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Méchoui

Au lever, avant le soleil, il fait froid, l’atmosphère est bleutée. Soudain, l’astre apparaît sur la crête du Rhat. C’est magnifique comme un sourire paternel à un enfant éperdu. Quelques minutes plus tard, la température monte et l’on enlève le pull. Immense et mystérieux bienfait. En un clin d’œil, tout est joie.

Nous partons sur une piste vallonnée entre 2600 et 3200 m. Depuis hier, plusieurs jours après le début de la randonnée, la marche devient automatique, permettant à l’esprit de s’évader. Le processus est le même que le rêve : une pensée en entraîne une autre, les images s’associent, une histoire naît, décousue. L’esprit est libre, il souffle où il veut, une veille faisant se mouvoir le corps et s’adapter en souplesse au terrain. C’est un processus que j’ai remarqué maintes fois, une sorte de mise en méditation. Il semble qu’il faut au moins quatre jours de marche et de mise en condition pour que cette libération intervienne. Le premier regard sur le pays doit être saturé, les nouvelles habitudes de la vie de randonneur doivent être reprises.

Nous changeons de vallée en grimpant face au Rhat. Les mules nous suivent, puis nous rattrapent au col de Tizi n’Ibouzene que nous devons passer, à 3600 m. Le camp est installé plus bas dans un petit vallon vert, bien isolé, près d’un torrent. L’étape est peu fatigante aujourd’hui, sauf le départ en bosse de chameau, délicat à négocier sans échauffement après nos efforts d’hier. Marie-Pierre, par inadvertance, a la manie d’intervertir les prénoms. Nous ne sommes pourtant pas nombreux. Monique devient Simone, Bernard est appelé Bertrand, et moi je suis Daniel. Nous en rions, il faut bien rire de quelque chose.

Le soir, à 3100 m, nous passons en quelques minutes du tee-shirt à la veste de montagne lorsque le soleil disparaît derrière la crête. Avec le dessert, une crêpe fourrée à la confiture, œuvre de Brahim, nous buvons de la poire Williams, alcool d’Alsace acheté par l’un d’entre nous à l’aéroport avant le départ. La crêpe fourrée « pègue » un peu, ce qui veut dire qu’elle « poisse » les mains. Mais Marie-Pierre a ainsi tout un lexique régional briançonnais d’expressions savoureuses à nous sortir. Je n’en note que quelques-unes lorsque j’y repense ou qu’elles m’amusent particulièrement.

La montée du lendemain est elle aussi en creux et bosses, de crête en crête, de touffes d’épineux en pierriers. Le paysage est raviné en ocre et rose, en jaune et vert. Les mules passent par le même sentier que nous, où il faut parfois bien regarder avant de poser le pied, la trace étant à peine perceptible sur la pente caillouteuse. Mais ces bêtes sentent où il faut aller, et elles ont quatre pattes bien plantées pour se maintenir. Ce n’est pas notre cas.

A la redescente, nous rencontrons des bergers et leurs troupeaux de chèvres et moutons mêlés. Le village s’appelle Ichbakene. Nos Berbères négocient une chèvre avec les adultes qui surveillent les petits gardiens du troupeau, plusieurs enfants en vêtements bien vieillis. Une crête, un passage à flanc, et c’est soudain la plongée dans un véritable canyon. Tout au fond serpente une rivière au débit assez vif : la Tessaout. Sur un piton au-dessus d’elle, un village s’est perché comme une forteresse. Un village du bout du monde. Au bas de la pente, nous retrouvons la végétation, les noyers et leur ombre noire, les champs cultivés. Comme il est tôt, nous poursuivons directement jusqu’au lieu de bivouac, sans pause intermédiaire prévue pour midi. Nous aurons marché en tout 7 h aujourd’hui, avec deux pauses d’une demi-heure. Nous sommes en forme. Il nous reste donc le temps de « bulleter », selon l’expression de Marie-Pierre pour buller.

La traversée du village aux maisons pittoresques est marquée par un nuage de gamins qui fond sur nous. Ils sont en loques, couleur terre comme de petits paysans toujours à se traîner. Par habitude et par curiosité, ils sont collants envers les étrangers. Ils nous suivront encore loin après le village, jusqu’à ce que Brahim prenne sa grosse voix en arabe et les chasse. Seul un jeune mâle qui sait se faire respecter pouvait les faire obéir. Marie-Claire n’y suffisait pas.

Le bivouac est installé au bord de la rivière, à 2200 m, dans la vallée de la Tessaout. Il y fait chaud comme dans un four, nous n’en avons plus l’habitude. Corinne ne se sent pas très bien, Monique non plus, peut-être à cause de la température en plus de problèmes intestinaux. Pamplemousses et thé à la menthe nous désaltèrent et nous rafraîchissent. La rivière est trop froide pour s’y baigner entièrement, mais on peut s’y laver.

Le soir venu, nos Berbères tuent la chèvre par égorgement, selon les rites musulmans. Une femme et deux gamins en guenilles regardent faire ce travail réservé aux hommes, et attendent pour emporter certains restes : la tête (sauf la langue, réservée à la famille de Brahim), l’extrémité des pattes, les intestins. Chaque famille a ses coutumes pour les parties de la tête à manger. Ce soir, nous avons des grillades de chèvre. Une femme fait le pain. C’était d’habitude le rôle de Mimoun ou du cuistot de faire le pain, mais comme elle était là, ce n’est pas aux hommes de le faire. Des gamins tournent autour de nous et surtout de la cuisine. Ils ont de belles têtes aux traits réguliers mais leurs guenilles laissent le ventre ou la gorge à nu. Ils ont l’air bien nourri, si l’on en juge par leur vigueur physique et ce que l’on aperçoit par les vêtements déchirés : sur les poitrines brunes, on ne compte pas les côtes.

