Albert Camus

Camus, la pauvreté et l’écologie

Il y a quelque chose d’un chrétien laïc chez Camus. Il ne croit pas aux fins dernières mais admire fort la morale chrétienne – sa meilleure partie – qu’il tient pour la suite (certes gauchie) des morales antiques. Ainsi de la pauvreté.

Diogène a vanté le détachement de tous les biens terrestres pour atteindre la liberté de penser. Platon a glorifié la tempérance et la frugalité pour savoir raison garder et son Socrate mouche le trop bel Alcibiade qui lui propose un libertinage qui corromprait sa faculté de cogiter. Jésus, de même, vante les pauvres : ceux en esprit qui auront plus de chance d’accéder au paradis que les chameaux de passer par le chas d’une aiguille parce qu’ils croient sans penser ; ceux en biens qui devront tout lâcher pour suivre la voie du Christ car la foi vaut mieux que les biens matériels.

Camus se met dans la lignée. « Qu’est-ce qu’un homme peut souhaiter de mieux que la pauvreté ? »

Oh, certes, il y a pauvreté et misère, qu’il ne faut pas confondre ! La misère aliène parce qu’elle empêche de penser à autre chose qu’au présent obsédant : manger ou dormir. Camus : « Je n’ai pas dit la misère et non plus le travail sans espoir du prolétaire moderne. »

La pauvreté, au contraire de la misère, libère parce qu’elle exclut le superflu, le luxe, la parade, la course sans fin au toujours plus. Elle ne cherche pas à accumuler les biens matériels inutiles ni à briller par vanité sur le théâtre social. Elle permet de ne pas s’attacher à l’argent ni aux médailles, honneurs et hochets. Camus en fait presque un idéal de vie, frugale mais dense : « Mais je ne vois pas ce qu’on peut désirer de plus que la pauvreté liée à un loisir actif. »

Car être pauvre en biens ne signifie pas être pauvre en esprit – au contraire du message chrétien. Ceux qui suivent le Christ remplissent leur esprit de la foi, ce qui est une façon de quitter le monde pour se laisser submerger par l’au-delà. Mais la frugalité morale n’empêche nullement d’exister dans ce monde-ci en étant libre d’exercer – non un travail, on en trouve peu – mais quelques heures ici ou là, à son gré. Libre de penser à autre chose, de lire, d’écrire, de rencontrer. Notamment de tenir un blog comme « un loisir actif » ou de cultiver son jardin, comme ce retraité en province qui double sa pension en vendant ses légumes.

Pauvreté n’est pas misère et l’expérience prouve qu’on peut bien vivre non de rien mais de peu. Camus, en ce sens, et à la suite des Antiques, en avait l’intuition juste. Gavés de smartphone, de grosses bagnoles et de Rolex, certains l’ont oublié ? Le Coronavirus – venu de Chine arriviste en plein essor économique – nous le rappelle brutalement. L’argent ne fait pas le bonheur, disent à la fois les moralistes romains, Confucius et le Christ. Et ils ont raison.

Il n’y a que les écolos français pour faire de cette vertu une purge en forme de revanche. L’austérité n’est pas la tempérance ; elle est un luxe de nanti déjà pourvu des biens nécessaires. Rouler en vélo, quand on est bobo parisien, ne coûte pas grand-chose ; en revanche, aller travailler en vélo en province s’apparente au biathlon. Si accumuler est un vice, une névrose compulsive, faire de nécessité vertu est un renoncement : vanter la misère sociale constatée comme une pauvreté de tous dans l’avenir en vilipendant les voyages en avion, les automobiles, le chauffage à plus de 18°, l’Internet et ses serveurs géants, le Tour de France (pourtant en vélo…), les sapins de Noël parce qu’ils sont coupés – rien de cela n’est vertueux. Ce n’est que mépris pour ce qu’on ne peut pas avoir, haire et discipline. C’est se faire mal pour expier ses péchés : le pire du christianisme, d’ailleurs condamné par l’Eglise.

Ni les Romains, ni Confucius ne l’ont prôné, signe que l’écologie en France aujourd’hui est bel et bien une religion qui recycle le pire du vieux christianisme (son millénarisme) – et pas « une science » comme ses adeptes veulent le faire croire. Il faut aller voir ailleurs, dans les pays anglo-saxons ou germaniques pour savoir ce que peut être une harmonie de l’humain et de son milieu, loin des macérations vengeresses des revanchards de la modernité. Relire Camus nous y aide, lui qui a vécu cette harmonie en Méditerranée, qu’il raconte lyriquement dans Noces.

Albert Camus, Carnets 1935-48, Carnet IV, Gallimard Pléiade tome 2, 2006, p.990, €68.00

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Camus décape l’identité nationale

Tout débat est utile en ce qu’il fait ressurgir les non-dits et permet de discuter des angoisses comme des espoirs des uns et des autres. Le débat est l’essence de la démocratie. Mais démocratie dit ‘demos’ (le peuple), pas ‘ethnos’ (la tribu). L’identité nationale n’est pas un gros mot mais un sentiment légitime. C’est une culture, une manière de vivre, une conception du monde, différente des autres sans être fermée. Elle doit se garder des dérapages, à droite comme à gauche : elle était dans le programme commun de Mitterrand en 1981 ; elle a été relancée par Eric Besson sous Nicolas Sarkozy.

C’est aussi une identité nationale que défendent les opposants de Hong-Kong ou de Loukachenko en Biélorussie, et une autre idée de l’Amérique chez les partisans démocrates. Sans cette culture politique, ces traditions, cette façon de voir le monde comme aucun autres, la dictature ou le bon plaisir d’un seul apparaîtraient comme des modalités pratiques utiles en ces temps de Covid et de repli sur soi. Si ce n’est pas le cas, c’est bien qu’il y a autre chose qui transcende l’utilitaire : une certaine idée du pays, une identité particulière.

Nous ne croyons pas que l’identité française doive se dissoudre dans l’Universel comme le revendiquent les méprisants de toutes frontières (« il est interdit d’interdire ») et les relativistes absolus (« internationalistes » faute d’être d’abord quelqu’un). Nous ne croyons pas non plus que l’identité française doive se crisper sur ses zacquis ethniques, religieux, éducatifs ou d’habitudes, comme le revendiquent les xénophobes et les communautaires.

Le 30 octobre 1939, Albert Camus faisait paraître dans Le Soir républicain un délicieusement sarcastique Manifeste du conformisme intégral intitulé « Oui ! Oui ! » (pp. 757-767 Pléiade). Il fustigeait le politiquement correct de son époque et le suivisme du gouvernement – phare de la France, donc du monde (hi ! hi !).

Comme c’est le jeu de tout gouvernement de vouloir qu’on le suive, l’examen des recettes d’avant-guerre éclaire celles d’aujourd’hui. Ces recettes, les voici :

1 – l’heure est grave, rassemblement !

2 – les chefs sont élus démocratiquement, notre système est sain, suivons les chefs.

3 – nous sommes solidaires de notre patrie parce que c’est la nôtre, même dans ses erreurs.

4 – la France a toujours revendiqué être le phare de l’universel, soyons Français pleinement, nous serons ainsi universels.

5 – tant pis pour ceux qui ne nous comprendrons pas.

Signé « Les conformistes conscients et résolus », l’article se termine par cet hymne patriotique, dans le style incorrect de rigueur aux démagogues : « C’est eux tous qui sont et font la France et son gouvernement. Et donc c’est eux tous qui peuvent compter sur nous : nous les croirons, nous leur obéirons, et sous leurs ordres et pour les objectifs qu’ils nous auront assignés et contre les ennemis qu’ils nous auront désignés nous combattrons jusqu’à la mort. » Ces rodomontades sont assez risibles lorsque l’on sait ce qu’il adviendra en juin 1940 de « la première armée du monde » (à pied et à cheval) face aux jeunes nazis (en panzers et automitrailleuses légères).

Quand un gouvernement en est là sur l’identité nationale, le fascisme n’est pas loin ! Ou son équivalent XXIe siècle avec le conflit comme existence psychologique, la xénophobie politicienne pour éviter de s’intéresser aux inégalités sociales, le bouc émissaire diplomatique pour masquer son propre impérialisme économique (Trump et la Chine, Xi et Hong-Kong, les conservateurs britanniques et l’Europe, Poutine et l’hédonisme multiculturel occidental…). Il n’est que d’observer Trump, Erdogan, Bolsonaro, Poutine, Xi, Kim le jeune…

Camus se marre mais la guerre de 39-45 est à sa porte ; nous rigolons mais la suivante est peut-être proche. L’identité nationale existe, elle est dans les têtes. Pas besoin de se boucher le nez en snob qui pose sur les réseaux pour afficher théâtralement son appartenance vaniteuse à « l’identité » (tiens donc !) de la gauche – mais à la mode. Les pires socialistes furent les plus ardents votants des pleins pouvoirs à Pétain en 1940…

Une identité « nationale » n’a rien de figé, elle est vécue, partagée et change – lentement. Nous voyons bien, à l’étranger, l’image que nous donnons en tant que Français – pour le meilleur et pour le pire ; et elle n’est pas la même qu’il y a vingt ans ou quarante ans. La crispation vient des injonctions à disparaître dans le grand métissage migratoire et la mondialisation économique, là où la « sécurité » sociale se dilue dans le nombre croissant des « ayant-droit » venus de partout sans devoir, et où la sécurité de l’emploi ou de la santé se perd dans les « délocalisations » pour cause de bas coûts et de meilleure docilité de main d’œuvre. L’égoïsme économique prévaut et l’identité nationale vient rappeler qu’il n’est pas de « nation » sans intérêts et idéal communs. Cette identité est moins la « race » que la culture, moins la « communauté » (ethnique, tribale, économiste) que le savoir-faire, le pouvoir-faire et les traditions, moins la « religion » que les valeurs communes de spiritualité et de vie ensemble.

Alors qu’approchent les élections (jusqu’ici) démocratiques aux Etats-Unis (novembre 2020), à Hong-Kong (repoussées à 2021 ?), en Allemagne, Norvège, Pays-Bas, Russie (2021), en France, au Brésil, en Australie, Autriche, Suède, Algérie (2022), en Turquie, au Danemark, en Pologne, Espagne, Portugal, Italie, Grèce, Israël (2023), l’identité nationale ne doit pas être laissée aux populistes. Elle doit être réaffirmée sereinement dans son élan – qui tire ses racines du passé mais élève ses branches vers l’avenir.

Albert Camus, Œuvres complètes, tome 1 1931-1944, Gallimard Pléiade 2006, 1584 pages, €72.00

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Camus le généreux

Il y a exactement 60 ans mourait accidentellement Albert Camus, né en 1913. Il avait 46 ans. Michel Gallimard conduisait la Facel Vega 3B qui a dérapé, pneu avant éclaté, avant de s’enfoncer dans un arbre. Sans ceinture de sécurité, le « coup du lapin » a tué net l’écrivain. Philosophe, journaliste, romancier, Albert était né du peuple près de Bône en Algérie et n’a pas connu son père, happé en zouave par l’imbécile guerre de 14. Mais il a, notamment après-guerre, développé une pensée humaniste qui n’a pas été contaminée par le marxisme stalinien comme Sartre. Être libre, observateur indépendant, écrivain du Moi social, Camus reste aujourd’hui un phare, bien plus que le Normalien existentialiste, compagnon de route des dictatures à la mode. Plus que Sartre, il aime les humains ; mieux que lui, il poursuit la tradition occidentale venue des Grecs et tordue par le christianisme. Il est généreux comme la terre qui l’a vu naître, lumineux comme le soleil qui irradiait sa vie, empathique comme la mer qui l’a baigné.

Dans ses Carnets IV, de 1942 à 1945, Albert Camus note au vol les idées qui lui viennent. Il ne les développe pas toujours mais ses intuitions persistent. Ainsi de l’humanisme en psychologie.

« On aide plus un être en lui donnant de lui-même une image favorable qu’en le mettant sans cesse en face de ses défauts. Chaque être normalement s’efforce de ressembler à sa meilleure image. » Tout parent le sait, tout éducateur devrait le savoir (sic !), un enfant et a fortiori un adolescent qui exacerbe en lui les réactions d’enfance, est extrêmement sensible à ce que les autres pensent de lui. Ses référents, parents, adultes et professeurs ; ses pairs pour se comparer ; ses frères et sœurs et tous ceux qui comptent dans sa vie. Un ado est une éponge sensible à tout ce qui renvoie une image de lui. L’exemple qu’on lui donne est le meilleur, l’encouragement pour ce qu’il entreprend une méthode, les félicitations pour ce qu’il accomplit devraient être une exigence.

C’est loin, malheureusement d’être toujours le cas. « Peut s’étendre à la pédagogie, à l’histoire, à la philosophie, à la politique », précise Camus. Sauf que les pédagogues, les historiens, les philosophes et les politiciens ont d’autres chats à fouetter que de rendre hommage à la vertu. Confits en eux-mêmes et occupant une position dominante, ils tentent d’en profiter. Lorsque leur petit moi est fragile, ils adorent écraser les autres, notamment les immatures qu’il est trop facile de prendre en défaut. Combien de profs jouent les fachos ? Combien de parents les caporaux ? Combien d’aînés les petits chefs ?

Mais il y a plus grave. C’est notre civilisation que Camus met en cause. « Nous sommes par exemple le résultat de vingt siècles d’imagerie chrétienne. Depuis 2000 ans, l’homme s’est vu présenter une image humiliée de lui-même. Le résultat est là. » Il est là, en effet : écrasement par les corps constitués, les privilégiés, les riches, les puissants, les sachants imbus, les âgés acariâtres, les aînés physiquement plus forts sans parler des curés pédophiles, les mâles, blancs, bourgeois et croyants en l’une des religions du Livre ! Ni le Juif, ni le Mahométan n’ont mauvaise conscience. Mâles ils sont, érudits s’ils le peuvent, ils n’ont pas honte d’être hommes. Mais le Chrétien ? Certes, les femmes y sont peut-être mieux traitées par l’idéologie (depuis peu), mais l’être humain reste quand même réduit au péché originel, fils déchu qui doit mériter la grâce de son Père, redevable d’avoir vu crucifier comme esclave le Fils venu les racheter…

Comment peut-on glorifier un esclave souffrant nu sur un instrument de torture pour en faire une religion, s’interrogeaient les antiques ? En effet, au lieu d’encourager les vertus humaines, comme le bouddhisme le fait ; au lieu d’appeler au meilleur en chacun, comme le zen le tente ; au lieu de prôner une élévation spirituelle en ce monde – et pas dans l’autre – le christianisme a écrasé l’homme, l’a humilié, l’a rendu pourriture vouée à l’enfer éternel – s’il ne rendait pas hommage ni ne faisait allégeance complète et inconditionnelle au Père. Le christianisme, peut-être pas le Jésus des Évangiles, mais le texte (déjà idéologiquement sélectionné) est submergé depuis deux mille ans par la glose d’Église. Albert Camus ne croyait pas en Dieu mais en quelque chose de supérieur à l’Homme : la vie – absurde mais désirable par seule énergie intérieure qui permet la révolte, sans que jamais la fin ne justifie les moyens. Il avait la grâce.

« Qui peut dire en tout cas ce que nous serions si ces vingt siècles avaient vu persévérer l’idéal antique avec sa belle figure humaine ? », s’interroge Camus. En effet, qui ?

Albert Camus, Carnets 1935-48, Gallimard Pléiade tome 2, 2006, p.941, €68.00

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Henry de Montherlant vu par Albert Camus

Camus disait de Montherlant, dans un compte-rendu de livre paru le 5 février 1939 dans le journal Alger républicain : « Montherlant est un des trois ou quatre grands écrivains français qui propose un système de vie, ce qui ne paraîtra ridicule qu’aux impuissants, et qui dispose d’une échelle de valeurs personnelle » (Pléiade, p.817).

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Certes, Henry de Montherlant porte particule et a été élevé chez les Frères, ce qui le fait mépriser automatiquement par ceux qui n’ont pas eu ce destin. Certes, la moitié des lecteurs (qui sont des lectrices) ne digèrent guère Les Jeunes Filles faute de l’avoir bien lu, alors qu’elles admettent fort bien la Bovary de Flaubert ou la Femme de trente ans de Balzac. Certes, Montherlant était porté sur l’extrême jeunesse, mais pas plus que Gide, Tournier ou Polanski. Les intellos se sont mobilisés pourtant pour ce dernier et ont mis au programme des collèges le second.

C’est qu’ils distinguent, à raison, l’œuvre de la personne. Camus : « Il y a des gens qui veulent pouvoir résumer un écrivain en une formule. Or un grand écrivain ne se résume pas et ne s’exprime jamais tout entier. Celui qui se met totalement dans un premier roman, on peut être sûr qu’il n’a pas grand chose à dire. » Le théâtre de Montherlant reste classique, les essais de Montherlant d’actualité. Il n’y a guère que ses romans qui aient vieillis.

Pourquoi ne pas redécouvrir Montherlant dans Les Olympiques, cet hymne au sport dans son côté fraternel et humain ? Par exemple : ‘Les coureurs de relais’.

« Tous quatre lancés comme une seule arme, comme une seule bête, comme une seule barque,

Le plus grand à la poupe et le plus petit qui est en avant,

Et moi engrené au milieu, moi organe de ce corps vivant,

Et tous portant les mêmes couleurs, et tous marqués de la même marque,

Et tellement dans le couloir l’un de l’autre que nous sommes trois qui ne sentons pas le vent,

Nous entrons à petites foulées piaffantes en nous tenant par les épaules.

Quatre et nous sommes un seul. La parfaite solidarité.

Un grand accord humain, si juste qu’il donne envie de chanter.

Chacun de nous sur le corps des trois autres exerce un droit de contrôle.

Sur mes mollets, parce qu’ils sont tiens, je te reconnais un droit.

Tes muscles, tes nerfs, ta tête, cela me regarde parce qu’ils sont à moi.

Si tu coupes le fil d’émeraude, ce sont quatre qui gagnent pas un.

Estime égale pour le moins vite et pour celui qui va le mieux.

Allons, prenons nos postes. Au revoir, petit vieux ! au revoir, petit vieux !

Vents, ne soufflez pas de face quand il sera dans la ligne d’arrivée.

Je les vois, isolés, perdus, sur trois points cardinaux du terrain.

J’ai peur pour eux et non pour moi. C’est pour eux que je suis éprouvé.

Comme ils sont à part de tous les autres et tellement plus ! comme ils sont miens !

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…………….

Régulier. Ce n’était pas pour nous. Mais on a fait tout ce qu’on a pu.

Personne n’a dit à Girardot que c’est à cause de lui qu’on a été battus.

Et le bon honneur est assis dans les poitrines, et l’âme est bonne comme le pain chaud et frais.

Ô maître de ma pensée, je prends votre suite comme dans le relais.

Je pars du point où vous arrivez, avec l’avance que vous m’avez gagnée.

Nous n’avons pas couru côte à côte, nous n’avons pas fait ensemble le chemin,

Pas connu la douceur de pouvoir dire : « Nous aurons une seule et même foulée ».

Je vous ai ravi la flamme et j’ai fui. C’est à peine si j’ai vu vos traits.

Et l’enfant qui m’attend plein de fièvre au terme où finira mon relais,

A l’heure de l’arrachement suprême, quand j’aurais tant besoin de bras humains,

A son tour me ravira ce que j’apporte et fuira sans que j’aie senti sa main. »

La joie libre du sport, la conscience égale d’avoir fait ce qu’on a pu, la fraternité du collectif. Ce sont des valeurs d’Albert Camus, puisées chez Henry de Montherlant.

Valeurs bien oubliées aujourd’hui, semble-t-il. Et pourtant, elles contiennent liberté, égalité, fraternité – non ?

Albert Camus, Œuvres complètes tome 1, Pléiade Gallimard 2006, €71.00

Henry de Montherlant, Les Olympiques, Livre de poche 1969, €3.00

Henry de Montherlant, Essais, Gallimard Pléiade, 1963, 1648 pages, €62.00 

Henry de Montherlant, Théâtre, Gallimard Pléiade 1955, 1472 pages, €49.50

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Albert Camus extrémiste de la mesure

albert camus l homme revolte folio

Ni yogi, ni commissaire, refusant à la fois l’indifférence individualiste et la contrainte d’État, Albert Camus définit la condition humaine comme une tension permanente. Nous ne vivons pas dans un monde de dieux, le parfait ne saurait exister, le Bien en soi est inaccessible. Nous sommes humains, trop humains et devons faire avec. C’est cela, l’extrémisme de la mesure – cet oxymore.

