Stefan Zweig, Nouvelle du jeu d’échecs

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Dernières nouvelles de Zweig avant sa mort, dans ce court roman écrit sous forme d’une longue nouvelle. L’auteur l’envoie aux éditeurs deux jours avant de disparaître, comment ne pas y voir un testament ? Le thème en est le jeu, mais aussi l’intellect et l’argent, peut-être la mise en branle simultanée de ces trois étages de l’humain que sont la passion, la raison et les pulsions. L’écriture en est fiévreuse, attentive, tout entière orientée vers les personnages, à leur écoute, selon le meilleur Zweig.

Czentovic est un paysan du Danube ignare et quasi illettré, élevé par un curé dès 12 ans, après la mort du père dans un naufrage sur le fleuve. En regardant jouer, l’adolescent assimile les coups. Il n’est que tactique, dans l’imitation lente et méthodique, porté par l’intuition immédiate. Il devient cependant champion du monde, peut-être parce que ce calculateur vivant aussi bête dans la vie courante qu’un guichet administratif, n’a pas le raisonnement brouillé par les émotions et les pulsions.

Sur un paquebot transatlantique entre New-York et l’Europe, un industriel ingénieur américain, très sanguin et à qui rien ne doit résister, le paye pour jouer contre lui. L’amateur perd, évidemment, mais durant la revanche, il est sauvé de la honte par un passager qui par hasard passait par là. C’est un aristocrate, ancien avocat d’affaires en Autriche, arrêté après l’Anschluss par la Gestapo pour lui faire avouer qui détient quoi dans la riche société viennoise. En quelques coups, il limite les dégâts et assure une partie nulle. Czentovic, intrigué et stimulé, se laisse convaincre – contre paiement – de jouer à nouveaux quelques parties. L’avocat n’est pas un joueur d’échecs, ni professionnel ni amateur, mais laissé à l’isolement dans une chambre d’hôtel réquisitionné durant plusieurs mois afin qu’il craque, il n’a rien trouvé de mieux que de refaire dans sa tête les parties d’échecs d’un manuel volé dans une poche militaire. Ayant épuisé les combinaisons du livre, il imagine des parties contre lui-même, jusqu’à la fièvre.

C’est ce qui va le faire libérer, l’excès de ratiocination conduisant à la folie. Il porte la représentation mentale au point de devenir quasi schizophrène et d’oublier tout réel. Il n’est pas tacticien méthodique comme un calculateur, mais stratège de haut vol qui modélise une dizaine de coups d’avance. L’aigle contre le bovin, l’intelligence contre la stupidité brute, peut-être est-ce le message, alimenté et augmenté par la barbarie commerçante de la mentalité américaine sous les traits de McConnor, le medium de la rencontre contre qui rien ne résiste ? Est-ce le paysan du Danube contre l’intellectuel de Vienne ? Le nazisme fruste contre la vieille civilisation européenne, poussé par le commerce yankee ? Les relations humaines sont-elles sur le mode du jeu d’échecs ?

Cette nouvelle préfigure en tout cas les coups de la politique soviétique (que Poutine reprend avec un cynisme répugnant), mais illustre aussi le délire de la raison en finance (qui a causé la crise de 2007), autant que la bêtise administrative au front de taureau (que Hollande voudrait affaiblir par son « choc de simplification »). Politique, finance, administration, toutes ces façons de faire oublient l’humain en faveur du modèle, la réalité des choses pour l’abstraction des stratagèmes.

Grave message de Stefan Zweig à ses lecteurs, à la veille de quitter ce monde qui le déçoit – et qui reste le nôtre.

Stefan Zweig, Nouvelle du jeu d’échecs (1942), Folio classique 2013, 160 pages, €3.33

Stefan Zweig, Romans, nouvelles et récits tome 2, Gallimard Pléiade 2013, 1584 pages, €61.75

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