La soirée est joyeuse : on boit et on mange tout le temps, ce qui est une façon plutôt agréable de passer le temps après une rude journée de marche. Puis les Berbères viennent chanter et taper des casseroles en rythme. Mimoun est moins rieur que l’autre soir, ses grands yeux verts se plissent moins, mais il est bien aimé de Brahim, le chef, qui lui offre une place sur son coussin. Mimoun est peut-être intimidé face à ce chef, ce serait pourquoi il nous paraît moins en forme ce soir. Les chants berbères sont des complaintes qui se répondent. « Bien » chanter c’est être dans les temps, répondre quand il faut, être un élément au rythme de l’ensemble. La qualité de la voix est secondaire.

La nuit est tiède et calme sur le sable, avec le bruit assourdi de la rivière en berceuse. Dès 5 h du matin, au lever du jour, les gamins du village sont déjà là, à regarder. Nous sommes leur cirque, ils ne doivent pas le voir souvent. Brahim, toujours grand seigneur à l’arabe, leur donne du pain et parle avec eux.

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Ascension du Rhat

Nous nous levons à 5 h, avec le jour ou presque. Les sacs de jour ont été allégés hier soir de tout ce qu’il était possible d’enlever en prévision de l’ascension d’aujourd’hui. Nous montons vers le djebel Rhat, qui culmine à 3797 m au-dessus de nous. La très longue approche est épuisante par le cumul de ses dénivelés (1800 m au total), mais aussi par ses cailloux qui rendent la marche difficile. Le calcaire délité part sous les pieds dans tous les sens, puis se constitue en pierrier aux blocs carrés peu agréables.

Nous déjeunons au col. Là, certains hésitent après les efforts de la matinée. C’est toujours la même question : pourquoi aller si haut alors que l’on est fatigué ? Qu’y a-t-il là-haut qui vaille de grimper ? Est-on vraiment capable de regretter de ne pas y monter avec les autres ? Sur sept, les deux vieux de 60 ans, plus Joëlle, décident de choisir la paresse. Ils vont directement au camp du soir avec Marie-Pierre. Les autres, Bernard, sa copine Corinne et moi, suivons Brahim, le guide berbère à la trentaine sportive. Il nous a rejoints hier soir seulement, après 12 h de mule, ne voulant pas rater les trois jours de mariage de son frère. C’est important ici le mariage, comme dans toutes les communautés rurales où les vaches et les femmes sont des richesses qui permettent de reproduire le patrimoine et la famille… On ne fait la fête que pour cela dans sa vie (lol pour les connes qui le prendraient au premier degré).

Nous prenons de l’eau de fonte dans une plaque de neige un peu plus haut que le col, pour ne pas en manquer dans les gourdes. Nous les pastillons soigneusement. La nouvelle première montée est épuisante. L’altitude joue à plein au-delà de 3000 m. Je retrouve un réflexe déjà expérimenté lors de ma première grimpée au Mont-Blanc avec mon ami Guillaume : respirer volontairement plus vite, en se forçant à ce rythme plus rapide. Dans les montées raides il faut aller lentement : un pas – inspirer, un autre pas – expirer. Nos pieds font sonner les plaques de schiste qui rendent un son vibrant comme du métal. Cailloux, cailloux, cailloux – les chemins en sont remplis dans toutes les randonnées ! La montagne, pour moi, reste liée à une odeur : celle de la crème solaire que je me passe sur le visage.

Nous mettons une heure cinquante pour monter au sommet du Rhat depuis le col. Nous découvrons un panorama d’arêtes sèches aux couleurs rose et sable. En fond de vallée, là où l’eau coule, l’étendue est parcourue de traînées vertes. Vers Ouarzazate se dessine un joli dégradé de pics. Une mer de nuages vient, depuis la plaine de Marrakech, déferler sur l’Atlas. Mais aucune pluie n’arrive aujourd’hui. Pour nous, au-dessus de toutes ces vicissitudes, le soleil reste de plomb. Au sommet il fait chaud, malgré quelques rafales de vent soudain. Bernard sort de son sac une fiasque de Southern Confort, une liqueur au whisky dont le goût ressemble un peu à ce qui garnit les œufs de Pâques de l’enfance. Ce n’est pas bon, mais il veut fêter cela : son premier 3800 m !

Le retour est hilarant par les pierriers que l’on aborde comme en ski, par des sauts de godille. Attention de ne pas « parpiner », comme dit souvent Marie-Pierre pour signifier « faire rouler des pierres sur les suivants ». Ce n’est pas l’alcool qui nous rend joyeux, mais l’aventure. Avoir été au sommet, avoir contemplé le ciel pur, avoir respiré l’air raréfié des hautes altitudes, tout cela nous enivre un peu. Nous sommes crevés le soir. Cette journée a été dure, mais nous a rendus heureux. L’effort est un plaisir lorsqu’il a un but. Les jambes, ça va. Mon entraînement sportif m’a bien préparé. Mais j’ai chaud sous la plante des pieds et les chevilles, je le sens, ont travaillé.

Le campement est établi sur la pente, à Imazayn, vers 2600 m. Je mange à genoux, assis à la japonaise, ou à la berbère. La position genoux croisés ne me convient pas pour la digestion. Nous voyons depuis la tente le coucher de soleil rose sur le Rhat. Il fait froid et la fatigue s’ajoute au climat pour nous faire frissonner. Nous dînons de légumes divers cuits à l’étouffée avec un peu de graisse de mouton : patates, carottes, navets, courgettes, oignons. C’est une cuisine délicieuse, avec tout le suc du mijoté. Nous allons nous coucher tôt ce soir.

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