Dans L’Homme révolté, en sa cinquième et dernière partie intitulée, en hommage à Nietzsche, La pensée de midi, Camus récuse ceux qu’il appelle « les tortionnaires humanistes », ceux qui veulent faire le bien des autres malgré eux, qui vous imposent leurs normes, leur morale, leurs conduite – et qui vous dénoncent à l’inquisition d’église, d’État ou des médias si vous n’êtes pas comme eux. « La révolte n’est-elle pas devenue (…) l’alibi de nouveaux tyrans ? » s’interroge Camus. Le conformisme du rebelle ne s’impose-t-il pas comme nouvelle règle pour être bien vu ?

La révolte est un mouvement de liberté des êtres doués de vie. Mais si le rebelle se rend libre par sa révolte contre l’ordre établi injuste, il risque d’aller trop loin – au détriment de la justice qu’il exige. Ce pourquoi les révolutions dévorent leurs enfants, ne s’arrêtant que lorsqu’une nouvelle caste de maîtres impose sa force. « Le nihiliste confond dans la même rage créateur et créatures » ; au bout d’un temps, la réaction de la société va vers l’ordre, car nulle société ne peut vivre longtemps sans paix pour élever les enfants. Et voilà les révoltés bien avancés, sommés de rentrer dans le rang ou de feindre la révolution permanente pour rester dans la ligne. Leur liberté n’est plus, ils sont esclaves du nouveau tyran ; leur justice n’est pas, puisqu’ils n’ont fait que renverser l’ordre établi pour en établir un autre.

A l’inverse de cette attitude adolescente, montre Camus, « la complicité et la communication découvertes par la révolte ne peuvent se vivre que dans le libre dialogue, tout révolté, par le seul mouvement qui le dresse face à l’oppresseur, plaide donc pour la vie, s’engage à lutter contre la servitude, le mensonge et la terreur, et affirme, le temps d’un éclair, que ces trois fléaux font régner le silence entre les hommes. » La révolte fait le procès de la liberté totale, celle de tuer : elle est incompatible avec les raisons mêmes de se révolter, qui sont l’exigence de justice pour tous les hommes. Est-ce leur faire droit que de les tuer, de les nier en tant qu’humains comme les autres ? Ce pourquoi Camus est resté résolument contre la peine de mort, même pour les grands criminels et tyrans. « Le révolté veut qu’il soit reconnu que la liberté a ses limites partout où se trouve un être humain, la limite étant précisément la capacité de révolte de cet être. »

Ni la liberté, ni la justice, ne sont absolues : seul le sens des limites est absolu. « Le révolté exige sans doute une certaine liberté pour lui-même ; mais en aucun cas, s’il est conséquent, le droit de détruire l’être et la liberté de l’autre. Il n’humilie personne. » Il faut savoir se restreindre pour rester libre, canaliser ses instincts, maîtriser ses passions, juger en raison. « Sa seule vertu sera, plongé dans les ténèbres, de ne pas céder à leur vertige obscur. » Est-ce facile ? Non. Est-ce pour cela qu’il faut évacuer la question ? Non.

« S’il y a révolte, c’est que le mensonge, l’injustice et la violence font, en partie, la condition du révolté. Il ne peut donc prétendre absolument à ne point tuer ni mentir sans renoncer à sa révolte, et accepter une fois pour toutes le meurtre et le mal. Mais il ne peut non plus accepter de tuer et de mentir, puisque le mouvement inverse qui légitimerait meurtre et violence détruirait aussi les raisons de son insurrection. » Si la liberté absolue revient au droit du plus fort, la justice absolue veut la suppression de toute contradiction – c’est entre ces deux pôles que se situe la mesure. Ni perpétuer l’injustice par la domination totale des puissants, ni détruire la liberté par le nivellement absolu. L’être humain est imparfait et sa philosophie doit être celle des limites. L’être humain adulte, pas l’adolescent qui ne connaît rien des limites et les teste, jusqu’à ce qu’il les trouve.

albert camus 1961

Ce sont les pensées nihilistes, selon Camus, qui sont hors limites. « Rien ne les arrêtent plus dans leurs conséquences et elles justifient alors la destruction totale ou la conquête infinie. » La société industrielle, issue des révolutions des Lumières, infantilise les hommes ; elle a tendance, par sa complexité et par son exigence de responsabilité personnelle, à rendre l’adolescence plus longue. Et ce sont les adolescents qui constituent l’essentiel des mouvements révolutionnaires, anarchistes, nihilistes. Aux humains adultes, hommes et femmes, de rappeler les limites d’une vie en société, cette fameuse « fraternité » de la trinité républicaine : liberté, égalité, fraternité. Ni le droit de tout faire, ni la négation de toutes différences – seule la fraternité unit la tension permanente entre exigence de liberté et d’égalité.

Mais les religions aussi sont nihilistes, y compris les religions laïques comme le communisme ou le droit-de-l’hommisme : elles nient tout ce qui n’est pas en elles, elles récusent tout ce qui est contraire à leur dogme, elles massacrent avec plaisir et bonne conscience tous les mécréants – ceux qui ne croient pas comme eux. Le christianisme sous l’Inquisition, le catholicisme à la saint Barthélémy, le marxisme sous Lénine, Staline et Trotski, le maoïsme sous le règne de l’Instituteur promu, le castrisme sous la férule de l’ex-séminariste, le polpotisme sous les Khmers rouges, l’islamisme sous les Chiites d’Iran ou de Syrie et les Sunnites d’Arabie Saoudite ou d’Afghanistan – et même le politiquement correct qui tue médiatiquement dans nos sociétés si policées…

Toute pensée et toute action qui dépasse un certain point se nie elle-même. Telle est la dialectique de la révolte : « En même temps qu’elle suggère une nature commune des hommes, la révolte porte au jour la mesure et la limite qui sont au principe de cette nature. » Tout ce qui est réel n’est pas rationnel et ce tout qui est rationnel n’est pas réel. C’est dans cette ombre d’incertitude et de probable que se situe la mesure. Et Camus en fait une norme de conduite, un extrémisme anti-extrême.

En politique, pour la vie de la cité, Albert Camus distingue ceux qui veulent faire le bien des gens malgré eux et ceux qui s’unissent pour faire le bien ensemble. « Le syndicalisme, comme la commune, est la négation, au profit du réel, du centralisme bureaucratique et abstrait. » Ni la gauche jacobine, ni la gauche collectiviste, ne sont libératrices – comme le dit si bien Jacques Julliard. Seule la gauche libertaire et la droite libérale libèrent : parce que tous deux mettent la mesure au centre de la politique et la justice en balance avec la liberté.

Les oppositions pointées par Albert Camus éclairent son propos :

  • L’idéologie allemande vs l’esprit méditerranéen,
  • Le romantisme adolescent vs la maturité virile,
  • L’État vs la Commune,
  • La société absolutiste vs la société concrète,
  • La tyrannie rationnelle vs la liberté réfléchie,
  • La colonisation des masses vs l’individualisme altruiste,
  • Minuit vs midi.

Camus était libéral, de gauche mais épris de liberté, ce qu’on appelle un libertaire – bien que mai-68 ait galvaudé ce terme en le réduisant à l’hédonisme médiatique, content de soi et parfaitement bourgeois. Camus a encore des choses à nous apprendre sur notre temps.

Albert Camus, L’Homme révolté, 1951, Gallimard Folio essais, 240 pages, €7.41

Albert Camus, Œuvres complètes tome 3, Gallimard Pléiade 2008, édition Raymond Gay-Crosier, 1504 pages, €66.50

L’homme révolté de Camus sur ce blog

Les autres œuvres de Camus chroniquées sur ce blog

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Albert Camus était libéral et surtout pas socialiste

L’habitude ancrée de la gauche aujourd’hui est d’appeler « libéral » tout ce qu’elle appelait hier « fasciste ». Cette manie est dénoncée par Camus dans la propagande stalinienne. On voit donc d’où vient la ‘bonne conscience’ de gauche d’aujourd’hui : du tyran moustachu. En 1952, Albert Camus ironise sur les ‘Cahiers du communisme’ où un certain Georges Cogniot (fort heureusement oublié) le qualifiait de fasciste. Comme ça, sans raison objective autre que celle qu’il n’était pas compagnon de route de son clan et de la prophétie marxiste.

Albert Camus theatre

« C’est qu’il ne s’agit pas de ce que je suis mais de ce que, selon la doctrine et la tactique, il faut que je sois. Selon la doctrine, il faut qu’un libéral aujourd’hui soit fasciste. (…) Ce qui oblige ou bien à respecter les vrais libéraux ou bien à faire admettre qu’en réalité un libéral est l’ennemi de toutes les libertés. Le mieux, selon la tactique, n’est pas de le démontrer, ce qui serait difficile, mais de le dire et de le répéter autant de fois qu’il le faudra. La tactique se donne en somme pour but de remplir les mots mécaniquement d’un contenu opposé à celui qu’ils détenaient jusque là. Le libéralisme, c’est le fascisme, le parti unique c’est la liberté, la vérité c’est le mensonge, les généraux sont pacifistes » (Le dialogue et le vocabulaire, p.1103). La vérité c’est le mensonge est du pur Orwell type 1984. Qui veut noyer son chien l’accuse de la rage ; qui veut exterminer un groupe humain le traite de sous-homme. Ainsi font les socialistes réels.

Ceux d’aujourd’hui, surtout version révolution à la Mélenchon, ont les mêmes réflexes staliniens que dénonçait Camus. Il est de bon ton chez les intellos de dire tout le mal qu’on peut du « libéralisme » – sans savoir ce que recouvre le mot. C’est confondre économie et politique, confondre la finance Folamour avec l’économie réelle. Le soi-disant « libéralisme » est le bouc émissaire commode de tout ce que la gauche n’a jamais su réaliser elle-même : l’encouragement à l’innovation et à la production par des libertés assurées. La gauche se veut l’étalon du Bien (Dominique Strauss-Kahn prenait d’ailleurs ça au premier degré) :

  • Tout ce qui n’est pas concédé par la doctrine ne saurait être une liberté.
  • Tout ce qui n’est pas réalisé par le parti quand il est au pouvoir ne saurait être une liberté.
  • Tout ce qui n’est pas goûté et approuvé par les doctrinaires du politburo ne saurait se qualifier de liberté…

Ce pourquoi Camus n’était surtout pas socialiste mais bel et bien libéral.

Il le déclare expressément en 1951 : « Bien que je ne sois pas réellement socialiste, ma sympathie allant aux formes libertaires du syndicalisme, j’ai souhaité que les travaillistes fussent vainqueurs de ces élections. » Le travaillisme n’est pas le socialisme, mais un parti de trade-union, non dogmatique, social-démocrate – tout ce que la gauche morale, toute parée de vertu tyrannique, appelle social-traître. Tout ce que Hollande a honte de revendiquer aujourd’hui, tout en essayant maladroitement de faire de la sociale-démocratie quand même – sous les huées de 40% du PS et de 110% du PDG Mélenchon.

Camus : « Je m’intéresse au travaillisme comme à l’exemple d’un socialisme sans philosophie, ou presque. Depuis un siècle, le socialisme européen a fait passer la philosophie de ses chefs avant les intérêts concrets de ses troupes ouvrières. Comme cette philosophie, efficace dans son aspect critique, est irréelle dans sa partie positive, elle s’est constamment heurtée aux réalités et les socialistes du continent n’ont eu d’autre choix que l’opportunisme qui sanctionne leur échec, ou la terreur, dont le but profond est de faire plier la réalité humaine et économique à des principes qui ne lui conviennent pas. » Belle analyse du Parti socialiste français depuis 1981 ! Il ne produit quasiment que des arrivistes à la Fabius, des sectaires à la Chevènement ou Aubry ou des opportunistes à la Jospin-Hollande. Faisons exception pour Pierre Mauroy, Michel Rocard, Jacques Delors et quelques autres – mais si rares…

Fabius le suffisant que Mitterrand l’habile a mis au pied du mur en 1983 (voir la note ‘le tournant de la rigueur’), a préféré sa carrière à ses idées tout en affichant le contraire, il a fait de même pour le Rainbow Warrior (« Moi, Premier ministre, je n’étais pas au courant… »), puis sur le sang contaminé (« responsable mais pas coupable »), enfin sur le vote européen en 2005 où il est allé volontairement contre la discipline de son parti – ce pourquoi nous ne pouvons pas respecter Monsieur Fabius.

Jospin a bien commencé ses cinq années de Premier ministre mais sans vision pour la France, il s’est laissé circonvenir par les démagogues électoralistes du dépenser « toujours plus » au profit des « toujours plus exclus ».

Seul Jacques Delors a eu un projet pour l’Europe, mais il a été trop humble pour l’imposer à la bronca du parti et s’est retiré sur la pointe des pieds.

Camus poursuit le raisonnement : « Il me semble, au contraire, que le travaillisme anglais, comme le socialisme scandinave, est resté à peu près fidèle à ses origines, quoique parfois contaminé par l’opportunisme, et qu’il est arrivé à réaliser, un peu à tâtons, un minimum de justice dans un maximum de liberté politique » (Conférence faite en Angleterre, 1951, p.1097). Mais cela fait combien de dizaines d’années que certains socialistes vont chercher des idées outre-Manche ou dans le nord, sans jamais les voir considérées par les dogmatiques du Parti ?

Je me souviens de Jean-Michel Belorgey, à l’époque chargé de conférences à Science Po, qui nous parlait de l’ombudsman scandinave et des droits du Parlement : combien d’années a-t-il fallu au PS pour accepter l’idée d’un Médiateur ? Et combien de palinodies pour éviter – au dernier moment – de voter des droits parlementaires nouveaux déjà suggérés par le socialiste Chandernagor à la fin des années 1970 – tout ça parce que c’était Nicolas Sarkozy qui les proposait ?

Je me souviens aussi de Jean-Pierre Cot, professeur à Paris 1 : nommé ministre de la Coopération en juin 1981 a-t-il tenu longtemps pour avoir dénoncé la Françafrique ? Remplacé par l’affairiste socialiste Christian Nucci, pris la main dans le sac du Carrefour du développement… puis amnistié par ses copains de parti. Combien de dizaines d’années au PS pour avouer que Jean-Pierre Cot avait raison, après l’avoir viré du ministère deux mois après sa nomination ? Trois dizaines d’années ? Une génération ?

Albert Camus Manifeste conformiste

Camus l’avait bien vu, une liberté donnée par un adversaire ne saurait être une liberté pour les doctrinaires. Lorsque Tony Blair a créé une Troisième voie, ce n’était qu’ironie chez les tenants du Dogme intangible de l’État-patron. Même chose il y a peu avec Thomas Picketty et sa proposition de retraites à points à la scandinave : silence à peine poli au PS !

Parce que le Parti socialiste, malgré ses dénégations outrées, n’a toujours pas effectué son Bad Godesberg comme le parti social-démocrate allemand en 1958. Tout un courant (Laurent Fabius, Henri Emmanuelli, Benoit Hamon, Arnaud Montebourg, Jean-Luc Mélenchon pour faire court) reste arc bouté aux vieilles lunes lues dans Marx avec les lunettes de Lénine, alors que le monde a changé et – qu’en bonne dialectique scientifique – toute modification de l’infrastructure devrait retentir sur la superstructure. Mais non, le Dogme est le fonds de commerce de certains ego. Ils ont besoin d’une religion laïque pour faire de la politique, sans égard ni pour la réalité des choses ni pour les désirs des gens. Ils imaginent une société idéale fixe et veulent faire coller le présent à cet abstraction – toujours repoussée dans l’avenir. Ce pourquoi le peuple divorce de ces « élites ». Et que ces mêmes élites (ou qui se croient telles) se cherchent un nouveau peuple à leur mesure chez les immigrés, les gays & lesbiens, les minorités.

Le monde est tragique, pas téléologique ; tissé de bien et de mal, pas formatable selon l’idéal en chambre. Camus : « L’homme d’aujourd’hui qui crie sa révolte en sachant que cette révolte a des limites, qui exige la liberté et subit la nécessité, cet homme contradictoire, déchiré, désormais conscient de l’ambiguïté de l’homme et de son histoire, cet homme est l’homme tragique par excellence » (Sur l’avenir de la tragédie, 1955, p.1119).

Ceux qui réussissent en politique ont la conscience aiguë de la réalité tragique – où toute chose a son revers : de Gaulle, Mitterrand, Obama. Hollande l’a-t-il ?

Tout bien a pour contrepartie un mal, toute liberté une contrainte – il faut naviguer au mieux entre les deux. Lucides, ceux qui reconnaissent le tragique n’en ont pas moins pour moteur la volonté et pour guide les conséquences. Ils suivent l’éthique de responsabilité et non l’éthique de conviction. L’inverse du « responsable mais pas coupable » de l’angélique Machiavel des antichambres qui n’a pour méthode que le mensonge au nom du Bien pour garder son pouvoir.

Quand donc les lucides vont-il s’imposer au vieux cadavre du socialisme à la française ?

Albert Camus, Œuvres complètes tome 3, Pléiade Gallimard, édition 2008 par Raymond Gay-Crosier.

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Albert Camus et la légitimité des élus

Tout débat est utile en ce qu’il fait ressurgir les non-dits et les permet de discuter des angoisses comme des espoirs des uns et des autres. Le débat est l’essence de la démocratie. Mais ‘démocratie’ dit ‘demos’ (le peuple), pas ‘ethnos’ (la tribu), ni ‘technos’ (la technique et ceux qui en usent). Nous ne croyons pas que la démocratie française doive se dissoudre dans le gouvernement élu, comme le revendiquent les partisans et les légitimistes (de quelque légitimité qu’ils se revendiquent). La démocratie est chose vivante qui exige le débat à tous les niveaux (et ils sont nombreux). Le président n’est élu que pour 5 ans, pas roi à vie ; les députés ont un mandat révocable en fonction des projets de leur parti. Il est donc légitime de contester dès après l’élection tous ceux que nous avons consentis à voir gouverner pour un temps.

Ce qui ne veut pas dire que la rue, ou les syndicats, ou les opposants, ou les experts non technocrates d’État, aient raison plutôt que les élus provisoires et les énarques à vie, mais tous participent du débat sans lequel il ne saurait y avoir « politique » – discussion sur les affaires de la cité.

Le 30 octobre 1939, Albert Camus faisait paraître dans Le Soir républicain un délicieusement sarcastique Manifeste du conformisme intégral intitulé « Oui ! Oui ! ». Il fustigeait le politiquement correct d’époque et le suivisme du gouvernement – phare de la France, donc du monde. Comme c’est le jeu de tout gouvernement de vouloir qu’on le suive, l’examen des recettes d’avant-guerre éclaire celles d’aujourd’hui.

manif willy ronis

Ces recettes, les voici :

1 – l’heure est grave, rassemblement !

2 – les chefs sont élus démocratiquement, notre système est sain, suivons les chefs.

3 – nous sommes solidaires de notre patrie parce que c’est la nôtre, même dans ses erreurs.

4 – la France a toujours revendiqué être le phare de l’universel, soyons Français pleinement, nous serons ainsi universels.

5 – tant pis pour ceux qui ne nous comprendrons pas.

Signé « Les conformistes conscients et résolus », l’article se termine par cet hymne patriotique, dans le style incorrect de rigueur aux démagogues : « C’est eux tous qui sont et font la France et son gouvernement. Et donc c’est eux tous qui peuvent compter sur nous : nous les croirons, nous leur obéirons, et sous leurs ordres et pour les objectifs qu’ils nous auront assignés et contre les ennemis qu’ils nous auront désignés nous combattrons jusqu’à la mort. » N’est-ce pas un peu cela que tout gouvernement nous réclame en France ? Un chèque en blanc « une fois élu » ?

Un peu moins Hollande, reconnaissons-le, et beaucoup Mélenchon ou Marine, si d’aventure ils « parvenaient » au pouvoir. « Heureux pays que le nôtre, écrit Camus, qui est toujours égal à sa mission, certain de ne pas se tromper en suivant aux jours de danger les chefs qu’il s’est donnés ! » J’veux voir qu’une tête, scrogneugneu !

Salut public, patrie en danger, citoyens en armes mobilisés : « Pas d’activités autonomes des partis, pas d’activités autonomes d’organisations séparées (syndicales, culturelles, ouvrières, patronales, ethniques, confessionnelles) qui puissent fomenter des opinions… » La vérité est Une, seuls les technocrates d’État en sont détenteurs car ils sont 1/ fonctionnaires donc neutres, 2/ recrutés sur concours après les « grandes » écoles donc plus compétents que tout le monde, 3/ éventuellement élus donc admis à faire le bien des gens malgré les gens. Admirez les « donc », conjonction du « tu dois », qui oblige à voir une conséquence alors qu’il est parfaitement légitime de l’interroger. Circulez, y a rien à voir ! L’État s’occupe de tout – mais il faut le temps (l’avenir radieux, la stabilisation du chômage, « dompter la finance », l’égalité fiscale – tout ça est toujours pour demain).

Mais oui, Camus est libéral et surtout pas socialiste tendance « réel », détenteur de la Voie unique et scientifique pour faire le Bien de l’homme malgré lui.

