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Folie contre vertu selon Nietzsche

Dans un étrange chapitre d’Ainsi parlait Zarathoustra, Nietzsche évoque le « blême criminel » qui est jugé pour avoir assassiné puis volé. Le crime de tuer est une « folie », mais elle se comprend dans l’instant : « Il était égal à son acte lorsqu’il le commit : mais il ne supporta pas son image après l’avoir perpétré ». Voler, en revanche, est selon Nietzsche une « pauvre raison ». « Mais je vous dis : son âme voulait du sang et ne désirait point le vol : il avait soif du bonheur du couteau. » Il vola après avoir assassiné car « il ne voulait pas avoir honte de sa folie » devant sa raison.

Car sa raison lui dit : « faute ». La morale paralyse sa raison en édictant une norme impérieuse. C’est « un amas de maladies qui, par l’esprit, s’étendent sur le monde extérieur ». Or « le mal d’aujourd’hui » est qu’« il veut faire souffrir au moyen de ce qui le fait souffrir ». Par ses désirs, son plaisir, son envie criminelle.

« Mais il y a eu d’autres temps, un autre bien et un autre mal. » Car « la morale » est relative, même la morale religieuse : on tuait volontiers dans l’Ancien testament, on volait la femme de l’autre pour engendrer des petits pour la gloire de Dieu ; même avec le Nouveau testament on tuait avec enthousiasme les mécréants et autres hérétiques en croisade. « Autrefois le doute et l’ambition personnelle étaient des crimes. Alors le malade devenait hérétique et sorcier ; comme hérétique et comme sorcier, il souffrait et voulait faire souffrir. » Collez une étiquette et vous aurez un rebelle – c’est a méthode Coué : à force de qualifier quelqu’un, il se conforme cette image ; faites du doute une faute et vous aurez un hérétique. Et cet hérétique vous persécutera car il souffre de l’image que vous avez de lui et vous fera souffrir de ne pas le reconnaître comme un humain lui aussi.

Vous appelez cela de la « vertu », vous vous rengorgez de vous croire « bon » mais vous n’êtes que vaniteux et soumis à une morale qui vus dépasse. La « bonne conscience » est une eau tiède qui vous empêche de vivre. « Chez vos hommes bons, il y a bien des choses qui me répugnent. (…) En vérité, je voudrais que leur folie s’appelât vérité, ou fidélité, ou justice : mais ils n’ont rien que leur vertu pour vivre longtemps dans une misérable suffisance. » Folie comme écart à la norme, comme dépassement de « la » morale, comme excès par rapport à la petite et moyenne « vertu ».

Pour Nietzsche, il ne s’agit pas de justifier un crime. Il s’agit de distinguer l’acte du jugement que l’on porte sur lui, de ne pas faire un « criminel » d’un homme qui a eu un coup de folie mais de comprendre cette folie. « Votre homicide, ô juges, doit être pitié, mais non vengeance. Et en tuant, faites en sorte de justifier vous-mêmes la vie ! » Que la « folie » soit comprise et réorientée vers ce qui est positif à l’humain, comme la folie de vérité, la folie de fidélité, la folie de justice – par exemple – ou la folie de créer ou d’aimer. « Que votre tristesse soit l’amour du Surhomme : c’est ainsi que vous justifierez de survivre ». Le sur-homme est plus qu’un humain trop humain, c’est un homme à ses pleines capacités qui tente d’aller au-delà par sa passion de vivre.

Il ne s’agit donc pas de morale ni de vertu pour juger d’un crime, mais d’humanité et de folie. « Dites ‘ennemi’ et non pas ‘scélérat’ ; dites ‘malade’ et non pas ‘gredin’ ; dites ‘insensé’ et non pas ‘pécheur’ », conseille Nietzsche. Vous n’userez pas ainsi du vocabulaire de la morale, des étiquettes commodément collées sur un homme, mais tenterez d’analyser sa folie dans son acte précis : Système 1 et Système 2, disent nos psychologues contemporains. Le criminel n’est pas de toute éternité un gredin, mais passagèrement un malade, telle est la leçon. Ce n’est pas la vertu qui permet de comprendre, mais la folie – qui doit être analysée par passion de la vérité et de la justice.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

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