, entre frime et fric, dans les médias complaisants ? Peut-être est-ce pour cela que certains vont faire leur djihad solitaire au prix du reniement de leur humanité quand ils égorgent leurs semblables – tandis que d’autres, écœurés des fariboles politiciennes et les privilèges des blablateurs, s’apprêtent en cohorte massive à voter pour la Blonde autoritaire, celle qui régresse en Tradition reconstruite, mais qui donne un vague sens à ce monde qui va sans but ?

Les maladresses gauchisto-hippies des écolos français, coincés entre fonctionnariat confortable et retour au moyen-âge, ne font pas rêver : le lever des Pléiades, si.

L’avenir proposé par les Verts est trop proche de celui du SDF (consommer très peu, uniquement du local, sans jamais se chauffer ni créer d’empreinte carbone) pour que l’écologie décolle jamais. La véritable écologie est la conscience que l’on a d’être un maillon d’une chaîne et non pas maître – cette vanité si française de dire aux autres ce qu’ils doivent faire sous prétexte de détenir une fois pour toutes la Vérité.

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