Oh, je sais ! :

  • Comme il existe toujours des imbéciles qui préfèrent leurs préjugés à tout ce qui peut venir les remettre en cause.
  • Comme il existe des imbéciles qui croient faux que l’homme soit allé sur la lune et que les islamistes aient percuté les tours du WTC – donc qui ne croient jamais ce qu’on leur dit.
  • Comme il existe des imbéciles pour croire au Complot (juif financier pétrolier américain mondial « naturellement » antiarabe et tout ce que vous voudrez) – donc qui ne sauraient vous croire sur parole.
  • Comme de tels imbéciles ont déjà commenté sur mon blog, notamment sur le thème du chômage.

Pour toutes ces raisons, je m’empresse de publier une pleine page photographiée de ce Manifeste de Camus.

Albert Camus Manifeste conformiste

Nota bene : « imbécile » n’est ni une tare ethnique ni une difformité congénitale. Le terme ne vise pas à stigmatiser tous ceux qui ne pensent pas comme moi. C’est justement l’exercice de « penser » qui manque. Imbécile vient du latin ‘faible’ et désigne celui qui n’utilise pas son esprit, n’use pas de son intelligence, ne sollicite pas son bon sens. Le Complot, c’est comme le Destin ou le Dieu : on n’y peut rien – il dispense de réfléchir.

Les lecteurs sérieux se reporteront aux Œuvres complètes d’Albert Camus, tome 1 1931-1944, publiées dans la Pléiade, Gallimard 2006, aux pages 757-767, €67.45

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Albert Camus contre l’humiliation

Dans ses Carnets IV, de 1942 à 1945, Albert Camus note au vol les idées qui lui viennent. Il ne les développe pas toujours mais ses intuitions persistent. Ainsi de l’humanisme en psychologie.

Albert Camus chez Gallimard

« On aide plus un être en lui donnant de lui-même une image favorable qu’en le mettant sans cesse en face de ses défauts. Chaque être normalement s’efforce de ressembler à sa meilleure image. » Tout parent le sait, tout éducateur devrait le savoir (hum !), un enfant et a fortiori un adolescent qui exacerbe en lui les réactions d’enfance, est extrêmement sensible à ce que les autres pensent de lui. Ses référents, parents, adultes et professeurs ; ses pairs pour se comparer ; ses frères et sœurs et tous ceux qui comptent dans sa vie. Un ado est une éponge sensible à tout ce qui renvoie une image de lui. L’exemple qu’on lui donne est le meilleur, l’encouragement pour ce qu’il entreprend, une méthode, les félicitations pour ce qu’il accomplit devrait être une exigence.

C’est loin, malheureusement d’être toujours le cas – notamment dans l’éducation dite « nationale » qu’on pourrait nommer plus proprement « bureaucratique ». « Peut s’étendre à la pédagogie, à l’histoire, à la philosophie, à la politique », précise Camus. Sauf que les pédagogues, les historiens, les philosophes et les politiciens ont d’autres chats à fouetter que de rendre hommage à la vertu. Confits en eux-mêmes et occupant une position dominante, ils tentent d’en profiter. Lorsque leur petit moi est fragile, ils adorent écraser les autres, notamment les immatures qu’il est trop facile de prendre en défaut. Combien de profs jouent les fachos ? Combien de parents les caporaux ? Combien d’aînés les petits chefs ?

Mais il y a plus grave. C’est toute une civilisation que Camus met en cause. « Nous sommes par exemple le résultat de vingt siècles d’imagerie chrétienne. Depuis 2000 ans, l’homme s’est vu présenter une image humiliée de lui-même. Le résultat est là. » Il est là, en effet, l’écrasement par les corps constitués, les privilégiés, les riches, les puissants, les savants imbus, les âgés acariâtres, les aînés physiquement plus forts, les mâles, blancs, bourgeois et croyants en l’une des religions du Livre ! Ni le Juif, ni le Mahométan n’ont mauvaise conscience. Mâles ils sont, érudits s’ils le peuvent, ils n’ont pas honte d’être hommes. Mais le Chrétien ? Certes, les femmes y sont peut-être mieux traitées par l’idéologie (depuis peu), mais l’être humain reste quand même réduit au péché originel, fils déchu qui doit mériter la grâce de son Père, redevable d’avoir vu crucifier comme esclave le Fils venu les racheter…

gamin ligote torse nu

Comment peut-on glorifier un esclave souffrant sur un instrument de torture pour en faire une religion, s’interrogeaient les antiques ? Au lieu d’encourager les vertus humaines, comme le bouddhisme le fait ; au lieu d’appeler au meilleur en chacun, comme le zen le tente ; au lieu de prôner une élévation spirituelle en ce monde – et pas dans l’autre – le christianisme a écrasé l’homme, l’a humilié, l’a rendu pourriture vouée à l’enfer éternel s’il ne rendait pas hommage ni ne faisait allégeance complète et inconditionnelle. Le christianisme, pas le Jésus des Évangiles, mais le texte est submergé par la glose d’église.

« Qui peut dire en tout cas ce que nous serions si ces vingt siècles avaient vu persévérer l’idéal antique avec sa belle figure humaine ? », s’interroge Camus. En effet, qui ? On ne refait pas l’histoire ; peut-être peut-on tenter de se refaire soi-même, c’est déjà ça.

Albert Camus, Carnets 1935-48, Œuvres tome 2, Gallimard Pléiade, 2006, p.941, €62.70

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Albert Camus et la culture

 Camus Pleiade 3

Albert Camus se faisait une conception classique de la culture. Tout vagissement humain n’était pas pour lui comme pour certains « culture », mais seulement ce qui parle à l’humanité. Ce pourquoi il avait vu le déclin inévitable d’une certaine presse, celle qui flatte les bas instincts égoïstes au lieu d’élever les esprits citoyens. Aujourd’hui, la « presse » est décatie, tuée par les grèves à répétition du syndicat du Livre, de la Poste et des salariés distributeurs. Tuée aussi parce qu’elle n’a pas su s’adapter au public et ressasse toujours les mêmes leçons, données en cercle restreint par ceux qui se piquent d’être les phares de la pensée.

Les médias sont des amuseurs, faits pour vendre de la soupe commerciale une fois attirée l’attention. Patrick Le Lay l’a parfaitement dit pour TF1. Où l’on retrouve Camus : « A une ou deux exceptions près, le ricanement, la gouaille et le scandale forment le fond de notre presse. A la place de nos directeurs de journaux, je ne m’en féliciterais pas. Tout ce qui dégrade la culture raccourcit les chemins qui mènent à la servitude. Une société qui supporte d’être distraite par une presse déshonorée et par un millier d’amuseurs cyniques, décorés du nom d’artistes, court à l’esclavage malgré les protestations de ceux-là même qui courent à sa dégradation. » C’était hier faire le lit du fascisme, puis des injonctions communistes ; c’est aujourd’hui faire le lit de la marchandise, de la caste hors-la-loi et du tout-fric. Rien n’a plus d’importance si tout se vend au plus offrant. Les « artistes » amuseurs seraient bien plus crédibles s’ils vivaient à la cloche de bois, comme aux temps de Lautrec. Hélas ! Ils sont grassement payés pour accuser le règne de l’argent.

Même les intellos ou les économistes-professeurs, qui se parent de vertu d’autant plus qu’ils sont souvent payés par l’État, adorent le veau d’or. Camus : « Le mal n’est pas que les intellectuels se refusent au journalisme. C’est qu’ils s’y ruent et écrivent n’importe quoi pour de l’argent ou, ce qui est moins pardonnable, pour la notoriété. (…) Mais il faut plaire, paraît-il, et pour, plaire se coucher. » (Une des plus belles professions…) – c’est lui qui titre.

Se montrer, c’est déjà se vendre. Et les péripatéticiennes qui hantent les trottoirs ne sont pas moins dignes que les intello-médiatiques qui se poussent des coudes pour apparaître sur les plateaux télé. Albert Camus : « Pour la culture, la corruption et la dérision font leur œuvre. La société marchande couvre d’or et de privilèges les amuseurs décorés du nom d’artistes et les pousse à toutes les concessions. Dès qu’ils acceptent ces concessions, les voilà liés à leurs privilèges, indifférents et hostiles à la justice, et séparés des travailleurs. » (La littérature et le travail, lettre au rédac chef d’une revue ouvrière).

Et tous ces donneurs de leçons parlent « d’indépendance », « d’esprit critique », contre « l’État-spectacle »… C’est à mourir de rire.

Albert Camus, Articles, préfaces, conférences (1949-1956), Œuvres complètes tome 3, Pléiade 2008, pp. 879 et 932.

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Albert Camus, L’état de siège

 Albert Camus L etat de siege

L’état de siège’ est un spectacle théâtral en trois parties écrit par Albert Camus sur une mise en scène de Jean-Luis Barrault en 1948. Il reprend le thème de La Peste mais le situe à Cadix en Espagne, avec des personnages différents. La peste est l’allégorie de la mort vivante : bureaucratie, tyrannie, méchanceté. L’État installé, l’État qui siège, l’État qui vous assiège. « La vie vaut la mort », dit Nada, ivrogne cynique qui ressemble à Diogène et dont le nom signifie ‘Rien’. « L’homme est du bois dont on fait les bûchers. »

L’ordre n’est pas la vie ; la vie est liberté, donc mouvement. Révolte et non révolution, car la révolution détruit un ordre pour en construire un pire tandis que la révolte est état d’esprit et non état de siège. « Du moment que vous avez fait vos trois repas, travaillé vos huit heures et entretenu vos deux femmes, vous croyez que tout est dans l’ordre. Non, vous n’êtes pas dans l’ordre, vous êtes dans le rang. Bien alignés, la mine placide, vous voilà mûrs pour la calamité. » Pour Camus en effet, rien n’est pire que l’indifférence, cette aspiration au repos, ce pétainisme rampant. Il faut être énergique pour vouloir la liberté et vigilant pour vouloir la justice. Car c’est entre liberté et justice que se situe la condition humaine, entre passions personnelles (comme celle du jeune Diego pour sa Victoria) et exigences collectives (soigner, aider, bâtir en commun). La peste, symbole du temps des tyrannies, vient secouer les habitudes et les paresses, comme un destin. Diego témoigne pour Camus : « Je suis trop fier pour t’aimer sans m’estimer ».

Les personnages sont en effet la Peste elle-même, sa secrétaire objective qui tient le carnet des radiations de vie, Nada le cynique, Diego et Victoria les jeunes, le juge et sa femme les bourgeois, le gouverneur et les alcades au pouvoir, puis les femmes et les hommes de la cité, les gardes. Il s’agit, comme dans la tragédie grecque des origines, d’une tentative de spectacle total : un grand mythe est mis en œuvre pour le collectif avec la participation du public. Ariane Mnouchkine reprendra le genre, mais bien plus tard, lorsque le public bobo post-68 aura la disponibilité d’esprit et la culture pour comprendre. Le thème est celui de la révolte contre l’esclavage.

« Rien n’est bon de ce qui est nouveau ! » clament les alcades, répétant le gouverneur. « L’ironie est une vertu qui détruit. Un bon gouverneur lui préfère les vices qui construisent. » Ce mot s’applique à nos histrions caricaturant les politiques et les politiques qui font l’État spectacle. Les ivrognes : « Supprimez le mouvement, supprimez, supprimez ! Ne bougez pas, ne bougeons pas ! Laissons couler les heures, ce règne-ci sera sans histoire ! » La remarque vaut pour le règne de Mitterrand II englué dans l’observation cohabitante, puis pour le très long règne Chirac, trop heureux de cohabiter et roi fainéant s’il en fut. Il vaut encore pour le hollandisme, cet art de ne rien faire tout en disant le contraire, un « extrémisme modéré » en tranche-montagne… qui accouche d’une souris (les 75%, la retraite « à 60 ans », la fiscalité « juste » qui prend à tout le monde sans toucher à l’obésité d’État, la loi « contre » la finance – tout contre…).

Caractéristique de ce genre de règne : l’obscurantisme administratif. Camus n’y va pas avec le dos de la cuillère dans la critique du pédantisme de bureau. « C’est pour les habituer à un peu d’obscurité. Moins ils comprendront, mieux ils marcheront. » La tyrannie ne réside en effet pas seulement dans les proclamations de tribune ni dans les chars qui gardent les carrefours, mais dans ce fascisme de bureau où chaque question suscite une commission qui ne décide de rien, où chaque projet fait l’objet d’un rapport qui n’engage en rien, où chaque personne est transposée en « dossier » anonyme qu’on traite à la fourche dans les cases ad hoc avant de tout cramer au four.

Le Médiateur de la République Jean-Paul Delevoye dit exactement la même chose de l’Administration française d’aujourd’hui, si imbue du « Service Public » qu’elle en oublie de regarder hors du miroir et qu’elle confond son propre statut avec ledit service. La Peste : « Si je règne, c’est à ma manière et il serait plus juste de dire que je fonctionne. » Fonctionner comme fonctionnent les fonctionnaires…

D’où ces lois absconses, ces règlements incompréhensibles : « Barème numéro 108. L’arrêté de revalorisation des salaires interprofessionnels et subséquents porte suppression du salaire de base et libération inconditionnelle des échelons mobiles qui reçoivent ainsi licence de rejoindre un salaire maximum qui reste à prévoir. Les échelons, soustraction faite des majorations consenties fictivement par le barème numéro 107, continueront cependant d’être calculées, en dehors des modalités proprement dites de reclassement, sur le salaire de base précédemment supprimé ». La Loi, dit-on au Parlement français ces temps-ci, ressemble à s’y méprendre à cette charge de Camus datant de 1948…

L’administration n’oublie personne, elle réglemente et elle applique, logique de fonction, rouages sans âme ni projet : « Je vous apporte le silence, l’ordre et l’absolue justice» C’est contre cet absolu de justice, aveugle, égalitariste au point d’éradiquer toute différence (si chère à Mélenchon et au verbe hollandais), que Camus s’élève avec autant de force que contre l’absolue liberté de l’égoïsme personnel (d’une certaine droite). Contre la tentation du Bien, l’organisation collectiviste sur le modèle de la ruche, fasciste ou communiste. Contre l’égalitarisme socialiste, tendance 1793, pour qui aucune tête ne dépasse et qui excite le peuple en armes à surveiller, dénoncer et « faire justice » à toute liberté hors du collectif, à toute originalité qui viserait à s’écarter de la ligne. Contrôle social total. « Le grand principe de notre gouvernement est justement qu’on a toujours besoin d’un certificat », déclare la secrétaire. Plus de vie privée, la vie publique est la seule autorisée. Pas ‘publique’ au sens de transparent, mais publique au sens où seul l’État autorise et interdit. L’État n’étant en rien vous et moi, mais une masse anonyme et irresponsable de fonctionnants, obéissants à des directives et règlements non publiés, édictés par les hommes de l’ombre dans les bureaux du pouvoir.

Albert Camus L etat de siege debout

Et, ajoute Camus, « seuls les votes favorables au gouvernement seront considérés comme valablement exprimés» Ne voilà-t-il pas l’expression ramassée du socialisme, dans sa traduction « démocratie populaire » (ni démocratique, ni populaire) ? Tout comme dans sa traduction gauche mitterrandienne 1982 dans la bouche de l’ineffable Laignel, député : « vous avez juridiquement tort puisque vous êtes politiquement minoritaires. » Albert Camus est éternel dans la révolte contre l’absurde, cet autre nom de la maniaquerie mortifère, de « l’autre monde possible » plutôt que celui qui est ici et maintenant.

« Ah ! Vous ne tenez compte que des ensembles ! » dit le jeune Diego plein de fougue à la secrétaire fonctionnaire de la peste. « C’est une statistique et les statistiques sont muettes ! On en fait des courbes et des graphiques, hein ! On travaille sur les générations, c’est plus facile ! Et le travail peut se faire dans le silence dans l’odeur tranquille de l’encre. Mais je vous en préviens, un homme seul, c’est plus gênant, ça crie sa joie ou son agonie. Et moi vivant, je continuerai à déranger votre bel ordre par le hasard des cris. Je vous refuse, je vous refuse de tout mon être ». Nous sommes dans l’actualité : le chômage n’est pas une statistique mais des femmes et des hommes vivants, à quelque euros près en fin de mois… dans le grand silence indifférent de l’Administration qui se contente de fonctionner. Tout ce que constate Florence Aubenas dans Le quai de Ouistreham’.

Aveu de la secrétaire : « Du plus loin que je me souvienne, il a toujours suffi qu’un homme surmonte sa peur et se révolte pour que leur machine commence à grincer. » D’autant que l’homme n’est jamais seul.

Diego : « Si j’étais seul, tout serait facile. Mais de gré ou de force ils sont avec moi. »

La Peste : « Beau troupeau, en vérité, mais qui sent fort ! »

Diego : « Je sais qu’ils ne sont pas purs. Moi non plus. Et puis je suis né parmi eux. Je vis pour ma cité et pour mon temps. (…) Il est vrai qu’il leur arrive d’être lâches et cruels. C’est pourquoi ils n’ont pas plus que toi le droit à la puissance. Aucun homme n’a assez de vertu pour qu’on puisse lui consentir le pouvoir absolu. »

Albert Camus, socialisant, se découvre profondément libéral, du libéralisme tempéré des Lumières, celui de Montesquieu et de Voltaire, celui de Tocqueville. Le Chœur résume son aspiration politique : « Non, il n’y a pas de justice, mais il y a des limites. Et ceux-là qui prétendent ne rien régler, comme les autres qui entendaient donner une règle à tout, dépassent également les limites. » Ni égalitarisme intégral à la communiste où tout est réglementé ; ni libéralisme ultra qui laisse faire sans rien faire ; l’équilibre est dans la limite librement discutée. Au fond pas très différent de ce que disait Rousseau de la liberté : une contrainte négociée, librement consentie. Sauf que Rousseau a dérapé.

Bien oublié, ‘L’état de siège’ est un spectacle dérangeant et d’une étrange actualité !

Albert Camus, L’état de siège, 1948, Folio théâtre 1998, 221 pages, €7.69

Albert Camus, Œuvres complètes tome 2 – 1944-48, Pléiade Gallimard 2006, 1424 pages, €62.70.

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Camus, marxisme et socialisme

Après le Congrès d’août 1946, Camus s’interroge sur le parti socialiste. La Section Française de l’Internationale Ouvrière (SFIO) garde allégeance au marxisme, « les uns parce qu’ils pensent qu’on ne peut être révolutionnaire sans être marxiste ; les autres par une fidélité respectable à l’histoire du parti ». C’est le duel Léon Blum-Guy Mollet, résolu par une « synthèse ».

Or cette synthèse est impossible car il y a contradiction entre l’allégeance et l’action.

« Si le marxisme est vrai, et qu’il y a une logique de l’histoire, le réalisme politique est légitime. » La fin justifie les moyens. La société sans classe de l’utopie future rend « justes » aujourd’hui tous les meurtres nécessaires. Au nom du Bien.

A l’inverse, « si les valeurs morales préconisées par le parti socialiste sont fondées en droit, alors le marxisme est faux absolument puisqu’il prétend être vrai absolument. » On ne dépasse pas le marxisme, on l’accepte ou on le rejette. Il n’y pas de milieu puisque le marxisme se veut une explication totale du monde et de l’histoire – comme la religion. « Marx ne peut être dépassé parce qu’il est allé jusqu’au bout de la conséquence. » Tout est alors bon pour accoucher de l’histoire : le mensonge, la violence, les tortures, les massacres de classe ou de « mécréants » (ceux qui n’y croient pas).

Pourquoi donc, s’interroge Albert Camus, les socialistes veulent-ils conserver la dialectique marxiste (Guy Mollet) s’ils réfutent ces extrémités (Léon Blum) ? « On ne peut concilier ce qui est inconciliable. »

Il se trouve que les socialistes français ne veulent pas choisir – pas plus en 2012 qu’en 1946… Eux seuls, puisque les socialistes allemands ont bel et bien choisi à Bad Godesberg. Les socialistes anglais avaient choisi depuis longtemps, selon leurs traditions, en préférant les syndicats au parti unique. Les socialistes nordiques, en particulier suédois, avaient aussi choisi la voie démocratique – fondée sur le droit librement négocié – pour faire avancer les revendications sociales. Albert Camus est pour un « socialisme libéral » qui est selon lui bien représentatif des mouvements de Résistance. Cette expression, figure dans un article de ‘Combat’ du 23 novembre 1944 ; elle a été reprise par Bertrand Delanoë en 2010 avec les cris d’orfraies « de gauche » qu’on connaît !

Il est étonnant que, plus de 60 ans après, le débat demeure. Camus est indulgent, plus que je ne le suis, parce que son époque était portée vers le marxisme à la suite de la victoire contre le nazisme à laquelle l’URSS avait fortement contribué. Mais l’URSS s’est écroulée, le mur qu’elle avait établi aussi, et les révélations sur les camps de travail, les dénonciations et le flicage serré de toute la population sont venues renverser ce que le socialisme « réel » pouvait avoir de tentant. C’est simple : les gens en socialisme ont voté massivement avec leurs pieds pour émigrer à l’ouest, cet « enfer du capitalisme ». Qu’on disait.

