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L’homme supérieur de Nietzsche

Dans la quatrième partie d’Ainsi parlait Zarathoustra, Nietzsche, qui a fait la démonstration de sa pensée tout au long, résume ce qu’il veut dire. A la suite de « la Cène » du chapitre précédent qui a réuni les disciples, il évoque « l’homme* supérieur » en vingt points.

  1. Tout d’abord, ne pas se présenter sur la place publique, car la populace ne comprend pas qu’un homme* prône le supérieur. Chacun veut être égal, comme « Dieu » l’a voulu.
  2. Or « Dieu est mort » et l’homme* peut enfin songer à être autre chose qu’un sujet figé, réduit à Son image et forcé d’obéir à ses Commandements sous peine de feu éternel. C’est l’époque du « grand midi », où l’homme* devient son propre maître.
  3. Surmonter l’humain est le grand œuvre. Il ne s’agit surtout pas de « conserver l’homme* » mais de le rendre meilleur et plus grand. Il faut « mépriser » l’homme* tel qu’il est, « petite gens » résigné, modeste, prudent.
  4. Il faut le courage du solitaire, du « cœur », pour accomplir le Surhomme*.
  5. Pour cela, accepter d’être « méchant », car c’est faire violence aux petites gens que de remettre en cause leur paresse et leurs habitudes. « Il faut que l’homme* devienne meilleur et plus méchant ». Ce n’est pas vice, ni sadisme, mais secouer pour élever, comme le font les éducateurs.
  6. Pas de gourou pour les hésitants et les faibles en énergie : il faut l’épreuve pour grandir. Peu de disciples, la voie n’est pas celle du grand nombre, ni pour un résultat immédiat. Il s’agit de préparer l’avenir. « Mon esprit et mon désir vont au petit nombre, aux choses longues et lointaines ».
  7. La sagesse prophétique de Zarathoustra n’est pas lumière, mais foudre ; elle doit aveugler d’évidence comme le trait d’Apollon, pas convaincre lentement comme la raison.
  8. « Ne veuillez rien qui soit au-dessus de vos forces : il y a une mauvaise fausseté chez ceux qui veulent au-dessus de leurs forces ». Ainsi ceux qui idéalisent le héros – sans jamais pouvoir en devenir un. Cela donne des comédiens, des faux, des hypocrites – des politiciens.
  9. Soyez méfiants « et tenez secrètes vos raisons » car l’aujourd’hui appartient à la populace, qui « ne sait ce qui est grand, ni ce qui est petit, ni ce qui est droit ou honnête. » Ce sont des « gestes » que veut la populace, pas des arguments, car la foule ne raisonne pas, elle résonne en rythme et en imitation, tous les politiciens le savent, qui braillent devant elle. « Ce que la populace a appris à croire sans raisons, qui pourrait le renverser auprès d’elle par des raisons ? » Car la raison n’est pas tout, n’est-ce pas ? Et les savants, qui en font métier, « ont des yeux froids et secs », « ils sont stériles » car « l’absence de fièvre est bien loin d’être de la connaissance ! » Qu’en est-il en effet des désirs (mis sous le tapis) et des passions (rejetées comme ineptes) ? C’est ainsi que la raison peut délirer : on l’a vu dans la finance comme dans la gestion de l’hôpital ou des entreprises. Le rationnel n’est pas le réel, même si le réel est rationnel. Le réel doit être compris par les instincts, les passions et la, raison, les trois de concert comme le dit Kahneman.
  10. L’homme* supérieur qui veut monter plus haut doit se servir de ses propres forces, pas s’asseoir « sur le dos et sur le chef d’autrui ».
  11. Ce que vous créez est pour vous et pas « pour votre prochain ». Ainsi « une femme n’est enceinte que de son propre enfant ». On ne crée pas « pour », ni « à cause de », mais par énergie vitale, par « amour ». « Votre œuvre, votre volonté, c’est là votre « prochain ». »
  12. Aucune création n’est pure, voyez l’enfantement ; elle rend malade, fait souffrir. Il faut en être conscient.
  13. « Ne soyez pas vertueux au-delà de vos forces ! Et n’exigez de vous-mêmes rien qui soit invraisemblable. Marchez sur les traces où déjà la vertu de vos pères a marché ». Nul n’est seul, mais dans une lignée. « Et là où furent les vices de vos pères, vous ne devez pas chercher la sainteté. » Quant à la solitude, elle « grandit ce que chacun y apporte, même la bête intérieure. (…) Y a-t-il eu jusqu’à présent sur la terre quelque chose de plus impur qu’un saint du désert ? Autour de pareils êtres le diable n’était pas seul à être déchaîné – il y avait aussi le cochon. » Bouddha n’a pas dit autre chose, lorsqu’il a renoncé à rester renonçant et a décider d’enseigner la Voie à des disciples choisis.
  14. Cette voie n’est pas facile et chacun sera « timide, honteux, maladroit », mais que vous importe ? Il faut « jouer et narguer » car « ne sommes-nous pas toujours assis à une grande table de moquerie et de jeu » ?
  15. Réussir n’est pas donné car « plus une chose est rare dans son genre, plus est rare sa réussite ». Mais tout reste possible, gardez courage. Riez de vous-mêmes. « Et en vérité, combien de choses ont déjà réussi ! » Ces petites choses « bonnes et parfaites » encouragent et réjouissent.
  16. Car le rire n’est pas « le plus grand péché », comme dit le Christ qui voue au malheur ceux qui rient ici bas, mais au contraire la voie vers l’amour, la grandeur, la tolérance. « Tout grand amour ne veut pas l’amour : il veut davantage ».
  17. La rigidité, le sérieux, l’obsession, ne font pas un tempérament tourné vers le mieux. « Je ne suis point devenu une statue, et je ne me tiens pas encore là, rigide, engourdi, pétrifié telle une colonne ; j’aime la course rapide. » Il faut les pieds légers du danseur.
  18. Votre exemple à imiter selon vous-mêmes : « Zarathoustra le devin, Zarathoustra le rieur, ni impatient, ni absolu, quelqu’un qui aime les bonds et les écarts ». Car tout ce qui est bon ne survient que brusquement, après des détours.
  19. Soyez légers ! Des pieds, du cœur, de la tête. « Mieux que cela : sachez aussi vous tenir sur la tête ! » Autrement dit renverser la raison quand elle est trop raisonnante, trop sèche, portée au délire rationaliste, et l’irriguer d’instincts et de passions, comme on renverse un sablier. Marx a renversé la dialectique de Hegel, il faut aussi renverser la dialectique de Marx devenue opium des intellectuels, et d’autres, car nulle idole ne saurait rester statufiée. « Mieux vaut danser lourdement que marcher comme un boiteux ».
  20. « Loué soit cet esprit de tempête, sauvage, bon et libre, qui danse sur les marécages et les tristesses comme sur les prairies ». « J’ai canonisé le rire ; hommes* supérieurs, apprenez donc à rire ! » Rire, ce n’est pas se moquer (ironie) mais aimer (humour), c’est déborder d’énergie pour englober ce qui va et ce qui ne va pas pour dépasser le tout.

