Après ses Discours à ses disciples (chroniqués précédemment sur ce blog), Zarathoustra s’est retiré en solitaire sur la montagne. Il attend, « pareil au semeur qui a répandu sa semence. » Mais il faut plus de neuf mois pour accoucher d’une idéologie nouvelle et, comme un père, le prophète est empli « d’impatience et du désir de ceux qu’il aimait. »
Mais cette impatience, si elle est légitime, empêche de germer. C’est le cas d’une idéologie comme d’un enfant : il faut le laisser être avant de l’élever. « Or, voici la chose la plus difficile : fermer par amour la main ouverte et garder la pudeur en donnant. » Car trop donner trop vite submerge et empêche le don de fructifier. Ce sont les parents trop présents qui étouffent, les pères ou mères fusionnels qui inhibent, substituant leur volonté à celle de l’enfant, croyant faire le bien alors qu’ils l’étiolent, vivant à travers lui par procuration tout ce qu’ils ou elles n’ont su ou pu réaliser.
Zarathoustra rêve une nuit qu’un enfant lui apporte un miroir. Il s’y est regardé et… « j’ai poussé un cri et mon cœur s’est ému : car ce n’était pas moi que j’y avais vu, c’était la face grimaçante et le rire moqueur d’un démon. » Notez combien Nietzsche prend soin d’associer le corps et les passions au mouvement de l’esprit – les trois étages de l’humain : un cri (instinctif), une émotion du cœur (affectif) et la vision (le jugement de raison). La cause ? « Ma doctrine est en danger, l’ivraie veut s’appeler froment. »
Texte prémonitoire, écrit en 1883, sur les dérives du nazisme futur. Les disciples déforment et amplifient des détails de sa doctrine sans la comprendre ni la prendre en entier. Ainsi la volonté de puissance n’est-elle pas le droit du plus fort que croient les brutes mais l’énergie vitale avide d’explorer et de comprendre et qui déborde de générosité pour tous les vivants. Mais les nazis étaient des gens des bas-fonds, peu instruits et qui méprisaient la culture (Goebbels sortait son revolver lorsqu’il entendait ce mot) ; les intellos nazis étaient peu nombreux et souvent idéalistes ou mystiques (Rosenberg, von Schirach), névrosés psychopathes (Rhöm, Göring, Heydrich) ou encore arrivistes (Goebbels, Albert Speer). Tout comme les illettrés de Daech qui lisent Mahomet et ses commentaires sans penser, ils ne prenaient – à la lettre – que ce qu’ils étaient capables de saisir dans l’œuvre de Nietzsche. Zarathoustra a raison de s’en faire !
« Mes ennemis sont devenus puissants et ont défiguré l’image de ma doctrine, en sorte que mes préférés doivent rougir des présents que je leur ai faits. » Rester trop longtemps dans sa tour d’ivoire ou le ciel des idées – ici la caverne de la montagne – est mauvais. Il faut redescendre dans le concret et parler concrètement à ses disciples concrets. « Sans doute y a-t-il en moi un lac, un lac solitaire qui se suffit à lui-même ; mais le fleuve de mon amour l’entraîne avec lui en aval – jusqu’à la mer ! » L’amour est pour Nietzsche la vie qui déborde, l’élan vital vers les autres, vers l’empathie et l’action ensemble. Il ne s’agit pas d’asservir mais de former, pas de formater mais d’épanouir. Par exemple, l’objectif initial des Jeunesses hitlériennes était un scoutisme positif qui sortait les jeunes de leur milieu étriqué et les faisaient vivre sportivement en toute égalité de conditions ; la propagande l’a déformé progressivement en formatage politique et militaire – mais il ne faut pas jeter le gamin sain et courageux avec l’eau sale des obsessions d’Adolf Hitler et de ses sbires.
Donc expliquer, toujours expliquer, inlassablement, comme les profs qui ne cessent de le faire (mais eux sans enthousiasme, juste pour remplir le programme). Zarathoustra est inspiré, il déborde au contraire ; il n’est pas un bureaucrate du savoir mais un voyant qui entraîne. « Comme j’aime maintenant chacun de ceux à qui je puis parler ! Mes ennemis eux-mêmes contribuent à ma félicité. » Chacun l’a un jour ressenti, contrer des arguments par d’autres est excitant, l’adversaire est implacable et lui opposer de vraies raisons en pointant ses failles est jubilatoire. Oui, on peut aimer ces « ennemis » qui vous haussent au-dessus de vous-mêmes et aiguisent vos facultés.
(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)
Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49
Nietzsche déjà chroniqué sur ce blog
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