Pour Camus, « cette contradiction est commune à tous les hommes (…) qui désirent une société qui serait en même temps heureuse et digne, qui voudraient que les hommes soient libres dans une condition enfin juste, mais qui hésitent entre une liberté où ils savent bien que la justice est finalement dupée et une justice où ils voient bien que la liberté est au départ supprimée. » C’est probablement la grandeur des socialistes de ne pas être communistes jusqu’au bout, de ne pas être « ceux qui savent ce qu’il faut croire ou ce qu’il faut faire. »

Mais cette contradiction qui (en bonne dialectique marxiste) devrait tendre à être résolue par ceux qui en prennent conscience, subsiste deux générations plus tard ! Le parti socialiste français semble s’être figé à ce qu’il était au milieu du siècle dernier.

Camus reste donc fort actuel lorsqu’il dit (en 1947) : « Ou bien [les socialistes] admettront que la fin couvre les moyens, donc que le meurtre puisse être légitimé, ou bien ils renonceront au marxisme comme philosophie absolue, se bornant à en retenir l’aspect critique, souvent encore valable. »

Il leur « faudra choisir alors une autre utopie, plus modeste et moins ruineuse. » Cette utopie est la démocratie libérale, la seule fondée sur le droit… Elle préserve en effet la liberté sans laquelle, selon Camus dans un autre texte, « la puissance de protection contre l’injustice » ne serait pas. Choix qu’ont fait depuis fort longtemps les autres Européens.

Force est de constater que ce n’est pas vraiment le cas en France où « la droite » reste absolument illégitime au yeux des partisans socialistes, où la gauche radicale pousse à la roue en faisant honte au PS de « composer » avec le capitalisme, où un enseignant à Normale Sup (Alain Badiou) peut sans vergogne afficher sa haine du système démocratique, qu’il trouve illégitime, en étant fort adulé par les gendegôch qui se piquent de penser.

Lorsque les partis politiques ne joueront plus aux guerres de religion, qu’ils ne penseront plus au « Grand soir » comme à la victoire du Bien sur le Mal (ou de l’obscurité à la lumière pour parler comme Jack Lang), qu’ils laisseront s’exprimer leurs adversaires sans brailler d’office pour couvrir leur voix, et qu’ils accepteront de réfléchir à leurs arguments, le socialisme français sera (enfin !) devenu « normal ». Certains socialistes l’ont fait, mais ce n’est pas la majorité. Et ces Attali, Delors, Besson, Bocquel, Charasse, Frèche, Jouyet, Rocard, Valls, Gallois et d’autres – qui servent la République et la France avant tout – le parti les appelle, en bon réflexe stalinien, des « traîtres » ou des renégats !

François Hollande sera-t-il l’homme par qui le socialisme français devient « normal » ? Euro-compatible ? Le Front de gauche (aussi borné que celui du taureau) le craint, puisqu’il prône en bonne logique la sortie des traités européens, de l’euro et des contraintes financières (y compris la solidarité avec les Grecs… qui en découle logiquement). François Hollande choisit les moyens plutôt que la fin, en exigeant que le déficit rentre dans les clous, en s’arrimant à l’Allemagne sans qui l’Europe n’existe pas, en commandant des rapports qui permettent au débat de se tenir et aux réalistes à gauche de prendre enfin conscience que la posture critique (à la Montebourg) n’est qu’une bouffonnerie dès qu’on doit gouverner.

Bilan dans cinq ans, avec du temps au temps. Nous attendons la grande conversion laïque des croyants marxistes à la normalité de l’Europe réelle. Ce qui ouvrira au centre. Et pourrait permettre au PS de gouverner longtemps, en phase avec la majorité des Français.

Albert Camus, Le socialisme mystifié, Actuelles, Œuvres complètes tome 2, Pléiade Gallimard, 2006, p.441-443, €62.70

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Hellénisme et christianisme selon Camus

Dans son diplôme d’études approfondies de philosophie, écrit en 1936 sous le titre ‘Métaphysique chrétienne et néoplatonisme’, Albert Camus tente de comprendre le christianisme au regard des Grecs et d’opérer comme une synthèse de la ‘mentalité’ méditerranéenne.

« C’est ainsi qu’on peut mettre à jour chez les Grecs et les Chrétiens des attitudes devant le monde irréconciliables. Tel qu’il se formule vers les premiers siècles de notre ère, l’hellénisme implique que l’homme peut se suffire et qu’il porte en lui de quoi expliquer l’univers et le destin. Ses temples sont construits à sa mesure. En un certain sens, les Grecs acceptaient une justification sportive et esthétique de l’existence. Le dessin de leurs collines ou la course d’un jeune homme sur une plage leur délivrait tout le secret du monde. Leur évangile disait : notre Royaume est de ce monde. C’est le « Tout ce qui t’accommode, Cosmos, m’accommode », de Marc Aurèle.

Cette conception purement rationnelle de la vie, – le monde peut être tout entier compris – conduit à l’Intellectualisme moral : la vertu est chose qui s’apprend. Sans toujours l’avouer, la philosophie grecque fait du sage un égal de Dieu. Et Dieu n’étant qu’une plus haute science, le surnaturel n’existe pas : tout l’univers se contre autour de l’homme et de son effort. Si donc le mal moral est une ignorance ou une erreur, comment insérer dans cette attitude les notions de Rédemption et de Péché ?

Au reste et dans l’ordre physique, les Grecs croyaient encore à un monde cyclique, éternel et nécessaire, qui ne pouvait s’accommoder d’une création ‘ex nihilo’ et partant d’une fin du monde. »

Pour ma part, ayant été endoctriné chrétien petit, avant de l’être marxiste adolescent, j’ai rejeté toutes ces illusions morales. Je ne crois ni en l’Ailleurs, ni en la Vérité comme absolu inscrit dans le ciel des Idées. Je crois au contraire que ces illusions sont dangereuses pour l’homme d’ici et de maintenant. On massacre toujours pour « obéir à Dieu » ou « créer l’Homme nouveau » et l’on promet toujours de raser gratis… demain. Ce qui m’importera toujours est l’aujourd’hui et mon prochain.

J’ai donc jeté par-dessus bord ces illusions dangereuses.

D’abord parce qu’elles ne permettent pas de vivre au présent mais seulement de récriminer sur ‘ce qui devrait être’ d’un avenir fumeux.

Ensuite parce qu’elles tendent à l’autoritarisme, sinon au totalitarisme, de ceux qui sont persuadés d’avoir raison contre les autres. Ils considèrent les autres hommes, pourtant égaux en dignité, comme des sous-citoyens, des ignorants primaires à l’âme d’enfant, incapables d’être adultes à part entière, aliénés par leur condition où atteints par hérédité de bêtise incurable. C’est malheureusement le lot des curés, des imams et des militants socialistes de vouloir imposer les vérités révélées par Moïse, par Jésus, par Mahomet ou par Marx, au commun des mortels. Dieu nous préserve des ‘missionnaires’ !

Je crois, comme Camus, que « l’homme peut se suffire et qu’il porte en lui de quoi expliquer l’univers et le destin. » Il construit un monde à sa mesure. Cela ne signifie pas qu’il ne puisse chercher à dominer, à jouer à l’apprenti sorcier, ou à se prendre pour Dieu. Il est certes des choses dans le monde, Othello, qui dépassent toute la philosophie. Il est des mystères, dans l’esprit humain même, que les sages tibétains ou les moines zen découvrent comme le firent certains soufistes musulmans ou mystiques chrétiens. Mais restons dans ce monde-ci puisque nous sommes incapables, sauf présomption ou soif luciférienne de pouvoir, d’en concevoir un autre.

« Le surnaturel n’existe pas » car tout est inclus dans la nature – y compris ce qu’on ne comprend pas. Donc « la vertu est chose qui s’apprend » (alors que la morale, toute extérieure, s’impose), Aristote le disait déjà. La discipline zen comme la voie taoïste, l’éveil bouddhiste ou la simple éducation humaniste, sont des pistes bien plus généreuses que l’obéissance passive aux dogmes des religions du Livre, Marx inclus, soi-disant révélées un jour à de rares clercs qui en conservent les arcanes pour imposer leur pouvoir.

Albert Camus, Métaphysique chrétienne et néoplatonisme, 1936, Pléiade OC t.1 p.1000, €67.45

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Quel socialisme pour Camus ?

Le terme de « socialisme libéral » figure dans un article de ‘Combat’ publié par Camus le 23 novembre 1944 : « Il nous semble qu’on peut, du moins, distinguer dans les pensées politiques qui essaient de s’exprimer en ce moment, deux sortes de socialismes : un socialisme marxiste de forme traditionnelle, représenté par les anciens partis, et un socialisme libéral, mal formulé quoique généreux, qui se traduit dans les mouvements et les personnalités issus de la Résistance. » Le socialisme marxiste a dominé, attaché à la fameuse « union » de la gauche qui devait pour cela lui donner des gages. Le socialisme libéral a survécu, notamment dans ce qu’on a appelé « la deuxième gauche », opposée aux camps de travail soviétiques et au musèlement des opinions par le terrorisme idéologique marxiste (Sartre contre Camus).

Évidemment, Camus utilise le terme « libéral » dans le sens français classique, celui que l’on trouve dans le dictionnaire. La ‘gôchlangue’ stalinienne n’a pas encore, lorsqu’il écrit, imposé sa subversion intellectuelle pour intimider les gogos, comme George Orwell le montrera si bien dans son ‘1984’. Libéral est devenu un gros mot dans les médias, à cause de la gôch’, ce petit-bourgeoisisme qui se croit intello alors qu’il ne sait même pas le français. Libéral vient de libertés (au pluriel), son inverse est l’autoritarisme ou le royalisme. Le libéralisme est la conquête des Lumières contre l’Ancien régime. (Re)lisez donc le dictionnaire, comme Camus en était féru !

Le soviétisme est mort par fuite de ses citoyens dès que le Mur fut ébréché, et par révolution douce dès que les cacochymes furent été emportés par l’usure biologique (on attend encore Castro). La question d’aujourd’hui est donc celle d’un nouveau socialisme, débarrassé des lectures léninistes et des pratiques staliniennes (à la Mélenchon), comme des postures intellos (à la Badiou). Le parti socialiste français aurait donc intérêt à reconsidérer le marxisme comme la critique vivante de Marx plutôt que comme le dogme du coup d’État partisan de Lénine.

Camus peut nous y aider – car il suffit de revenir à la réflexion d’avant, celle que les compagnons de route du communisme ont occultée depuis un demi-siècle. Le 1er octobre 1944, Camus écrit dans ‘Combat’ ce qu’il veut :

  • « Nous désirons la conciliation de la justice avec la liberté. »
  • « Nous appellerons justice un état social où chaque individu reçoit toutes ses chances au départ, et où la majorité d’un pays n’est pas maintenue dans une condition indigne par une minorité de privilégiés. »
  • « Et nous appellerons liberté un climat politique où la personne humaine est respectée dans ce qu’elle est comme dans ce qu’elle exprime. »

Les expériences de conciliation des deux dans l’histoire ont rarement été à l’équilibre :

  • ou bien la « justice » (version égalitariste, j’veux voir qu’une tête) est imposée par l’éradication de toutes les différences par les citoyens en armes, sans cesse mobilisés et jaloux de tout écart (modèle 1793 repris en 1917 jusqu’à Pol Pot et revendiqué par Mélenchon) ;
  • ou bien la liberté a été laissée telle que chacun fait ce qui lui plaît, avec aussi peu de contrôle collectif que possible, favorisant le riche, le puissant et le droit du plus fort (modèle États-Unis repris par Poutine dans la nouvelle Russie des oligarques, et pratiquée sans vergogne en Chine populaire).
  • « Seules les démocraties scandinaves sont au plus près de la conciliation nécessaire », dit Camus. « Mais leur exemple n’est pas tout à fait probant en raison de leur isolement relatif et du cadre limité où s’opèrent leurs expériences. »

Alors que faire ? « Notre idée est qu’il faut faire régner la justice sur le plan de l’économie et garantir la liberté sur le plan de la politique. » Économie régulée et politique libérale. Camus parle d’économie « collectiviste » selon le vocabulaire de son époque, mais il précise ce que c’est : rien à voir avec le marxisme, ni avec le programme commun de la gauche 1981. Il s’agit d’une économie « qui retire à l’argent son privilège pour le rendre au travail ». La participation des salariés aux fruits de l’expansion chère à de Gaulle, la cogestion syndicats-patronat-länders actionnaires à l’allemande, la négociation en amont des syndicats suédois, les fonds de pension des retraités hollandais et américains, sont quelques-unes des formules qui permettent de rémunérer le travail au détriment des seules puissances d’argent. Il y en a d’autres (l’autoentreprise, les mutuelles, les coopératives ouvrières, les associations à but lucratif). Sans parler de toutes celles à inventer. Qu’attendons-nous ?

« Mais sans la garantie constitutionnelle de la liberté politique, l’économie collectiviste risque d’absorber toute l’initiative et toute l’expression individuelle », dit Camus. Les grands projets d’Etat comme la vanité jacobine adore en monter, les copains énarques propulsés à la tête des grandes entreprises (comme sous Mitterrand et Chirac), le meccano industriel cher à certains ministres (dont Fabius) ou présidents (dont Pompidou), les empêchements publics aux licenciements (France télécom privatisé, Renault sermonné, Total convoqué, Peugeot méprisé…) sont des formes d’économie collectiviste qui inhibent l’initiative. Alors que l’Etat pourrait réfléchir à de nouvelles activités créatrices d’emplois ou à desserrer les monopoles obsolètes qui créent la pénurie (taxis parisiens, médecins généralistes, production EDF). Ce que préconisait pourtant sous Sarkozy la commission Attali…

« Nous pensons que toute politique qui se sépare de la classe ouvrière est vaine et que la France sera demain ce que sera sa classe ouvrière », proclame Camus dans une belle envolée. Il faut traduire en termes contemporains : classe ouvrière signifie classe populaire. Les ouvriers d’usine, hier en plein essor, sont remplacés de plus en plus par les commerciaux, techniciens et administratifs requis par l’évolution technologique d’une part, et par le sous-prolétariat immigré d’autre part. Le développement du tiers-monde réduit l’immigration de la faim ; la faible croissance va obliger à mieux payer les salariés pour qu’ils achètent. Ford le savait déjà, le capitalisme post-crise le redécouvre : le service au client est l’objectif de la production (ni le bel objet trop cher ou trop sophistiqué, ni la rentabilité à tout prix). Des salariés décents font des clients heureux. Toyota, justement, vient de s’apercevoir de sa dérive…

Donc socialisme, pour faire avancer la justice et que cent êtres humains s’épanouissent. Mais libéral, pour préserver le droit à la critique et la liberté de choisir, seuls moteurs du progrès humain dans l’histoire.

On attend avec intérêt sa traduction dans l’univers des petits partis français, qui font « cuire leur petite soupe à petit feu dans leur petit coin », comme le disait si bien de Gaulle. Pour l’instant on a Hollande et le grand méchant Mélanch’tout. Un néo-Chirac attaché à en faire le moins possible pour ne fâcher personne ? Un néo-Marchais attaché à gueuler le plus fort possible pour faire peur à tout le monde et n’arriver jamais au pouvoir ?

Albert Camus, Articles publiés dans ‘Combat’ 1944-48, Œuvres complètes tome 2, Gallimard Pléiade 2006, pp.539-540 et pp.566-568.

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Heureux les pauvres dit Camus

La pauvreté, nous devrions nous faire à cette idée… En ce jour de l’automne, prenons conscience que nos beaux jours de richesse sont derrière nous. Entre stagnation économique et hausse massive des impôts, finis les temps bénis où tout montait avec les années : la croissance, les salaires, le niveau de vie. Les écolos nous prédisent une énergie bien plus chère et une décroissance forcée ; les gens-de-gauche détestent « les riches » – qu’un ancien Secrétaire du parti socialiste situait au-delà de 3000€ par mois il y a peu… Les Allemands nous accusent d’être cigale plutôt que fourmi alors que la bise bientôt sera venue ; les Chinois, les Indiens, les Brésiliens, les Nigérians et d’autres qui émergent encore, se gaussent de notre « modèle » obsolète qui nous fait régresser dans la réglementation dantesque, l’étatisme obèse, le chômage de masse et le repli identitaire…

Car la pauvreté n’est pas que matérielle, elle est aussi en esprit.

Il y a quelque chose d’un chrétien laïc chez Camus. Il ne croit pas aux fins dernières mais admire fort la morale chrétienne qu’il tient pour la suite (certes gauchie) des morales antiques. Il admire ainsi la pauvreté.

Diogène a vanté le détachement de tous les biens terrestres pour atteindre la liberté de penser. Platon a glorifié la tempérance et la frugalité pour savoir raison garder. Son Socrate mouche le trop bel Alcibiade pour lui proposer un libertinage qui corromprait sa faculté de penser. Jésus, de même, vante les pauvres. Ceux en esprit qui auront plus de chance d’accéder au paradis que les chameaux de passer par le chas d’une aiguille. Ceux en biens qui devront tout lâcher pour suivre la voie du Christ.

Camus se met dans la lignée. « Qu’est-ce qu’un homme peut souhaiter de mieux que la pauvreté ? »

Oh, certes, il y a pauvreté et misère, qu’il ne faut pas confonde !

La misère aliène parce qu’elle empêche de penser à autre chose qu’au présent obsédant : manger ou dormir. Camus : « Je n’ai pas dit la misère et non plus le travail sans espoir du prolétaire moderne. »

La pauvreté libère, au contraire de la misère, parce qu’elle exclut le superflu, le luxe, la parade. Elle permet de ne pas s’attacher à l’argent ni aux biens matériels. Camus en fait presque un idéal de vie, frugale et dense : « Mais je ne vois pas ce qu’on peut désirer de plus que la pauvreté liée à un loisir actif. »

Mon propre cas est un exemple, auquel je me réfère à la lecture de Camus. Chômeur car senior et trop diplômé par rapport aux exigences du jour qui permettent de choisir les esclaves qu’on veut, réduit à la pauvreté relative du minimum social en fonction des heures travaillées, en même temps que les années de temps plein m’ont permis d’être dégagé du souci du logement – je suis libre. Libre d’exercer – non un travail, on n’en trouve pas – mais quelques heures ici ou là. Libre de penser à autre chose, de lire, d’écrire, de rencontrer. Notamment de tenir ce blog qui est pour moi « un loisir actif ».

Nul doute que si un travail pouvait se trouver, je le prendrai. Car les relations humaines qu’ils donnent récompensent l’effort d’une vie pleinement active. Je pourrais ainsi reprendre les séjours lointains dans le monde, ce qui me manque le plus. Mais pauvreté n’est pas misère et je fais l’expérience qu’on peut bien vivre de peu. Camus, en ce sens, à la suite des Antiques et après Rousseau, en avait l’intuition juste. Si nous l’avions-nous oublié, « la crise » qui perdure et va perdurer, est là, bien présente, pour nous le rappeler. Malgré toutes les promesses électoralistes.

Albert Camus, Carnets 1935-48, Carnet IV, Gallimard Pléiade tome 2, 2006, p.990, €62.70 

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Palinodie selon Albert Camus

Albert Camus avait l’intuition de l’époque qui venait. L’extrémisme de paroles, suivi de peu d’effets, l’histrionisme médiatique, les grandes poses théâtrales tout en se gardant d’habiter avec ceux qu’on dit vénérer, les retournements de veste et le retour à la Morale quand on ne peut plus baiser – tout cela lui était par avance familier. Il a ainsi évoqué dans ses Carnets, sans qu’ils fussent nés encore, tous les histrions de la politique et des médias, sur l’exemple de Sollers…

Le portrait en est criant de vérité. Voici ce qu’il écrit :

« Palinodie : Exercice de haute littérature qui consiste à hisser le drapeau après avoir craché dessus, à revenir à la morale par les chemins de la partouze et à chausser les pantoufles des anciens pirates. On commence par jouer les casseurs et on finit par la Légion d’honneur. »

Philippe Joyaux dit Sollers est un jeune bourgeois bordelais devenu maoïste parisien, un destructeur de la forme littéraire devenu gourou de l’édition. Ce révolutionnaire avide de mener les intellectuels aux champs est devenu écrivain prolifique chez Gallimard. Lui qui a scandé l’austérité chaste du Grand Timonier est devenu selon ses propres dires « catholique libertin ». L’ex-parasite qui écrit à Mauriac pour se faire reconnaître se dit désormais « La Bête » en référence à l’Apocalypse. Camus l’avait bien vu.