Nietzsche se veut comme Bouddha, fondateur non pas d’une religion mais d’une Voie individuelle de salut. Le bouddhisme conduit à se dissoudre dans le grand Tout, dans cet état appelé nirvana, tandis que Nietzsche ne croit pas à cette dissolution, qu’il appelle nihilisme. Lui veut un chemin vers le supérieur, vers la Surhumanité, vers l’avenir de l’espèce. Ce pourquoi sa voie est réservée à une élite de courageux aux désirs jeunes, aux passions légères, à la raison pratique, qui savent danser dans les épreuves et rire des difficultés. Cette élite est celle des « hommes* supérieurs » ; elle n’est pas encore Surhomme* – qui n’est que d’avenir.

* Il va de soi que le mot « homme » s’adresse aux divers sexes, et pas seulement au mâle blanc dominateur, etc. L’ignorance ambiante si satisfaite d’elle-même exige hélas une telle précision.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra – Œuvres III avec Par-delà le bien et le mal, Pour la généalogie de la morale, Le cas Wagner, Crépuscule des idoles, L’Antéchrist, Nietzsche contre Wagner, Ecce Homo, Gallimard Pléiade 2023, 1305 pages, €69.00

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R.K. Narayan, Le licencié ès lettres

Ecrivain indien brahmane de Madras décédé à 94 ans en 2001, Narayan raconte sa vie dans ses romans. Il donne une bonne image de l’Inde des années 1930, sous l’empire anglais. La société est alors très rigide, séparée en castes qui ne se marient ni ne se fréquentent entre elles. Les études sont le seul moyen d’élévation sociale, avec le piston familial. Les mariages sont toujours arrangés, non seulement les convenances de caste sont observées, mais aussi les horoscopes de chacun des futurs doivent être conciliés. Tout cela prend du temps et la volonté personnelle se heurte à la destinée.

