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Flaubert : « Il faut toujours écrire »

A un romancier amateur dont la postérité n’a pas retenu les œuvres, Gustave Flaubert écrit de Paris, le 15 janvier 1870 : « Vous me demandez de vous répondre franchement à cette question : ‘Dois-je continuer à faire des romans ?’ Or, voici mon opinion : il faut toujours écrire, quand on en a envie. Nos contemporains (pas plus que nous-mêmes) ne savent ce qui restera de nos œuvres. Voltaire ne se doutait pas que le plus immortel de ses ouvrages était Candide. Il n’y a jamais eu de grands hommes, vivants. C’est la postérité qui les fait. – Donc travaillons si le cœur nous en dit, si nous sentons que la vocation nous entraîne » (lettre à Léon de Saint-Valéry, p.154).

Rares sont ceux qui vivent de leurs œuvres (éditeur et marketing prennent la plus grosse part) – et ceux qui en vivent passent rarement à la postérité. Leur notoriété n’est qu’au présent, trop adaptés qu’ils sont à leur société qui les adule. Ils n’atteignent pas l’universel. Le génie n’est reconnu que sur la durée et la hauteur de vue n’est que rarement appréciée de ses contemporains.

Flaubert fait une réponse de Normand à cet homme qui lui est recommandé. Il est gentil, positif, encourageant. Dans la suite de la lettre, il montre qu’il a lu le projet de roman, il en critique l’appareil et suggère des améliorations. Mais cela est de l’ordre de la fabrique, de ce qu’il appelle « la réussite esthétique ». Lui-même passera des jours entiers à faire et refaire ses plans, à tester sa prose dans le gueuloir. Il n’en reste pas moins que cet aspect matériel, utilitaire, de l’écrivain, est celui de l’artisan. Or, ce qui prime est l’inspiration, la « vocation » d’écrire, l’envie qu’on en a.

Flaubert, en ce sens, est de son époque. L’instinct, si cher aux romantiques, garde sa place avant que la raison n’y mette sa maîtrise. Sans désir, point d’appel à l’écriture ; sans passions, point d’intrigues ni de style ; sans discernement, point de construction qui tienne le lecteur en haleine. L’être humain est un tout qui part des racines pour émerger aux Lumières. Nietzsche ne dira pas autre chose, non plus que Marx ou Freud sous des aspects différents.

Pour la matière, Flaubert guide Saint-Valéry de la manière suivante :

  • d’abord les caractères, les personnages : il s’agit qu’ils sonnent vrais, que l’auteur voie juste ;
  • ensuite les situations : il s’agit d’enchâsser ces caractères dans une histoire qui bouge, de faire agir les personnages en cohérence avec leur caractère ;
  • encore le rythme : l’alternance des dialogues au présent et des discours à l’indirect, qui donne du relief ;, les retours en arrière, les divers points de vue ;
  • surtout éviter à l’auteur de s’impliquer personnellement : ni ‘je’ de créateur, ni moralisme qui coupe le récit, ni clin d’œil du style ‘notre héros, lecteur, etc.’ « Une réflexion morale ne vaut pas une analyse », rappelle le technicien Flaubert ;
  • enfin le sens de ce qui est important, « plus de développement aux endroits principaux », la mise dans l’ombre de personnages secondaires sans intérêt pour l’intrigue, le contraste des moments.

Gustave Flaubert est en train de terminer L’Education sentimentale, gros œuvre qu’il « pioche », élague et perfectionne depuis des mois. Il a derrière lui le principal de son œuvre et possède à merveille son savoir-faire, même si l’accouchement est toujours aussi dur. C’est pourquoi ces conseils simples à cet auteur en herbe, resté inconnu, sont précieux à tous les aspirants romanciers, qu’ils soient d’hier ou d’aujourd’hui.

Gustave Flaubert, Correspondance IV (1869-1875), édition Jean Bruneau, collection La Pléiade, Gallimard 1998, 1484 pages, €73.50

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