« L’étoile des amants », paru en 2002, marque cette perte d’énergie qui tourne au vinaigre. Toujours cette rengaine du vieux beau revenu de tout, qui observe avec indulgence et non sans un brin de condescendance une femme, une jeunette, une apprentie écrivain. Et de lui balancer sa naïveté à elle, sa culture encyclopédique à lui. Et de revenir pour la dixième fois dans ses livres au complot planétaire « des marchés financiers », de « la bouillie télévisuelle » et du sexe décadent, tout ça pour « se méfier » par principe. En s’agrippant à un Guy Debord qu’il n’a guère compris, sauf le titre : « La société du spectacle ». Et de lui fourrer quand même sa bite là où il faut, à la fille, avec descriptions complaisantes de puissance virile sous prétexte d’ouvrir la vie même.

Une pincée de Viagra culturel avec les définitions du dictionnaire, façon de passer doctement à autre chose, et l’évocation des mânes de Rimbaud et de Shakespeare masque un récit vide de quoi que ce soit de personnel.

Ce livre est une conversation fatiguée de salonnard revenu de tout et qui n’intéresse plus guère de monde. Sollers, 66 ans à la parution du livre, moisit sur pied, lui qui fustige dans un article du ‘Monde’ « la France moisie » (28 janvier 1999, lien pour les abonnés ici) – celle de sa génération, celle qu’il a contribué à bâtir avec ses légèretés et ses outrances.

Cet effondrement n’enlève rien au style de Philippe Sollers, du beau classique, ni aux quelques livres précédents de lui que j’admire comme « Femmes », « La fête à Venise » ou « La guerre du goût ». Mais je suis de ceux qui considèrent l’œuvre comme un prolongement de la vie, nourri d’elle. Aussi je me méfie toujours des critiques trop virulents, des méprisants de leur époque et des gourous qui font l’inverse de ce qu’ils écrivent… « Revenir à la morale par les chemins de la partouze », disait Camus de ces gens-là. Pas mal vu pour un Sollers.

Albert Camus, Carnets 1935-1948, Cahier V p.1109, Œuvres complètes tome 2, Gallimard Pléiade, 2006

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Camus et les êtres

Nul être humain n’est seul dans le monde. Même si le monde est absurde, sans fins dernières ni raison, la vie mérite d’être vécue. Pourquoi cela ? – Par les êtres, répond Camus.

« Ce qui éclaire le monde et le rend supportable, c’est le sentiment habituel que nous avons de nos liens avec lui – et plus particulièrement ce qui nous unit aux êtres. Les relations avec les êtres nous aident toujours à continuer parce qu’elles supposent toujours des développements, un avenir – et qu’aussi nous vivons comme si notre seule tâche était précisément d’avoir des relations avec les êtres. »

L’existence humaine ne subsiste pas si elle reste végétative, fixée par ses « racines » dans un sol immuable, avec pour toujours un même horizon. L’existence humaine exige un avenir. L’homme est fait d’imagination plus que de présent, au contraire des bêtes. Ce qui le soutien, c’est le futur possible. L’interaction avec les choses offre peu de support à l’imagination, l’interaction avec les plantes un peu plus, avec certains animaux plus encore. Mais le summum de l’imagination tient aux autres hommes, femmes et enfants. Voir demain ce que devient un petit qu’on a élevé, participer aux développements de l’amour ou de l’amitié, suivre une relation, élaborer un projet ensemble – tout cela excite l’imaginaire et fait tenir le présent.

« Mais les jours où l’on devient conscient que ce n’est pas notre seule tâche, ou surtout l’on comprend que c’est notre seule volonté qui tient ces êtres attachés à nous – cessez d’écrire et de parler, isolez-vous et vous les verrez fondre autour de vous – que la plupart ont en réalité le dos tourné (non par malice, mais par indifférence) et que le reste garde toujours la possibilité de s’intéresser à autre chose, lorsqu’on imagine ainsi tout ce qui entre de contingent, de jeu des circonstances dans ce qu’on appelle un amour ou une amitié, alors le monde retourne à sa nuit et nous à ce grand froid d’où la tendresse humaine un moment nous avait retirés. »

La vie ne tient pas si l’on ne tient pas à la vie. Or la vie humaine est tissée de relations humaines. Dès lors qu’on s’isole, on mesure combien les autres tiennent à nous (parfois très peu…) – donc surtout combien l’on tient à eux. Il suffit de faire l’expérience du chômage (assez courante, passé 45 ans). Dès lors, ceux que vous pensiez être vos « amis » se réduisent. Ils prennent le sens Facebook, de vagues liens qui ne tiennent que par un divertissement partagé. Dès que vous ennuyez, zap ! vous êtes éliminé. Les « chers collègues » font payer durement leur précieux temps. Les autres ont tendance à vous traiter en semi-pestiféré, soit qu’ils vous reprochent de ne pas faire assez d’effort pour trouver ce qui paraît évident (un travail), soit qu’ils aient honte que vous ne soyez plus sur un pied d’égalité avec eux (au restaurant, vis-à-vis des anciens collègues, quand vous êtes reçu…). Étrangement, passés quelques années sans signes de vie, ils vous recontactent aussitôt… qu’ils se retrouvent dans la même situation : au chômage !

Au fond, dit Albert Camus, l’amour et l’amitié ne sont pas dus, ils se méritent et s’entretiennent. Ils ne sont pas absolus, comme le dualisme chrétien repris par l’illusion romantique tendraient à le laisser croire, mais historiques, tissés de circonstances et de construction volontaire. A chacun d’entretenir l’amitié. Les êtres tiennent à vous si vous tenez à eux. Et il n’y a pas que les chats ou les enfants pour lequel c’est vrai.

Albert Camus, Carnets 1935-48, Carnet IV, Gallimard Pléiade tome 2, 2006, p.982, €61.75

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Ryû Murakami, 1969

Roman d’adolescence, de révolte pubertaire, le Japon n’en finit pas de nous surprendre. Dans ce pays du formatage, où l’école dresse les élèves sur le modèle prussien (avec le même uniforme), l’écho des mouvements de jeunes occidentaux a retenti d’une façon particulière. L’auteur avait 17 ans à l’ouest du Kyushu et entrait en Terminale. A 32 ans, il se souvient…

Le lycée bruissait des manifestations contre la guerre du Vietnam au Japon, contre la venue du porte-avion ‘Enterprise’. Mais les lycéens ne pensent pas que brailler ou brandir des pancartes soient le moyen le plus efficace de faire quelque chose contre la guerre. Seuls les plus bornés créent une section trotskiste et éditent des tracts. « Le Comité de lutte avait changé leur vie en leur montrant que n’importe qui, même eux, pouvait être des vedettes » p.67. Pour les autres, c’est surtout le vague idéalisme et l’indifférence pratique. Pour les meilleurs, l’occasion de s’ouvrir à la fête, le corps agacé des hormones en émoi. Le mouvement de 1968 veut surtout la libération des corps, prélude à celle des esprits, donc à un monde meilleur. Pragmatiques, les jeunes Japonais commencent par le commencement du programme : baiser.

C’est la grande préoccupation des 17 ans, dans un pays certes libéral en matière de mœurs et sans cette culpabilité judéo-chrétienne si prégnante aux États-Unis ou en Europe, mais sous le regard autoritaire des adultes. Comme chez nous, la société en restait aux habitudes militaires d’ordre et de discipline, de sermons et de baffes. Le désir sourdait alors sous l’apparence, il prenait des formes ludiques que Murakami nous conte avec humour. « Du côté des filles, le lycée commercial comprenait une proportion inquiétante de mochetés, alors que Junwa, institution catholique, offrait on ne sait trop pourquoi un rapport qualité-prix exactement inverse. Les filles du collège Yamate étaient connues pour se masturber avec des tubes d’anciens postes de radio à lampes, et on disait qu’une série d’explosions en chaîne en avait laissé plusieurs marquées à vie » p.15. Tout l’enjeu pour un garçon est de trouver une fille prête à baisser sa culotte pour ses beaux yeux.

Comment faire ? – La révolution !

Puisqu’il s’agit d’attirer l’attention, autant le faire en grand. Et de citer Rimbaud, Godard, Shakespeare, les Stones, le Che, Led Zeppelin, Ingrid Bergman, Frantz Fanon, Eldridge Cleaver, Truman Capote, Daniel Cohn-Bendit… Juste pour en avoir lu les titres de livres ou de musique à la bibliothèque ou dans les bacs. Cette érudition ado, n’importe quoi pourvu que ça mousse, pousse l’auteur à proposer une barricade (en haut du toit) une banderole et des tags dans son propre lycée. L’expédition a lieu de nuit, en petit groupe, mais la plupart sont plus intéressés à visiter le vestiaire des filles, où flotte l’odeur de la puberté, que par le happening « politique ». Surtout lorsque l’un d’eux découvre une petite culotte… et qu’un autre est pris d’une grosse envie. La chose tourne en farce rabelaisienne, les détails sont hilarants. Évitez de lire ce livre dans le train, vous exploseriez sans raison apparente de rire sous le regard réprobateur des coincés alentours.

Jamais une telle provocation n’avait entaché la réputation du lycée Nord, le meilleur de la région. Les profs sont abasourdis, les parents sans voix, les flics sans piste. Il faut bien sûr que le plus bête de la bande se fasse prendre en vélo en pleine nuit avec des taches de peinture pour que tout se découvre. L’auteur avoue, ne s’en tire pas trop mal, il n’a surtout jamais vécu un tel moment de fête dans une atmosphère de liberté ! Et il tombe la plus belle des filles du lycée, Kazuko, surnommée Lady Jane. Tomber est beaucoup dire… Tout s’arrête aux mots doux, aux mains effleurées et aux pique-niques à deux. Pour baiser, Kensuke, alias Ken-san ou Ken-bo selon que ce sont ses copains ou son père qui s’adressent à lui, va voir les putes. Mais la vieille ridée qui le reçoit l’empêche de bander, il paye sans consommer ; se retrouvant au-dehors sans logis, il accepte qu’un passant l’héberge pour la nuit – mais ne voilà-t-il pas qu’il commence à lui caresser la peau par la chemise entrouverte, puis l’entrejambe ? Ken se fâche et s’enfuit. Fin des tentatives de perdre son pucelage.

Jamais à court d’imagination, il songe alors à créer un « festival » de lycéens où passeraient films, pièces de théâtre, concerts de potes… Faire un film est le bon moyen d’approcher l’érotisme, écrire une pièce encore mieux pour y faire jouer (jouir) sa belle. Dans le film, tourné avec une caméra amateur de marque américaine, le décor est un pré où la fille en tunique légère serait montée sur un cheval blanc. Mais ce symbole sexuel puissant est impossible à trouver… alors peut-être un chien ? une chèvre ? Finalement non, elle restera en blanc virginal (mais assez transparent pour qu’on puisse deviner la peau dessous) et se roulera dans l’herbe parce que la chèvre tire trop sur sa laisse. La pièce de théâtre, écrite à la va-vite par le jeune homme, s’intitule ‘Au-delà de la négativité de la rébellion’ ; il n’y a que deux personnages, lui et elle, et il fait déclamer des phrases pompeuses écrites à l’existentialiste (sans aucun sens) tandis qu’elle abandonne un bébé dans la neige. Des poulets névrosés déambulent sur la scène…

Il est vrai que le Japon d’alors, plus encore qu’aujourd’hui, ne parlait pas la langue standard mais une série de patois. Toute la philosophie, jactée en dialecte local, prend alors une allure cocasse… « Essayer, par exemple, de parler de ‘La Peste’ de Camus en patois transformait immédiatement le débat en une farce grotesque. Cela donnait : « La peste, ben, c’est point seulement qu’une maladie des gens. Si ça se trouve que ça serait peut-être un symbole métaphorique du fascisme, du communisme, ou de quequ’chose dans ce genre… » p.154. Irrésistible.

Reste à monter l’organisation, et là ce n’est pas rien ! Le titre est tout trouvé, ‘Festival des petites bandaisons matinales’, mais pour le reste… Heureusement, le jeune Japonais n’est jamais seul, tout se fait en groupe, des travaux d’école aux loisirs. C’est donc son ami Adama, surnommé parce qu’il a un air d’Adamo ou d’Alain Delon, qui s’y colle. Ken pense même le « prêter » aux entraineuses du bar où il pense emprunter le matériel de sono… Pour quoi faire ? « le sortir et en faire ce qu’on veut ? ». Il faut encore se tirer d’une mauvaise passe, avec la bande d’un chef lycéen, amoureux de la fille qui jouera dans le film. Il veut tout simplement tabasser Ken et son trop beau copain pour leur apprendre le respect. L’intervention (payante) d’un yakusa local, ami du père d’un copain de lycée, permet de régler les choses à l’amiable. Nous sommes dans le Japon du don et du contre-don, où tout se règle entre clans.

Ce livre léger et drôle, aux chapitres emplis de références rock, montre comment des jeunes de 17 ans, dans la société la plus contraignante du monde développé, arrivent à dépasser leur déprime adolescente : « Je ne me supporte plus moi-même (…) C’était un sentiment que nous éprouvions tous, surtout perdus dans une ville de province, sans argent, sans sexe, sans amour, sans rien. La perspective toute proche de la sélection et de la domestication ne faisait que renforcer cette répulsion naturelle » p.207.

« Still crazy after all, these years… », chantait Paul Simon.

Ryû Murakami, 1969 (69, Sixty-nine), 1987, traduit du japonais par Jean-Christian Bouvier, éd. Philippe Picquier poche 2004, 253 pages, €6.65

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Marc Dugain, La malédiction d’Edgar

Science pote et ex-financier, Marc Dugain mélange réalité et fiction d’une étrange manière. Son style de rapport administratif laisserait croire à la réalité d’une enquête de journaliste, voire d’historien. Mais l’intitulé « roman » en fait une docu-fiction, genre très à la mode aux États-Unis parce qu’il correspond à la mentalité jeune, formatée au mélange des genres, prenant les jeux vidéos pour le monde réel. C’est ce métissage qui me gêne. Pourquoi ne pas avoir rédigé un « vrai » roman, une réalité réinventée ? A chaque affirmation du livre naît toujours un doute : est-ce vrai ou pas ? Ce qui met mal à l’aise.

Reste Edgar Hoover en directeur du FBI durant 48 ans, son soi-disant amant (?) Clyde Tolson en adjoint du directeur, et divers présidents dont surtout John Fitzgerald Kennedy. On savait JFK aussi queutard que DSK, mais ce qu’on apprend ici – si c’est vrai… – fissure la statue du jeune premier dynamique. Le frère Bob est encore pire. Quant à Hoover, il est inconsistant dans ce livre. Il se contente de régner en proconsul sous huit présidents et dix-huit ministres de la justice, fuyant comme une anguille.

Conservateur ? Il l’est évidemment puisque c’est le rôle de la police fédérale de protéger l’État et les institutions. Homosexuel moralement rigide ? Peut-être, mais est-ce la réalité de la personne ou le rôle complaisant créé pour lui par l’auteur ? Les « preuves » peuvent très bien avoir été inventées par ses ennemis, fort nombreux surtout parmi la gauche américaine, du simple fait qu’il n’était pas conforme au canon de l’Américain moyen : marié, deux gosses.

Comme financier sans doute, Dugain connaît bien les Texans, ceux qui ont laissé assassiner les Kennedy. « Ils sont l’expression même de la virilité. J’aimais leur machisme, cette façon binaire de voir le monde, d’écarter d’un revers de la main toutes ces foutaises d’ambitions collectives qui ne sont que l’émanation de dépressifs pleurnichards. J’étais fasciné par leur brutalité, gage de leur efficacité. Les Texans ne connaissaient pas les problèmes en suspens. Ils les réglaient. (…) Les gens qui savent ce qu’il leur en a coûté pour parvenir là où ils sont ne prêtent jamais l’oreille aux balivernes vomitoires des libéraux bien-pensants » p.151. Le Texan ou l’anti-Hollande…

Le ‘communisme’ est le bouc émissaire commode de ces années Hoover, qui a encouragé le sénateur MacCarthy. « Tout comportement, toute attitude, toute pensée, toute intention déviants. Il regroupait toutes les formes d’actions politiques ou sociales qui allaient contre l’Amérique et qui d’une façon ou d’une autre engageait à la subversion. Il définissait toute attitude frelatée où l’individu s’abandonnait à des pulsions nocives pour la société, en essayant de justifier cet abandon de soi par un discours libéral sans autre but que de légitimer ses certitudes » p.166. Le communisme pour Hoover est la finance de Hollande et Mélenchon, le Mal en soi, à soupçonner et à traquer partout. De quoi aveugler sur toutes les autres réalités souvent plus menaçantes comme la mafia, la drogue ou les castes politico-économiques…

Les politiciens modernes ont été inventés par JFK. Marketing et storytelling remplacent convictions et projet d’avenir : « une belle coupe de cheveux à) la télévision vaut mieux que n’importe quelle conviction solide, (…) le désir supplante les croyances et suffit à ramasser des voix » p.241. Qu’aurait été Kennedy sans Hoover ? C’est la question que pose le roman, sans que peut-être la réalité ait été ainsi. John Kennedy n’était-il que ce sex-machine vaniteux et léger que peint l’auteur – malgré les mémoires de Pierre Salinger, collaborateur de JFK, qu’il cite pourtant en bibliographie ? « Le pouvoir, au fond, c’est faire ce qui est dans l’intérêt de la nation et ne lui faire savoir que ce qu’elle peut entendre » p.421.

D’où la « leçon » tirée par l’auteur sur le siècle américain, le siècle de Hoover et des Kennedy, des libéraux hippies de gauche et des Texans moralistes et conservateurs : Camus. Il imagine (invente-t-il ou est-ce vraiment arrivé ?) Tolson allant trouver un obscur prof de littérature française dans son chalet isolé de montagne pour l’interroger sur le suspect Albert Camus, un probable subversif ‘communiste’ trouvé dans les papiers d’un anti-américain. Le philosophe français s’est toujours élevé contre les totalitarismes, à commencer par celui du parti moscoutaire et par les idiots utiles et sectaires comme Sartre. Le prof cite Camus : « Le bien absolu ou le mal absolu, si l’on met la logique qu’il faut, exigent la même fureur » p.447. Réplique immédiate de l’admirateur des Texans : « Ce genre de pensée affaiblit le pays, elle le gangrène alors que l’ennemi n’a jamais été aussi actif. On ne peut pas avoir ces idées et être un bon patriote » p.447. C’est ce que disent Mélenchon et Marine, et même Hollande en mode ‘de gauche’.

Tous les persuadés de la morale, tous les volontaristes autoritaires, tous ceux qui savent bien mieux que vous ce qui est bon pour vous, sont des sectaires. Il existe des Hoover de droite et des Hoover de gauche, des Hoover d’église et des Hoover de parti, des Hoover intellos et des Hoover politiquement correct. Peut-être est-ce la leçon du livre pour notre temps, très différente du film de Clint Eastwood ?

Marc Dugain, La malédiction d’Edgar, 2005, Folio 2011, 497 pages, €7.98

DVD J. Edgar de Clint Eastwood, avec Leonardo di Caprio, Warner Home, €8.86

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Albert Camus, La Chute

Cet étrange objet qui n’est ni vraiment un roman, ni un essai, ni une pièce de théâtre, a eu beaucoup de succès à sa parution. C’est qu’il participe un peu de ces trois genres. Écrit après ‘L’Homme révolté’, il en défend les thèses ; après l’adaptation par Camus de plusieurs pièces d’auteurs étrangers, il en a le sens du rythme ; à la suite de ‘L’Etranger’ et de ‘La Peste’, il romance un type d’humanité.

En 1956, nous sommes à la fin du compagnonnage des intellos avec le Parti communiste. La guerre est loin, Staline est mort, des rumeurs commencent à filtrer sur ses « crimes » et l’URSS ne tardera pas à envoyer ses chars contre les prolétaires hongrois après avoir maté ceux de Berlin. L’avenir « radieux » apparaît bien gris, repoussé aux calendes. Le moralisme devient alors insupportable. Tous ces donneurs de leçons qui tentent de vous rendre coupable du seul fait d’être né agacent, au nom d’une Vérité révélée par le prophète Marx, mise en forme par l’activiste Lénine et réalisée par le tyran Staline. La « repentance » d’être né Français, donc bourgeois, blanc et nanti finit par détourner le public lecteur (majoritairement bourgeois, blanc et nanti) de ceux qui se prennent pour les envoyés du Pape rouge. A l’époque même où la papauté de Rome se raidit sur le dogme : « Qu’ils soient athées ou dévots, moscovites ou bostoniens, tous chrétiens, de père en fils. » Le Péché, originel, bourgeois, d’avoir laissé faire la Shoah ou la colonisation en Algérie (thèmes à vif dans ces années 50), n’est-il pas un nouveau culte de la culpabilité qui prépare de nouveaux asservissements ?