Le narrateur Chandran, qui est aussi l’auteur, achève péniblement au college ses études de lettres après le lycée, en étant sans cesse sollicité par sa famille et ses amis, mais aussi par ses professeurs qui le veulent secrétaire d’association. Organiser les débats, convoquer les membres, demander des intervenants, surveiller le bon déroulement, prend un temps infini, au détriment de la révision des examens. C’est tout l’objet de la première partie de ce roman que de conter les misères dorées d’un étudiant de Mysore, ville rebaptisée du nom imaginaire de Malgudi.

Une fois son diplôme obtenu, en 1930 pour l’auteur, le jeune homme ne sait quoi faire et il reste plusieurs mois chez ses parents aisés à lire et à se promener, tout en songeant vaguement à aller poursuivre des études de droit en Angleterre afin de revenir nanti d’un diplôme qui lui permettrait un poste d’enseignant. Las ! Il voit une jeune fille de 14 ans au bord de la rivière jouer avec sa petite sœur et il en tombe amoureux platonique sans jamais l’aborder ni oser lui dire un mot. Cela ne se fait pas, il faut être présenté, et toute déclaration d’amour doit être précédée d’une demande formelle en mariage. Mais c’est la famille de la jeune fille qui doit prendre l’initiative et faire la démarche auprès des parents du jeune homme, ce qui désespère Chandran, porté à bouleverser d’un coup toutes les coutumes et traditions pour aller droit au but, à l’occidentale.

Il est néanmoins d’un caractère faible et consensuel, il ne veut faire aucune peine à sa famille et surtout à sa mère. Il consent donc à passer par toutes les étapes requises, prenant son mal en patience… jusqu’à ce que l’examen des horoscopes de la jeune fille, qui aborde tout juste la puberté, et du sien, à 23 ans déjà, montre une incompatibilité des astres sur plusieurs années. Les calculs montrent qu’une union laisse prévoir la mort de la fille. La grand-mère de l’auteur était très férue d’astrologie et experte en horoscopes.

Chandran est désespéré, s’étant fait tout un cinéma romantique issu de la littérature pour cette très jeune fille. Refusé, il ne peut rester dans sa ville, au risque de croiser son amour déçu, et part donc à Madras chez un oncle. Au dernier moment, il esquive sa rencontre pour trouver un hôtel tout seul. Il fait la connaissance d’un viveur qui dépense pendant quelques mois son argent avant de retourner auprès de sa femme et boit beaucoup d’alcool avant d’aller voir les putes. Chandran est révulsé par ce genre et il décide de se faire sanyasi (ou sannyāsin), renonçant, moine errant. Il vit ainsi plusieurs mois dans le dénuement volontaire, en dhoti qui lui laisse le torse nu, mendiant sa nourriture. Mais il a peine à quitter le monde et revient chez lui après un an. Il retrouve sa famille vieillie et ses anciens amis envolés. Après l’amour, qui se révèle une convention, l’amitié lui fait défaut, personne ne se souciant plus des autres après les mois passés ensembles. Les rêves de jeunesse se heurtent à la dure réalité sociale et matérielle.

Comme l’auteur, devenu un temps journaliste, Chandran décide alors de se ranger et, plutôt que d’aller poursuivre une chimère en Angleterre. Il prend un poste de commercial pour un journal régional, pistonné à la fois par son ancien ami devenu chroniqueur et par un ami de son père qui connaît le directeur du journal. Il organise la prospection des abonnements, gagne un peu d’argent, puis arrête de se marier selon les convenances, sans amour, laissant sa mère trouver l’heureuse élue. Cette fois, les horoscopes sont convergents et les familles se conviennent ; de plus, la fiancée se révèle jolie et spirituelle. Les fiançailles sont célébrées mais le mariage n’aura pas lieu avant plusieurs mois. Les deux époux s’écrivent chaque jour, jusqu’à ce que la fiancée reste plusieurs jours sans envoyer une lettre.

Le roman se termine ainsi, sur une incertitude, laissant Chandran en plan.

Ces tribulations se lisent bien et découpent en filigrane le portrait d’une société indienne qui a de fait assez peu évoluée depuis cette époque. Les traditions sont toujours primordiales et les mariages le plus souvent arrangés ; les études comptent toujours autant et les gosses de riches ont inlassablement la même flemme à étudier.

Rasipuram Krishnaswami Narayanaswami dit R.K. Narayan, Le licencié ès lettres (The Bachelor of Arts), 1937, 10-18 1993, 218 pages, occasion €1.79

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Nombreux sont les vivants qui prêchent la mort, selon Nietzsche

Zarathoustra parle et ne voit que des prédicateurs de mort autour de lui, en son siècle XIX déboussolé et épuisé par tout ce qui survient de la modernité. « La terre est pleine de superflus, la vie est gâtée par ceux qui sont de trop », dit-il. Que ne dirait-il aujourd’hui que la population mondiale est huit fois plus grande (donc, en moyenne, plus bête) !

De ces prédicateurs, Nietzsche-Zarathoustra en distingue trois : les sauvages, les phtisiques, les laborieux.

Les premiers sont les plus monstrueux – ils donneront le nazisme et tous les nationalismes militaristes jusqu’à Poutine : « Voici les plus terribles, ceux qui portent en eux la bête sauvage et qui n’ont pas de choix, si ce n’est entre les désirs et les mortifications. Et leurs convoitises sont encore des mortifications. Ils ne sont même pas devenus des hommes, ces êtres terribles ». Ils sont restés des bêtes sauvages, aussi bêtes que sauvages, conduits par leurs pulsions et leur instinct de tuer – et de se tuer.

Les seconds sont les plus intellos, les prêtres et les philosophes renonçant – ils donneront toutes les bonnes consciences « morales » qui prêchent de leurs bureaux mais se couchent dès que la force paraît. Ils sont les collabos éternels des plus décidés, sous l’Occupation, sous le communisme, sous Poutine : « Voici les phtisiques de l’âme : à peine sont-ils nés qu’ils commencent déjà à mourir, et qu’ils aspirent aux doctrines de la fatigue et du renoncement. (…) S’ils rencontrent un malade ou un vieillard, ou un cadavre [tout que que Gautama Bouddha a rencontré dans sa jeunesse avant sa conversion], ils disent aussitôt : « la vie est réfutée ! ». mais eux seuls sont réfutés, ainsi que leur regard qui ne voit qu’une seule face de l’existence. » Ils attendent la mort sans oser vivre, ou alors de façon puérile, comme devant les sucreries, dit Nietzsche. Leur enseignement est : « Tu dois te tuer toi-même ! Tu dois t’échapper toi-même ! » – te résoudre dans le néant sans avoir voulu exister. La vie est une folie, une souffrance, une luxure, une domination : « Il nous faut de la pitié (…) Prenez ce que j’ai ! Prenez ce que je suis ! Je serai d’autant moins lié par la vie ! » Ainsi font les écolos décroissants, coupables d’être mâles, blancs et dominants.

Les troisièmes sont la majorité, la laborieuse, la moderniste, qui vit sans lever la tête et suit avec inquiétude, sans futur. « Vous tous, vous qui aimez le travail acharné et tout ce qui est rapide, nouveau, inconnu – vous vous supportez mal vous-mêmes, votre application est une fuite et une volonté d’oubli. Si vous aviez plus de foi en la vie, vous vous abandonneriez moins à l’instant présent. »

Les sauvages, les fatigués, les inquiets : rien de ceux-là ne sont les vivants. La vie est une fontaine de joie, pas d’angoisse. Il suffit de la vivre avec ses instincts, ses passions, sa raison, sans se laisser embobiner par les prêcheurs de violence, d’austérité ou de fuite en avant. La vie est un enfant qui joue, pas un vieillard qui craint avant même d’être vieux. La vie n’est pas la prédation égoïste, ni le renoncement coupable altruiste, ni encore une existence d’écureuil qui fait tourner sa cage sans savoir où il va.

Si nous traduisons en termes politiques, la vie selon Zarathoustra n’est certainement pas le national-populisme à la Zemmour, ni l’écologisme punitif woke à la Rousseau, ni le perpétuel en-avant de la start-up nation enchaînée aux premiers de cordée. Ni lion, ni chameau, la vie est enfant ; innocente, elle réclame force et épanouissement – comme un enfant qui joue.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

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