‘La Chute’ paraît dans ce contexte et il a un gros succès pour dire tout haut et avec ironie ce que chacun finissait par penser tout bas sans oser le dire. Assez de ces professionnels du moralisme ! De ces révolutionnaires en chambre qui savent tout et vous accusent au nom de l’Idéologie ! C’est un roman monologue assez court, en cinq journées – cinq actes de théâtre – qui relate la confession d’un « juge-pénitent » à un quidam rencontré dans un bar d’Amsterdam.

La Hollande est pour Camus, méditerranéen, le « paysage négatif » par excellence ! « Voyez, à notre gauche, ce tas de cendres qu’on appelle ici une dune, la digue grise à notre droite, la grève livide à nos pieds et, devant nous, la mer couleur de lessive faible, le vaste ciel où se reflètent les eaux blêmes. Un enfer mou, vraiment ! Rien que des horizontales, aucun éclat, l’espace est incolore, la vie morte. N’est-ce pas l’effacement universel, le néant sensible aux yeux ? » Enfer, néant, universel, sont les mots favoris de Sartre, l’adversaire. Paysage dépressif, incitant au masochisme et à l’obsession maniaque – tout à fait le décor glauque des nouveaux pays de l’Est. Il n’est pas innocent que la maison qui abrita Descartes fut transformée en asile de fous ; il n’est pas innocent non plus qu’elle rappelle Dante : « avez-vous remarqué que les canaux concentriques d’Amsterdam ressemblent aux cercles de l’enfer ? L’enfer bourgeois naturellement, peuplé de mauvais rêves. »

Jugez et vous serez jugés, telle est la maxime des théologiens, fussent-ils laïques ou sartriens au nom du Bien. Jugé, vous vous sentirez coupable, même si vous n’avez rien « fait ». L’existentialisme pose que votre existence même est une suite « d’actes » dont vous êtes forcément responsables, depuis l’acte gratuit (défendre un criminel) jusqu’à l’indifférence (se dire qu’il fait trop froid pour se préoccuper d’un bruit de chute dans la Seine). Ne pas faire, c’est faire en négatif – vous êtes coincé, nul n’est innocent, Monsieur l’avocat Clamence (dont le nom sonne presque comme ‘clémence’). Resucée laïque du Péché originel – ce pourquoi le narrateur avocat se prénomme Jean-Baptiste. Camus habille avec ironie les intellos parisiens : « Il m’a toujours semblé que nos concitoyens avaient deux fureurs : les idées et la fornication. A tort et à travers, pour ainsi dire. » A tort pour les raisons et à travers pour les femmes. Pour survivre, « les gens se dépêchent alors de juger pour ne pas l’être eux-mêmes ». Ce qui compte surtout, est qu’on vous regarde : « l’enfer c’est les autres » a dit Sartre. Et Staline a piqué à Goebbels le truc du marteau : plus c’est gros, plus ça passe, plus vous assénez une contrevérité, plus les gens finissent par y croire… parce que tout le monde le dit. Les tyrans, les manipulateurs politiques et les conseillers en communication le savent parfaitement.

La subtilité est de retourner ce jeu social : avouez et vous serez pardonné, repentez-vous et vous aurez toute bonne conscience pour vous poser en juge. Ainsi font les curés catholiques avec la confession, ce pouvoir inquisiteur d’Eglise qui permet la maîtrise des âmes. Ainsi font les psys freudiens qui croient que le ‘dit’ guérit et qui fouillent impitoyablement tous les souvenirs enfouis, tous les non-dits dissimulés. Ainsi font les communistes avec leur ‘bio’ fouillée où tout ce qui est bourgeois en vous est impitoyablement mis en lumière, ce qui vous ‘tient’ politiquement. Vous serez ainsi « juge-pénitent ». En vous transformant de chameau en lion, selon la métaphore de Nietzsche, vous arrêterez de subir en coupable, sans rien dire, pour vous libérer en attaquant les autres acteurs de cette comédie humaine. « En tout cas, voilà : je n’ai jamais pu croire profondément que les affaires humaines fussent choses sérieuses. (…) Je regardai toujours d’un air étonné, et un peu soupçonneux, ces étranges créatures qui mouraient pour de l’argent, se désespérant pour la perte d’une ‘situation’ ou se sacrifiant avec de grands airs pour la prospérité de leur famille. »

Chacun est juge et jugé dans la société française des années 1950 : comment bien vivre dans ce contexte social exaspéré de moraline ? En se tenant du côté du manche, dit Camus non sans rire. C’est là où il se détache de l’immoraliste gidien ou du mémorialiste dans un souterrain de Dostoïevski. Clamence est un héros involontaire de notre temps, dont tous les actes forment une morale, dont la duplicité dit une vérité. Humour tragique, un miroir qui renvoie notre image non politique mais sociale, quoique…

Camus, La chute, 1956, Gallimard Folio, 4.37€

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Albert Camus, Les Justes

Au sortir des actions de Résistance, durant le clivage pro et anti-stalinien de guerre froide, alors que commencent les événements d’Algérie et deux ans après ‘Les mains sales’ de Sartre, Camus écrit une tragédie en cinq actes sur le terrorisme. Les Justes sont ceux qui se mettent au-dessus des lois et de la simple humanité pour revendiquer les Idées pures. Ils se prennent pour Dieu, récusant le présent forcément imparfait pour l’avenir toujours radieux. Ils sont du côté de Platon et du Bien, flottant au-dessus des hommes, les incitant à sortir de la caverne terrestre pour accéder à la lumière absolue, éternelle.

Camus s’inspire de faits réels et de personnages ayant existé. « En février 1905, à Moscou, un groupe de terroristes, appartenant au parti socialiste révolutionnaire, organisait un attentat à la bombe contre le grand-duc Serge, oncle du tsar. Cet attentat et les circonstances singulières qui l’ont précédé et suivi font le sujet des ‘Justes’ », écrit-il dans sa prière d’insérer. Lui admirait ces hommes et ces femmes épris d’absolu. Il opposait leur idéalisme en actes à ce qui est devenu la bureaucratie socialiste, ce « système confortable » de la terreur où les commanditaires ne se salissent plus les mains, bien à l’abri derrière des décrets anonymes.

Tout le tragique de ce monde réside entre l’exigence de justice et l’inhumanité des moyens pour y parvenir. Est-ce que tuer des enfants fait avancer la justice humaine ? Faut-il accepter d’en tuer deux pour que des milliers connaissent une vie meilleure ? Lancer la bombe contre un Principe inacceptable n’a-t-il pas pour conséquence de massacrer un être vivant réel qui n’incarne pas forcément le mal absolu ? S’habituer à tuer, sans état d’âme, n’ôte-t-il pas l’humanité en nous ? Ce sont toutes ces questions que Camus remue. Elles restent actuelles, le fanatisme islamiste n’a fait que remplacer le socialisme révolutionnaire.

L’auteur s’efforce de dépasser l’émotion devant l’horreur. Certes, le terroriste Kalialyev s’abstient de lancer sa bombe parce que la calèche du grand-duc emporte aussi deux enfants, ses neveux. Cet épisode s’est d’ailleurs passé tel quel dans la réalité historique : les socialistes de 1905 avaient encore une conscience, celle que Lénine et ses affidés staliniens vont piétiner une génération plus tard. Mais Kalialyev lance sa bombe quelque jours après et tue le grand-duc seul. L’objet de la pièce est de montrer que tout n’est pas permis et que l’action elle-même a des limites.

Camus oppose ainsi les nihilistes et les révolutionnaires :

  • Les nihilistes sont réactifs, haineux, solitaires emplis de ressentiment, intransigeants parce qu’ils ne sont pas purs dans leur volonté de changer le monde : ils n’aiment ni leurs semblables, ni l’amour… Ils se mettent en retrait de l’humanité qu’ils méprisent. Stepan est leur porte-parole. Pour lui, « la bombe seule est révolutionnaire » (I).
  • Les révolutionnaires sont amoureux, veulent être aimés de tous, ils désirent le monde meilleur et acceptent de se salir les mains ou de faire sacrifice de leur amour terrestre, de leur vie même, si cela peut faire avancer la conscience de l’injustice. Kalialyev est leur symbole. Il aime Dora mais refuse cet égarement au nom de la Cause. Pour lui, il s’agit de « la révolution pour la vie, pour donner une chance à la vie » (I). Donc « tuer des enfants est contraire à l’honneur » parce qu’une révolution authentique ne peut oublier l’honneur d’être un homme, « la dernière richesse du pauvre » (II).

Stepan : « Je n’aime pas la vie, mais la justice qui est au-dessus de la vie ». Camus dira plus tard, à propos du terrorisme en Algérie, qu’il préfère sa mère à la justice. Le monde des Idées n’est pas le sien, trop abstrait, trop fumeux, permettant de justifier n’importe quoi. Il lui préfère le monde des hommes, ici-bas et imparfait, qu’il faut patiemment réformer plutôt que de se croire Dieu, le pouvoir de mort de la bombe à la main. Il décrit parfaitement l’engrenage qui va de l’idéalisme pour la justice à la réalité d’une Organisation inhumaine qui pense à la place de ses citoyens, leur imposant son pouvoir absolu.

Le dialogue entre Dora (porte-parole de Camus) et Stepan (qui ressemble à Sartre) est édifiant :

  • « Dora – Ouvre les yeux et comprends que l’Organisation perdrait ses pouvoirs et son influence si elle tolérait, un seul moment, que des enfants fussent broyés par nos bombes.
  • Stepan – Je n’ai pas assez de cœur pour ces niaiseries. Quand nous nous déciderons à oublier les enfants, ce jour-là, nous serons les maîtres du monde et la révolution triomphera.
  • Dora – Ce jour-là, la révolution sera haïe de l’humanité entière.
  • Stepan – Qu’importe si nous l’aimons assez fort pour l’imposer à l’humanité entière et la sauver d’elle-même et de son esclavage.
  • Dora – Et si l’humanité entière rejette la révolution ? Et si le peuple entier, pour qui tu luttes, refuse que ses enfants soient tués ? Faudra-t-il le frapper aussi ?
  • Stepan – Oui, s’il le faut, et jusqu’à ce qu’il comprenne. » (II)

Toutes les dérives des régimes révolutionnaires sont contenues dans ce simple dialogue. Pour les socialistes (hier les robespierristes, aujourd’hui les islamistes et les mélenchonnistes), le peuple est aveuglé. Seuls les révolutionnaires professionnels qui se mettent en retrait des réactions humaines peuvent leur faire prendre conscience par des actes choquants. Puis les guider, malgré eux, vers ce qui est bon pour eux. Croient-ils. Car il s’agit de croyance : obéir dispense de penser par soi-même, obéir aux ordres ne rend pas responsable de ses actes – c’est pas moi c’est l’Organisation. Dora : « C’est facile, c’est tellement plus facile de mourir de ces contradictions que de les vivre » (V) !

Évidemment, chez les socialistes révolutionnaires nous sommes loin de toute démocratie, loin de l’humanisme, loin de toute humanité même – malgré les grands mots :

  • Les enfants sont quantité négligeable, seule compte la Cause.
  • Ce que veulent les citoyens est quantité négligeable, seule compte l’Organisation du parti.
  • La conscience humaine est quantité négligeable, seule compte l’obéissance.

Cela fait de bons petits soldats du socialisme, sans état d’âme, parfait rouages inhumains de la Machine – celle qui remplace Dieu sur cette terre. Au nom du Bien… « On commence par vouloir la justice et on finit par organiser une police » (IV).

Si la violence est parfois inévitable, montre Camus, elle est toujours injustifiable. Elle doit donc rester à chaque fois l’exception. Ses limites sont et seront toujours – pour nous Occidentaux – l’honneur de mériter le nom d’humain.

Albert Camus, Les Justes, 1950, Gallimard Folio théâtre, €4.37

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Albert Camus, Caligula

Commencée en 1938 après l’éblouissement de Suétone en classe de Première, la pièce a été mûrie durant les années de guerre. Elle fait partie de la trilogie des « trois absurdes », dont le roman ‘L’Etranger’ et l’essai ‘Le mythe de Sisyphe constituaient les premières publications.

Pour Camus, il importe de ne pas croire : ni en l’idéal, ni en l’au-delà. Tel est l’absurde de l’existence. Faut-il pour cela renoncer à la vie ? Que non pas ! L’énergie vitale se suffit à elle-même pour réaliser pleinement sa condition d’homme réel. Telle est la révolte prônée par l’auteur, mouvement personnel pour exister dans le vrai, attitude qui rejoint en partie l’Existentialisme du temps sans en avoir l’esprit de système. Reste la troisième phase du mouvement de la pensée, vers l’amour. Non pas l’amour à l’eau de rose des magazines ou des bonnes sœurs, mais l’amour vital, l’appétit pour l’existence parce qu’elle est la seule que nous ayons et qu’elle est éphémère, l’amor fati de Nietzsche, ce grand « oui » à la vie. Devenir comme un enfant après avoir été chameau (absurde) puis lion (révolté).

Caligula, élevé parmi les militaires, devient empereur romain à 25 ans. Sa sœur préférée Drusilla meurt, qu’il avait déflorée quand il était encore enfant. Cette absurdité le désespère ; il balance les convenances. « Cet empereur était parfait. – Oui, il était comme il faut : scrupuleux et sans expérience » I,1. Il devient créateur par révolte, au grand dam des élites : « Un empereur artiste, ce n’est pas concevable. Nous en avons eu un ou deux, bien entendu. Il y a des brebis galeuses partout. Mais les autres ont eu le bon goût de rester des fonctionnaires » I,2. Toute allusion à un quelconque dirigeant d’aujourd’hui serait purement fortuite.

Caligula se révolte contre l’absurde. «  C’est que tout, autour de moi est mensonge, et moi je veux qu’on vive dans la vérité ! » I,4. Il fait enseigner « la vérité de ce monde qui est de n’en point avoir » III,2. « On ne comprend pas le destin et c’est pourquoi je me suis fait destin. J’ai pris le visage bête et incompréhensible des dieux (…) – Et c’est cela le blasphème, Caïus. – Non, Scipion, c’est de l’art dramatique ! » III,2. Le storytelling n’est pas d’invention récente… Toute révolte est création, mais création contre le convenu, l’illusion, l’idéal. « Je n’aime pas les littérateurs et je ne peux supporter leurs mensonges » I,10 (à quoi ça sert à une guichetière d’avoir étudié ‘La princesse de Clèves’ ?). « Ce monde est sans importance et qui le reconnaît conquiert sa liberté » I,10. Or, le créateur est rarement compris : il n’est pas comme les autres ; ni imbu du ‘principe de précaution’. Cherea est le patricien raisonnable qui s’oppose à Caligula. «  J’ai envie de vivre et d’être heureux. Je crois qu’on ne peut être ni l’un ni l’autre en poussant l’absurde dans toutes ses conséquences. (…) Caligula – Il faut donc que tu croies à quelque idée supérieure. Cherea – Je crois qu’il y a des actions qui sont plus belles que d’autres » III,6.

Caligula va-t-il accepter son destin d’empereur et l’aimer ? Non, il ne le peut pas, et c’est là qu’il devient un homme négatif, trop faible, en prise avec ses démons. L’un d’eux est « la logique », cet orgueil sans amour, cette raison pure attirée vers le délire. Lui voudrait « la lune » et que « l’impossible soit possible ». Voilà ce qui serait important. Or en politique, à en croire les spécialistes, « tout est important : les finances, la moralité publique, la politique extérieure, l’approvisionnement de l’armée et les lois agraires ! Tout est capital, te dis-je. Tout est sur le même pied : la grandeur de Rome et tes crises d’arthritismes » I,7. Poussons donc jusqu’au bout cette logique occidentale binaire, scientiste, positiviste : « Écoute-moi bien, imbécile. Si le Trésor a de l’importance, alors la vie humaine n’en a pas. Cela est clair. (…) et puisque j’ai le pouvoir, vous allez voir ce que la logique va vous coûter. J’exterminerai les contradicteurs et les contradictions » I,9. La pique contre le capitalisme de la seule rentabilité est là ; mais aussi celle contre le marxisme et son explication totale du monde ; tout comme celle des volontaristes jacobins pour qui tout est politique et yaka imposer.

La prétention « scientifique » à dire la Vérité positive et à « résoudre les contradictions » est contenue dans les déclarations de l’empereur délirant. [Ce monde] « ma volonté est de le changer, je ferai à ce siècle le don de l’égalité » I,11. Tout juste ce que diront Marx et Engels dans ‘Le Manifeste’. Camus qui avait adhéré au PC algérien en 1935 le quittait en 1937 pour dogmatisme et indifférence tactique au colonialisme, époque où il commence Caligula.

Dès lors, l’empereur romain Caligula prend les traits de Staline (ou d’Hitler). Exiger l’impossible fait périr les hommes. Nul ne s’en rend compte, il faut « attendre que cette logique soit devenue démence » II,2. « Honnêteté, respectabilité, qu’en-dira-t-on, sagesse des nations, rien ne veut plus rien dire. Tout disparaît devant la peur » II,5. Or nul ne peut être libre contre les autres. Le jeune Scipion (17 ans), le double positif de Caligula et porte-parole de Camus jeune, le dit au dictateur. Comme Camus, il a perdu son père, tué par l’Etat Léviathan ; mais il n’en veut pas au destin, il comprend le tyran puisque tout le monde le laisse faire. La liberté s’avance collective, ou bien elle dégénère en tyrannie personnelle – quelles que soient les « bonnes » intentions initiales. « Cherea – J’ai le goût et le besoin de la sécurité. La plupart des hommes sont comme moi » III,6. « Il [Caligula] force tout le monde à penser. L’insécurité, voilà ce qui fait penser » IV,4. Le contraire des vaches ruminantes au chaud dans leur étable comme le disait Nietzsche des bons bourgeois repus de son temps. Le contraire des résignés gris des pays de l’Est, diront les dissidents.

Qui va se révolter, « poser un acte » ? Les jacteurs, les intellos, les bons bourgeois ? Évidemment pas, ils sont eux aussi constamment dans la posture, le théâtre, l’art dramatique. Hélicon, esclave affranchi par Caligula, les critique vertement : « Vous, les vertueux (…) ceux qui n’ont jamais rien souffert ni risqué. J’ai les drapés nobles mais l’usure au cœur, le visage avare, la main fuyante. Vous, des juges ? Vous qui tenez boutique de vertu, qui rêvez de sécurité comme la jeune fille rêve d’amour (…) sans même savoir que vous avez menti toute votre vie… » IV,6.

Caligula périra, mais moins par la révolte positive et courageuse que par la lâcheté de l’immonde bêtise. Celle que Flaubert fustigeait dans ses écrits, la courte vue des vaniteux offensés. Caligula : « la bêtise (…) Elle est meurtrière lorsqu’elle se juge offensée. (…) Les autres, ceux que j’ai moqués et ridiculisés, je suis sans défense contre leur vanité » IV,13. Albert Camus était bien de son temps, à décliner ainsi l’absurde du métro-boulot-dodo (L’Etranger), les raisons de vivre sans Dieu biblique ni foi marxiste (Le mythe de Sisyphe), et les dérives délirantes du pouvoir absolu (Caligula). En effet : où est l’homme, dans tout ça ?

Albert Camus, Caligula suivi du Malentendu, 1945, Folio, 5.89€

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Albert Camus, La peste

Souvent les lecteurs d’aujourd’hui préfèrent ‘L’Étranger’ à ‘La peste’ et je m’en étonne, trouvant ce dernier mieux réussi que le premier. Est-ce parce ce que l’étranger tue « un Arabe » et que cet acte fascine à la fois les pro et les anti ? Ou que la peste fait peur, tout comme la grippe à chiens et nains et celle de Sale RaS ? La philosophie humaniste de Camus prend toute son ampleur dans ‘La peste’, évoluant de la révolte individuelle (qui se termine mal) à la révolte commune (fraternelle) des humanistes. Le personnage de Rambert, jeune, amoureux, journaliste, et tiraillé entre la femme de sa vie au loin et ses amis de hasard proches, est emblématique : il choisit l’ici et maintenant de la fraternité au grand amour – mais personnel, futur et lointain.

C’est que ‘La peste’ est une allégorie. Le fléau qui s’abat sur la ville « innocente » a tout d’une tyrannie. Chacun y réagit à sa façon.

  • Le chrétien y voit la punition des péchés et se résout au fatalisme. Le personnage du père Paneloux s’abandonne, il refusera tout médecin parce que contradictoire avec les desseins de Dieu.
  • Le partisan y voit le moyen d’accoucher de l’Histoire et de réorienter les vices vers la vertu, ou bien de faire avec sa bande ses petites affaires. Le personnage de Tarrou, hanté par les condamnations à mort de la société bourgeoise a rêvé de la société communiste… jusqu’à ce qu’il assiste à un peloton d’exécution en Hongrie, au nom de la société future ; il se replie alors sur la contrebande.
  • L’humaniste à la Camus ne se veut ni héros, ni saint ; il se contente de faire ce qu’il doit, c’est-à-dire « bien son métier », solidaire de ses semblables, consentant à être ce qu’il est – ni Dieu, ni maître, ni esclave. Le personnage du docteur Rieux est le narrateur, objectif et détaché, dévoué et efficace. Celui qui, malgré le tragique de la condition humaine, ne baisse jamais les bras.

« Cela donnera à la vérité ce qui lui revient, à l’addition de deux et deux son total de quatre, et à l’héroïsme la place secondaire qui doit être la sienne, juste après, et jamais avant, l’exigence généreuse du bonheur », déclare le narrateur. Avec un coup de griffe aux médias, empressés de grands mots et de tout monter en épopée, il oppose les bons sentiments aux sentiments bons, « qui ne sont ni ostensiblement mauvais, ni exaltant à la vilaine façon d’un spectacle. »

Les incantations médiatiques à « la solidarité » (orchestrées pour le tsunami asiatique, le tremblement de terre en Haïti, la catastrophe nucléaire de Fukushima…) sont touchantes mais à côté. Démontrant « la terrible impuissance où se trouve tout homme de partager une douleur qu’il ne peut pas voir. » Inutile d’appeler à changer le monde, il faut simplement tout essayer là où l’on est, avec ses moyens humains. « Le salut de l’homme est un trop grand mot pour moi, dit le docteur Rieux au curé Paneloux, Je ne vais pas si loin. C’est sa santé qui m’intéresse, sa santé d’abord. » Car ce qui l’intéresse, c’est d’être un homme, ni un vertueux narcissique, ni un gourou paranoïaque, ni un dieu vivant – en bref aucune des figures de la gauche au temps de Camus… Seuls obtiennent ce qu’ils veulent ceux qui demandent « la seule chose qui dépende d’eux. »

L’épidémie révèle les dessous de la ville (les rats) mais aussi les dessous des âmes. Ceux qui sont de condition comme ceux qui n’en sont pas se retrouvent égaux face au malheur collectif. Grand, qui fait partie des petites gens, se révèle autant qu’Othon, juriste sec flanqué de « chiens savants » qui sont ses enfants. Son petit Philippe mourra, crucifié nu dans un lit par la peste, sans que cela sauve la ville. Le père biologique comme le père d’église s’y résignent, croyant que Dieu a un dessein caché ; ni Tarrou, ni le docteur Rieux ne s’y résignent, combattant jusqu’au bout ce scandale absolu de la souffrance d’enfant – même né « de classe » ! « Le mal qui est dans le monde vient presque toujours de l’ignorance, et la bonne volonté peut faire autant de dégâts que la méchanceté, si elle n’est pas éclairée », dit le narrateur, autrement dit Camus.

Allégorie de la société, la ville devient une prison dans laquelle d’autres prisons de quarantaine sont installées : les camps de prophylaxie. On ne peut que songer aux camps nazis ou aux camps soviétiques. La métaphore est claire : la peste est bien la peste brune que la Résistance a combattue. L’Administration glisse insensiblement de la rationalisation de bureau à la barbarie nazie : ne voilà-t-il pas que, pour d’excellentes raisons abstraites, sanitaires et sociales, on en vient aux convois de trams charriant des monceaux de cadavres nus qui seront enterrés pêle-mêle en fosses communes sous des couches de chaux vive puis, un peu plus tard, entassés en four crématoire ? Les camps staliniens de Kolyma, ou ceux de Pol Pot ou de Mao ne vaudront pas mieux. « Il faut bien le dire, la peste avait enlevé à tous le pouvoir de l’amour et même de l’amitié. Car l’amour demande un peu d’avenir, et il n’y avait plus pour nous que des instants. » L’« ingéniosité des bureaux » est une peste insidieuse présente au cœur de chaque société. « Ce qui est naturel, c’est le microbe. Le reste, la santé, l’intégrité, la pureté, si vous voulez, c’est un effet de la volonté et d’une volonté qui ne doit jamais s’arrêter. »

« Mais qu’est-ce que ça veut dire, la peste ? C’est la vie, et voilà tout. » Vie qui se termine mal comme chacun sait. Résister, c’est vivre, lutter avec ses seuls moyens contre les forces de mort. Menés par l’amour, « la tendresse humaine », la sympathie avec les êtres, la vie est tragique parce qu’un jour on meurt. Est-ce pour cela qu’il faut choisir le suicide de suite ? Suicide violent ou suicide lent des allégeances qui annihilent : celles au Parti, à la Vertu, à l’Histoire, à Dieu… Celles qui font renoncer tout simplement à être un homme.

Le message, à la parution du livre, est plus vaste que l’allégorie nazie que l’on a complaisamment vue. Camus reste donc, contre toutes les religions, les superstitions et les croyances (y compris politiques, y compris rationnelles-bureaucratiques), plus que jamais actuel.

Albert Camus, La peste, 1947, Gallimard Folio €5.89

Pléiade Oeuvres complètes tome II, 2006

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Albert Camus, L’Etranger et le Mythe de Sisyphe

Publiés volontairement à quelques mois d’intervalle, en pleine Occupation, le roman et l’essai se complètent et s’enrichissent l’un de l’autre. Le roman renouvelle la littérature française du temps par son objet et par son style ; l’essai propose une philosophie de notre temps, lassé de l’Idéalisme et des religions et avide d’agir concrètement dans le monde. Tous deux ont pour objet « l’absurde », qui est la question centrale du sens de la vie.

Meursault est un jeune adulte qui vient de perdre sa mère, vieille femme usée qui n’avait plus rien à lui dire depuis des années. Il travaille comme employé dans un bureau, déjeune chaque jour dans la même gargote chez Céleste, dort tard le dimanche et sort vaguement avec une fille parce qu’il ressent parfois le désir. Sa vie ne mène à rien ; il n’est qu’un rouage de la machine, sans aucune ambition. Il a pris ses petites habitudes et répugne à en changer, par paresse ou manque d’énergie. Il a des « copains » parce qu’ils sont là mais ne ressent rien de particulier envers eux. Il se laisse agir et le destin va engrener les circonstances pour en faire un meurtrier. Abasourdi et ne comprenant pas ce qui lui arrive, il ne va pas se défendre et se laisse aller à la guillotine. Étranger à la société, étranger à ses conventions comme à ses rites, Meursault s’évacue de la vie. Il dit ce qui est sans y mettre les formes et les autres, les institutions ne lui pardonnent pas ce réalisme qu’ils trouvent froid. Ils lui préfèrent l’idéal des apparences ou de la religion.

Au fond, s’il meurt, c’est pour la vérité du monde.

Or, dit l’essai, « il arrive que les décors s’écroulent. Lever, Tramway, quatre heures de bureau ou d’usine, repas, tramway, quatre heures de travail, repas, sommeil et lundi mardi mercredi jeudi vendredi et samedi sur le même rythme, cette route se suit aisément la plupart du temps. Un jour seulement, le ‘pourquoi’ s’élève et tout commence dans cette lassitude teintée d’étonnement. » Naît alors le mouvement de la conscience qui aboutit à l’éveil ou au renoncement.

Meursault, l’Etranger, renonce ; l’éveillé, c’est Don Juan, le comédien, le conquérant ou le créateur. Peut-être Meursault aurait-il pu trouver une bouée sur l’océan sans but de l’existence s’il avait accepté de « se marier » avec la fille, d’avoir des petits. Procréer c’est aussi créer, être comédien dans un rôle, voir conquérant. Mais son désir n’était pas assez fort. Il ne s’est pas révolté contre l’absurde de l’engrenage – ce que feront les étudiants de mai 68 contre le métro-boulot-dodo.

« L’une des seules positions philosophiques cohérentes, c’est ainsi la révolte. Elle est un confrontement perpétuel de l’homme et de sa propre obscurité. Elle est exigence d’une impossible transparence. Elle remet le monde en question à chacune de ses secondes. (…) Elle est cette présence constante de l’homme à lui-même. Elle n’est pas aspiration, elle est sans espoir. Cette révolte n’est que l’assurance d’un destin écrasant, moins la résignation qui devrait l’accompagner. » Ne pas consentir à l’absurde de la vie, ce n’est pas se réfugier dans un idéal ou un ailleurs ; ni sombrer dans le nihilisme qui conduit au suicide. Mais donner son prix à la vie, « l’intelligence aux prises avec une réalité qui le dépasse ». A un lecteur, Camus précisera : « L’effort de la pensée absurde (et gratuite), c’est l’expulsion de tous les jugements de valeur au profit des jugements de fait. » (Lettre à Pierre Bonnel, 18 mars 1943)

La position de l’homme absurde est celle du tragique grec : « l’indifférence à l’avenir et la passion d’épuiser tout ce qui est donné. » Vivre le plus et non le mieux – puisqu’il n’existe aucun code transcendant auquel obéir. Ce qui signifie « être en face du monde le plus souvent possible », lucide, réaliste, pragmatique. Ne pas se voiler la face ni travestir les choses ou les sentiments. Être là, ici et maintenant, ni dans le futur ni dans l’ailleurs. Ce qui signifie beaucoup, comme par exemple qu’aucune fin ne peut justifier des moyens intolérables – et qui fera le grand écart de Camus et de Sartre. « Sentir sa vie, sa révolte, sa liberté, et le plus possible, c’est vivre et le plus possible. » Ce qui veut dire agir – mais pas en suiveur d’un gourou ou d’un parti.

« Une révolution s’accomplit toujours contre les dieux, à commencer par celle de Prométhée, le premier des conquérants modernes. C’est une revendication de l’homme contre son destin : la revendication du pauvre n’est qu’un prétexte. Mais je ne puis saisir cet esprit que dans son acte historique et c’est là que je le rejoins. » Créer, c’est donner une forme à son destin. S’il n’y a pas de destinée supérieure, il y a bien un destin personnel. Ainsi en est-il de Sisyphe : « La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d’homme. »

Albert Camus, L’Etranger, 1942, Folio €4.37

Albert Camus, Le mythe de Sisyphe, 1942, Folio €6.93

Œuvres reprises dans Albert Camus, Pléiade tome 1, 1931-1944, sous la direction de Jacqueline Lévi-Valensi, 2006

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Albert Camus, Le premier homme

Mort dans un accident de voiture le 3 janvier 1960, Camus est resté longtemps oublié, ou presque. Les intellos ont suivi Sartre et sa mauvaise foi marxiste, son mépris pour Albert le non-normalien né à Alger et non dans les beaux quartiers parisiens, pas même agrégé de philo. D’autant que l’Algérie est restée une épine dans la mentalité française : une terre annexée un siècle que les politiques ont abandonnée malgré la victoire militaire, au nom du réalisme. Une bonne chose vue d’aujourd’hui, mais une belle entorse à l’époque à ces principes « universels » qui étaient sensés faire du Français l’instituteur du monde. Camus était sorti du peuple, il n’était pas membre actif du sérail, en somme. Avoir eu raison contre Sartre est resté son péché majeur. Le tempérament de Camus, sensuel et peu théorique, violent et hédoniste, préférant sa mère aux Grands Principes et l’humaine condition ici et maintenant à la Justice immanente, ne pouvaient qu’irriter les crânes d’œuf jamais sortis de Saint-Germain des Prés qui adoraient refaire le monde en théorie depuis les cafés enfumés.

D’où le malentendu de la France avec Albert Camus. Qu’un président bonapartiste, agité, touche à tout, le rallie à sa cause, idée susurrée on s’en doute par le préfet Guaino – n’augure rien de bon. Qu’Alain Finkielkraut, depuis longtemps catalogué par les aigris qui n’ont pas son talent, l’apprécie – voilà qui prépare de belles « polémiques ». Une polémique est une guerre de mots, propre aux petits intellos qui ne savent pas en faire de vraies. Tout les gendegôch tombés dans le marxisme étant petits se braquent déjà, donnant de la grosse caisse. Ces Obélix de la pensée préfèrent toujours se tromper avec le goulag qu’avoir raison avec l’humanisme libéral. La liberté est toujours un gros mot pour ceux qui savent mieux que vous ce qui convient à tout le monde. Les intellos affûtent leurs flûtes perfides pour démolir une fois de plus Camus. Pourquoi ne pas juger par soi-même en relisant l’auteur ?

La France qui pense affecte de se prosterner devant l’égal « bon sens » de tous les hommes, selon la Déclaration constitutive de son identité, cru 1789. Elle déteste qu’on oppose le bon sens populaire à ses délires intellos. Le style Camus, « trop » simple, didactique, instituteur, n’est pas au goût filandreux des normaliens élevés sous Hegel. Tout cela, l’auteur en avait la prescience : « Ce qu’ils n’aimaient pas, en lui, c’était l’Algérien ». Le terme Algérien est mis pour intellectuel déraciné, extérieur au parisianisme, méditerranéen charnel et sensé, pauvre et self-made-man. Rien chez Camus que la tradition puisse apprécier : ni la religion, ni l’institution – rien de ce qui est révéré par le Mammouth, ses éléphants et les petits sartreux.

‘Le premier homme’ est un roman autobiographique, le dernier auquel Camus travaillait avant sa mort par accident. Il offre la maturité de l’écrivain, quelques instants de pur bonheur humain. L’amour de la vie, la propension à l’amour des êtres, l’humanisme de Camus, resteront à mon humble avis plus longtemps que l’âme sèche de Sartre.

« Fragile, souffrant, tendu, volontaire, sensuel, rêveur, cynique et courageux » – ainsi se définit Albert Camus « à 29 ans ». Il est en quête du Père, de l’initiateur, lui qui porte le nom du mari d’état civil de sa mère mais peut-être les gènes de l’amant (fantasme un temps caressé par l’auteur, que les enquêtes ne confirment pas vraiment). « J’ai besoin que quelqu’un me montre la voie et me donne blâme et louange, non selon le pouvoir, mais selon l’autorité ». Quel intello précaire serait capable, aujourd’hui, de coucher (là, tout de suite sur la table) la différence entre pouvoir et autorité ? Pourtant, Albert a besoin de respecter, d’admirer, de prendre modèle, lui qui est seul. Il est bâtard, exilé de son vrai géniteur, exilé de son milieu, exilé de sa patrie. N’est-ce pas tout cela qui chiffonne l’intellocratie parisienne ?

Dans le chapitre « 6bis » sourd à chaque phrase l’émotion du père, celui qu’il s’est choisi. Louis Germain, instituteur IIIe République, a été pour le petit Albert le modèle paternel. « Craint et adoré en même temps », il est le père qui éduque et élève, « il en attrape presque toute la place », « fait partie de la nécessité ». Tout enfant a besoin d’une figure protectrice et exemplaire qui l’aide à grandir, à s’élever. « On l’aime le plus souvent parce qu’on dépend absolument de lui ». C’est grâce à Louis Germain qu’Albert Camus a pu entrer au lycée. Sa grand-mère, dure à la tâche, voulait le voir travailler dès sa sortie du primaire. Pourquoi ne pas mettre les cendres de Louis Germain au Panthéon, plutôt que celles d’Albert Camus ? Cette question du bon sens politique est celle d’Alain Finkielkraut. Jean Daniel ne serait pas contre.

Étrange époque que celle du lycée, contée dans le livre. Camus y décrit un monde à part, radicalement séparé de son monde familial où ni journaux, ni radio, ni livres n’avaient jamais pénétrés. On ne possède au foyer « que des objets d’utilité immédiate », on ne reçoit « que la famille ». Albert rattrape son retard social avec ses copains, le foot, la nage, la lutte contre le vent qui l’exalte, et la lecture où il s’évade.

Camus est de tempérament convivial, sociable, affectif. Il a « l’amour des corps depuis sa plus tendre enfance, de leur beauté qui le fait rire de bonheur sur les plages, de leur tiédeur qui l’attirait sans trêve, sans idée précise, animalement, non pour les posséder, ce qu’il ne savait pas faire, mais simplement entrer dans leur rayonnement, s’appuyer de l’épaule contre l’épaule du camarade, avec un grand sentiment d’abandon et de confiance, et de faillir presque lorsque la main d’une femme dans l’encombrement des tramways, touchait un peu longuement la sienne… » p.259.

Peut-on mieux dire l’attrait de la chaleur humaine ? Celle des semblables, les camarades, comme celle des femmes avec lesquelles on joue d’autres jeux ? L’attrait des corps gracieux, de la lumière qui en irradie, des peaux qui se frôlent ou se touchent, tout cela rayonne et Albert y est sensible. Est-ce une propriété de la Méditerranée à laquelle aucun parisien élevé entre les façades puritaines des logis haussmanniens et les murs gris d’anciennes casernes reconverties en lycées n’est sensible ? Il faut aimer la vie en son énergie même pour aimer autant les êtres. Camus est grec et nietzschéen, bien loin du catholicisme laïc et hiérarchiquement figé de Hegel, bien loin des ratiocinations alcoolisées et enfumées de Sartre. Camus a « cette ardeur affamée, cette folie de vivre », « la vie bondissante, renouvelée ».

C’est pour cela qu’on l’aime. Contre la mode, contre la prétention.

Albert Camus, Le premier homme (1961) publié en 1994, Gallimard Folio 2000, 380 pages, €5.89

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Nietzsche et la religion selon Camus

Dans L’Homme révolté, Camus analyse Nietzsche sous l’angle du nihilisme. Bien avant d’être prophète, le philosophe au marteau est clinicien. Comme pour Marx et pour Freud, la méthode critique reste la grandeur de l’œuvre. Toute prophétie se fige vite en dogme et dégénère en religion, alors que la méthode garde tout son pouvoir de lucidité sur le présent. A propos de Nietzsche, dit Camus, « le caractère provisoire, méthodique, stratégique en un mot, de sa pensée ne peut être mis en doute ».

Nietzsche a détruit toutes les idoles, il en a fait sa méthode. La lucidité d’Apollon brûle d’un trait de feu tout ce qui camoufle la mort de « Dieu », ce terme pris comme Absolu signifiant. Ce monde-ci n’a ni sens ni fin. Il poursuit sa marche aveugle, poussé par cet élan de se perpétuer et de se reproduire qui, des étoiles aux êtres vivants, est une « volonté » de puissance. Le terme français de volonté est probablement trop directif pour traduire le Wille zur  allemand : il n’y a pas d’intention dans ce vouloir, mais un élan impersonnel, la marque même du vital. D’où vient la vie ? Pourquoi cet élan ? Là est peut-être le divin, mais celui d’Héraclite, le « jeu » du monde, indifférent à la destinée de chaque être. Dieu est inutile, puisqu’il ne « veut » rien, puisqu’il n’a pas de fin dernière.

Sans unité ni finalité, le monde tel qu’il est ne peut être jugé. Sa valeur réside en lui-même, en la vie qui pousse. Tout jugement sur ce monde est donc jugement contre la vie. On compare ce qui est ici et maintenant à ce qui devrait être ou pourrait être, ailleurs ou dans l’avenir. Cela peut être le Paradis, la cité de Dieu, les idées éternelles, l’impératif moral ou la marche inexorable de l’Histoire, l’Etat réalisant l’Être… Tout ce fatras métaphysique, irréel, qui situe le vrai ailleurs que dans ce monde-ci, Nietzsche l’appelle « Dieu ». Il se révolte radicalement contre. La morale même, comme commandement socratique ou chrétien, institue un homme-reflet qui asservit l’homme réel. C’est vrai de toute religion, superstition ou utopie politique.

Voir ce qui se fait, vivre ce qui s’offre, est au contraire la sagesse. C’est le mouvement même de la science, la curiosité de l’exploration et l’élan de la démocratie. S’évader dans l’idéalisme, s’asservir à une Morale, une Doctrine, aux Puissants, est le contraire de la liberté : un esclavage aveugle ou – pire – consenti. Il est ainsi des hommes qui ont peur de la liberté et préfèrent se débarrasser de toute responsabilité par l’obéissance sans conscience. « C’est pas moi, c’est la volonté de Dieu, les conventions morales, la ligne du parti, les ordres des chefs ! »

Nietzsche n’a pas « tué » Dieu, ni même son idée, il l’a trouvé mort dans son époque. Dès lors, comment édifier une philosophie du « bien » vivre sans référence au-delà de la vie ? En éradiquant d’abord tous les oripeaux de l’idée, car comment bâtir sur des fondations branlantes ? « S’il attaque le christianisme, en particulier, c’est en tant que morale, écrit Camus. Il laisse toujours intacts la personne de Jésus d’une part et, d’autre part, les aspects cyniques de l’Eglise. On sait qu’il admirait en connaisseur les Jésuites. ‘Au fond, écrit-il, seul le Dieu moral est réfuté.’ »

Jésus n’est pas un révolté mais un acceptant. Il prend le monde tel qu’il est, refusant d’ajouter à son malheur. Pour cela, il consent à souffrir du mal qu’il contient. « Le royaume des cieux est immédiatement à notre portée. Il n’est qu’une disposition intérieure qui nous permet de mettre nos actes en rapport avec ces principes et qui peut nous donner la béatitude immédiate. Non pas la foi, mais les œuvres, voilà selon Nietzsche le message du Christ. A partir de là, l’histoire du christianisme n’est qu’une longue trahison de ce message. Le Nouveau Testament est déjà corrompu et, de Paul aux Conciles, le service de la foi fait oublier les œuvres. » L’idée du jugement est étrangère au Christ, qui est donc contre la morale fouettarde des châtiments et récompenses qu’a créé son Église. « De la bonne Nouvelle au Jugement dernier, l’humanité n’a pas d’autre tâche que de se conformer aux fins expressément morales d’un récit écrit à l’avance. » Imposant un sens imaginaire à la vie, le christianisme d’Eglise empêche de découvrir son vrai sens (qui est de ne pas en avoir). D’où les résistances successives envers Copernic, Galilée, Darwin, la république, le divorce, la pilule, le célibat des prêtres…

« Le même raisonnement dresse Nietzsche devant le socialisme et toutes les formes de l’humanitarisme. (Ils maintiennent) une croyance à la finalité de l’histoire qui trahit la vie et la nature, qui substitue des fins idéales aux fins réelles, et contribue à énerver les volontés et les imaginations. » Camus appelle ‘socialisme’ celui de Marx et des autoritaires, pas celui de la Commune qui crée en marchant, ni celui des syndicalistes proudhoniens qui n’a rien de messianique. L’esprit libre détruira ces fausses valeurs en dénonçant les illusions sur lesquelles elles reposent. Le bouddhisme parle du voile de Maya qui masque le réel.

Mais l’intelligence lucide, une fois décapé le socle du réel, ne peut justifier à elle seule la vie et son élan. L’absence de loi n’est pas la liberté car le chaos est une servitude : « si rien n’est vrai, rien n’est permis », traduit Camus. A l’homme donc, adulte, lucide et responsable, d’instaurer ses propres limites, de créer ses propres valeurs. Le monde est tragique, son mouvement est innocent, il faut aimer le devenir. « La liberté coïncide avec l’héroïsme », l’élan de la vie qui déborde crée une œuvre et les enfants. Il n’y a ni bien ni mal, mais l’innocence du devenir que chacun doit chevaucher à son rythme.

« Le monde est divin parce que le monde est gratuit. C’est pourquoi l’art seul, par son égale gratuité, est capable de l’appréhender. » La religion de Nietzsche est en l’homme même : en l’élan qui le pousse à vivre, en ses passions qui le canalisent, en son intelligence lucide et organisatrice. La noblesse que l’on conquiert vaut bien mieux que celle qui nous est concédée par héritage ou grâce divine. Le créateur est artiste. Ici et maintenant.

Albert Camus, L’Homme révolté, 1951, Folio, 240 pages, 7.41€

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Liberté d’enfance

L’eau, l’été, le soleil rendent les enfants des fontaines de joie. La sensualité de la peau nue et du mouvement collectif sont l’essence même de la liberté. Les odeurs des choses, des plantes, des bêtes, des femmes – et même de l’école – rappellent l’amour des corps, la camaraderie épaule contre épaule, le désir fou de vivre. Citations :

Albert Camus, Le premier homme, 4, Pléiade Œuvres complètes 2008, t.IV :

« En quelques secondes, ils étaient nus, l’instant d’après dans l’eau, nageant vigoureusement et maladroitement, s’exclamant, bavant et recrachant, se défiant à des plongeons ou à qui resterait le plus longtemps sous l’eau. La mer était douce, tiède, le soleil léger maintenant sur les têtes mouillées, et la gloire de la lumière emplissait ces jeunes corps d’une joie qui les faisait crier sans arrêt. Ils régnaient, sur la vie et sur la mer, et ce que le monde peut donner de plus fastueux, ils le recevaient et en usaient sans mesure, comme des seigneurs assurés de leurs droits leurs richesses irremplaçables. »

Jean-Pierre Chabrol, Les rebelles, Omnibus p.10

« Ce qui importe vraiment, c’est le pépiement appétissant des petits nageurs tout nus. Dès les premiers beaux jours, sur les morceaux dispersés de la digue – rompue jadis par quelques crue – la marmaille se bousculait, jouait, criait à poil. Le grouillement enfantin des trous d’eau, parmi les blocs noyés, c’était l’image même de la liberté, on n’en a jamais trouvé de plus précise, de plus pure. Les bruissements aigus du jeune poulailler, de loin déjà, donnaient envie de vivre. »

Albert Camus, Le premier homme, Pléiade Œuvres complètes 2008, t.IV p.913

« Cette nuit en lui, oui, ces racines obscures et emmêlées qui le rattachaient à cette terre splendide et effrayante, à ses jours brûlants comme à ses soirs rapides à serrer le cœur, et qui avait été comme une seconde vie, plus vraie peut-être sous les apparences quotidiennes de la première vie et dont l’histoire aurait été faite par une suite de désirs obscurs et de sensations puissantes et indescriptibles, l’odeur des écoles, des écuries du quartier, des lessives sur les mains de sa mère, des jasmins et des chèvrefeuilles sur les hauts quartiers, des pages du dictionnaire et des livres dévorés, et l’odeur surie des cabinets chez lui ou à la quincaillerie, celle des grandes salles de classe froides où il lui arrivait d’entrer seul, avant ou après le cours, les chaleur des camarades préférés, l’odeur de laine chaude et de déjection que traînait Didier avec lui, ou celle de l’eau de Cologne que la mère du grand Marconi répandait à profusion sur lui et qui donnait envie à Jacques, sur le banc de sa classe, de se rapprocher encore de son ami, le parfum de ce rouge à lèvres que Pierre avait pris à l’une de ses tantes et qu’à plusieurs ils reniflaient, troublés et inquiets comme des chiens qui entrent dans une maison où a passé une femelle en chasse, imaginant que la femme était ce bloc de parfum doucereux de bergamote et de crème qui, dans leur monde brutal de cris, de transpiration et de poussière, leur apportait la révélation d’un monde raffiné et délicat à l’indicible séduction, dont même les grossièretés qu’ils proféraient en même temps autour du bâton de rouge n’arrivaient pas à les défendre, et l’amour des corps depuis sa plus tendre enfance, de leur beauté qui le faisait rire de bonheur sur les plages, de leur tiédeur qui l’attirait sans trêve, sans idée précise, animalement, non pour les posséder, ce qu’il ne savait pas faire, mais simplement entrer dans leur rayonnement, s’appuyer de l’épaule contre l’épaule du camarade, avec un grand sentiment d’abandon et de confiance, et défaillir presque lorsque la main d’une femme dans l’encombrement des tramways touchait un peu longuement la sienne, le désir, oui, de vivre, de vivre encore, de se mêler à ce que la terre avait de plus chaud, ce que sans le savoir il attendait de sa mère, qu’il n’obtenait pas ou peut-être n’osait pas obtenir, et qu’il retrouvait près du chien Brillant quand il s’allongeait contre lui au soleil et qu’il respirait sa forte odeur de poils… »

C’est toute cette liberté que quittent les enfants aujourd’hui : jour de la rentrée.

Albert Camus, Le premier homme, Pléiade Œuvres complètes 2008, t.IV

Jean-Pierre Chabrol, Les rebelles, Omnibus

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Albert Camus, Noces

Dans le recueil ‘Noces’, écrit vers 1937 à 24 ans, le premier texte est une merveille. ‘Noces à Tipasa’ chante le bonheur de vivre, d’être tout simplement au monde, dans le paysage, en accord avec ses dynamiques. La richesse présente est si vaste qu’elle submerge. Il n’y a plus ni riche ni pauvre, ni puissants ni misérables, ni vallée de larmes ni promesse de paradis. Aucun plus tard offert à l’imagination ne peut égaler l’écrasante omniprésence de l’instant.

Tipasa est une cité romaine ruinée à quelque distance d’Alger, au bord de la Méditerranée et au pied du Chenous. « Au printemps, Tipasa est habitée par les dieux et les dieux parlent dans le soleil et l’odeur des absinthes, la mer cuirassée d’argent, le ciel bleu écru, les ruines couvertes de fleurs et la mer à gros bouillons dans les amas de pierres. » Ainsi commence le texte, tout empli d’observation attentive et d’empathie pour l’univers. Camus jeune est un païen qui vibre aux rythmes naturels ; il a en lui cette grande joie de vivre, cette énergie qu’il ressource au soleil et au vent, aux flots et à l’odeur des herbes.

« Nous marchons à la rencontre de l’amour et du désir. Nous ne cherchons pas de leçons, ni l’amère philosophie qu’on demande à la grandeur. Hors du soleil, des baisers et des parfums sauvages, tout nous paraît futile. » Foin des grands mots, des attitudes théâtrales, des postures héroïques tourmentées – la philosophie n’est pas dans la masturbation intello à la Hegel, ni dans les engagements à la Sartre, ni dans les prises de position des vertueux clamant leur vertu à la face des autres. La philosophie est l’art de bien vivre, dans la lignée des Grecs et de Montaigne. Elle est d’être ici et maintenant, et de réaliser au mieux sa condition d’homme.

« Ce n’est pas si facile de devenir ce qu’on est, de retrouver sa nature profonde. » Pour cela, il faut s’accorder à ce qui nous entoure, sans vouloir le contraindre, ni imaginer un ailleurs meilleur. « J’apprenais à respirer, je m’intégrais et je m’accomplissais. Je gravissais l’un après l’autre des coteaux dont chacun me réservait une récompense… » Fais ce que dois, tu n’es ni dieu ni diable mais homme tout simplement. Roule donc ton rocher comme le titan sur la montagne, puisque telle est ta condition. « Il faut imaginer Sisyphe heureux ».

« Voir, et voir sur cette terre, comment oublier la leçon ? Aux Mystères d’Eleusis, il suffisait de contempler. Ici même, je sais que jamais je ne m’approcherai assez du monde. Il me faut être nu puis plonger dans la mer, encore tout parfumé des essences de la terre, laver celles-ci dans celle-là, et nouer sur ma peau l’étreinte pour laquelle soupirent lèvres à lèvres depuis si longtemps la terre et la mer. » Le bonheur est le simple accord de l’être avec ce qui l’entoure. Bonheur encore plus grand dans le plus simple appareil, sens en éveil, tout entouré de nature.

Car la vérité humaine est la vie éphémère, celle du soleil qui précède celle de la nuit comme la vie précède la mort. Toute cité devient ruines et le bâti retourne à sa mère la nature. Est-ce pour cela qu’il ne faut point bâtir ? L’homme n’est pas un dieu, il ne vit pas dans l’éternité et son destin est tragique : il vit d’autant plus au présent qu’il n’existait pas au passé et qu’il n’existera plus au futur. Il se condamne à mourir par le seul fait de naître. Mais, durant sa courte vie, il construit pour lui et avec les autres. D’où son exigence d’agir ni pour plus tard ni pour ailleurs mais ici et maintenant son vrai destin d’homme.

« J’aime cette vie avec abandon et je veux en parler avec liberté : elle me donne l’orgueil de ma condition d’homme. » C’est la grandeur de la bête intelligente d’être consciente de son destin. Lucide comme la lumière, exigeant la vérité qui tranche comme le rai de soleil. « Je ne revêts aucun masque : il me suffit d’apprendre patiemment la difficile science de vivre qui vaut bien tout leur savoir vivre. » La société, en effet, déforme. Trop contrainte de puritanisme paulinien, de mépris d’Eglise pour l’ici-bas, de convenances bourgeoises. Il faut se découvrir, se construire, se prouver. « Connais-toi toi-même », exhortait le fronton  du temple d’Apollon à Delphes ; « deviens ce que tu es », exigeait Nietzsche ; « fais craquer tes gaines » proposait Gide ; soit « ami par la foulée » criait Montherlant. Ce sont les références d’Albert Camus en ses années de jeunesse, auxquelles il faut ajouter Jean Grenier, qui fut son professeur.

« Tout être beau a l’orgueil naturel de sa beauté et le monde aujourd’hui laisse son orgueil suinter de toutes parts. Devant lui, pourquoi nierai-je la joie de vivre, si je sais ne pas tout renfermer dans la joie de vivre ? Il n’y a pas de honte à être heureux. Mais aujourd’hui l’imbécile est roi, et j’appelle imbécile celui qui a peur de jouir. » Les ‘Noces’ de Camus sont celles de l’être et du monde, celles de l’auteur avec sa terre maternelle. Les autres textes du recueil sont dans le ton : le vent à Djémila, l’été à Alger, le désert dans la peinture italienne. Il s’agit toujours de se plonger dans le monde, de se mettre en accord avec lui, d’accomplir pleinement son destin humain. Ce n’est pas simple hédonisme, mais bel et bien vertu. Le soleil égal donne la même couleur aux gens ; l’amour et l’amitié font jouir et faire ensemble ; le respect de la nature qui exalte et qui permet rend libre, avec le sentiment d’éphémère. Égalité, fraternité, liberté, c’est toute une philosophie de jeunesse qui est donnée là. L’élan, la vigueur, l’entente.

Le persiflage intello français aime à répéter ce bon mot qu’Albert Camus serait un philosophe pour classes Terminales ; il apparaît plutôt comme un philosophe de la jeunesse. En mon adolescence j’aimais bien Sartre pour son exigence de liberté ; je me suis très vite senti plus attiré vers Camus, à mon œil moins histrion. Chacun choisit selon son tempérament.

Albert Camus, Noces suivi de l’Eté, 1938, Folio €5.41

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Albert Camus le Méditerranéen

A plusieurs reprises Albert Camus s’est affirmé porteur d’une culture « méditerranéenne » opposée à la culture « du nord ». Il s’est voulu héritier des Grecs, lucide, clair et populaire, contre les brumes jargonnantes et élitiste de « l’idéologie allemande ». Dans ‘L’exil d’Hélène’, texte qu’il date de 1948 et paru dans le recueil d’essais ‘L’été’, il précise cette appartenance.

La pensée méditerranéenne est celle du soleil. Son tragique est celui du soir où « monte alors une plénitude angoissée ». Le soir qui masque la beauté dans l’obscurité. Qu’est-ce que la beauté ? C’est le sens clair des proportions et des limites, une harmonie. « La pensée grecque s’est toujours retranchée sur l’idée de limite. Elle n’a rien poussé à bout, ni le sacré, ni la raison, parce qu’elle n’a rien nié, ni le sacré, ni la raison. Elle a fait la part de tout, équilibrant l’ombre par la lumière. » Il oppose cette paix avec le monde à l’inquiétude névrosée de la pensée d’Europe du nord, cette maniaquerie obsessionnelle en quête de « la totalité », d’empire absolu de la raison sur les choses.

Camus limite le nord européen aux penseurs allemands du XIXe. On peut trouver pourtant dans les sagas scandinaves un bon reflet de ce qu’il appelle la pensée grecque : l’amour tragique de la vie, le souci de l’équité et des libertés, le débat au parlement, l’exil plutôt que la condamnation à mort. A l’inverse, nombre de cultures méditerranéennes aliènent leur existence à un Dieu jaloux ou à un Livre prophétique, ne vivant que pour le Salut dans l’obéissance absolue au Texte. Prenons donc l’antinomie camusienne entre Méditerranée et Nord pour ce qu’elle est : une abstraction, un ideal-type.

La justice, pour les Grecs, est une balance qui équilibre ; la limite d’un plateau est toujours le poids de l’autre plateau : pour les hommes, la liberté commence où s’arrête celle des autres. Dans l’idéologie allemande (hégélienne issue de la platonicienne), au contraire, la Justice doit être absolue, « totale » – ou elle n’est pas. Tout compromis est inéquitable, même s’il est provisoire. On ne vit que dans l’éternel immédiat et l’absolu pour toujours. Le nord préfère la puissance (Hegel, Marx) à l’aveu méditerranéen qu’on ne sait pas tout (Socrate). La maîtrise du ciel et de la terre par la raison a déplacé les bornes, tout est vide hors le raisonnement – même l’énergie de vivre. On ne fait plus d’enfant par désir mais seulement si cela ne dérange pas la carrière et en sachant combien ça coûte.  « Nous tournons le dos à la nature, nous avons honte de la beauté ». Telle est la conscience des villes.

« C’est le christianisme qui a commencé de substituer à la contemplation du monde la tragédie de l’âme. » Le monde est beau, ici et maintenant. Les eschatologies religieuses ou laïques méprisent ce monde-ci et le maintenant : ils le voient comme ces ombres sur les murs de la caverne. Ils veulent le changer, ils désirent une autre vie dans l’au-delà de la caverne ou dans l’avenir radieux, forcément radieux. « Tandis que les Grecs donnaient à la volonté les bornes de la raison, nous avons mis pour finir l’élan de la volonté au cœur de la raison, qui en est devenue meurtrière. » Ce ne sont ni l’industrie des chambres à gaz, ni l’organisation bureaucratique contraignante du socialisme « réel », ni la science appliquée à Hiroshima, ni l’explosion des subprimes qui le démentiront… Seul le rationnel est réel, disait l’autre, mais quand le réel se borne au rationalisme, il délire dans l’ivresse logique du docteur Folamour ! « Les Grecs n’ont jamais dit que la limite ne pouvait être franchie. Ils ont dit qu’elle existait et que celui-là était frappé sans merci qui osait la dépasser. Rien dans l’histoire d’aujourd’hui ne peut les contredire. »

Les adeptes de la Raison pure, ceux qui veulent transformer le monde faute de le comprendre sont des tyrans dangereux. « L’esprit historique et l’artiste veulent tous deux refaire le monde. Mais l’artiste, par une obligation de sa nature, connaît ses limites que l’esprit historique méconnaît. C’est pourquoi la fin de ce dernier est la tyrannie tandis que la passion du premier est la liberté. » Camus rejoint Nietzsche du côté des artistes, des créateurs de monde – à l’opposé de Marx héritier de Hegel et de sa pesante prophétie de l’Histoire, trop contente d’elle-même. « L’ignorance reconnue, le refus du fanatisme, les bornes du monde et de l’homme, le visage aimé, la beauté enfin, voici le camp où nous rejoindrons les Grecs. »

Camus conclut – prophétique dès 1948 ! : « D’une certaine manière, le sens de l’histoire de demain n’est pas celui qu’on croit. Il est dans la lutte entre la création et l’inquisition. »

Nous avons nous-même trop de respect des êtres pour suivre les inquisiteurs.

Albert Camus, Noces suivi de l’Eté, 1938, Folio €5.41

Albert Camus, Oeuvres complètes tome 3 Pléiade, 2009 

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Albert Camus, L’Homme révolté

Comment légitimer la révolte de l’être humain contre son destin ? C’est dans cette entreprise que se lance Camus depuis les premiers jours de la guerre et qu’il approfondira durant la Résistance. Il écrit donc en 1951 un essai non dans l’abstrait, mais à partir de son expérience vécue. Autant Sisyphe symbolisait l’absurde de la condition humaine, autant Prométhée mène la révolte. Et pourtant : le titan ne se révolte que contre Zeus, pas contre la Création. Pareil pour le Caïn de la Bible qui tue son frère par jalousie de le voir préféré par le Père pour des raisons incompréhensibles. Il faut attendre le Dieu fait homme pour que la révolte métaphysique prenne un sens et que l’unité de l’homme se cherche dans la totalité. Mais tout détruire pour poser son désespoir n’est que nihilisme – mot qui hante Camus. Comment fonder une révolte qui, du mouvement négatif, crée un acte positif ?

Il va successivement en énoncer la volonté (métaphysique), puis l’histoire et enfin le sens (la pensée de midi). Mais le plan en 5 parties au lieu de 3 rend la structure peu lisible. Les ruptures de style font que, si l’auteur est captivant pour ce qu’il connaît bien (les Grecs, les nihilistes russes, Nietzsche, Marx), il est parfois sentencieux et pesant sur le reste. Le panorama philosophique, littéraire et historique vaut cependant toujours pour la synthèse organisée qu’il offre de cette propension à la révolte qui est en chacun des hommes.

L’absurde est un doute méthodique sur l’existence ; la révolte un non à une situation, en même temps qu’un oui à une valeur de liberté qui ne peut exister sans solidarité. La révolte n’est pas le ressentiment car le révolté n’envie pas ce qu’il n’est pas mais défend ce qu’il est. L’esclave se révolte contre le maître et reconnaît ce qu’il trouve en lui et chez ses frères exploités : la dignité humaine. Sa violence est « nécessaire et inexcusable » ; elle va donc se heurter aux limites, tout aussi nécessaires, de la dignité humaine. Qui ne l’a pas compris et vécu est un nihiliste, version collective du suicidaire.

Camus est anti-Hegel. La sagesse est la mesure du ‘non’ comme du ‘oui’ dans le même être, en cela Camus est grec – « méditerranéen », dit-il, opposé aux brumes maniaques de « l’idéologie allemande ». La démesure est de piétiner les limites de l’autre et de croire seule vraie sa propre liberté (individuelle comme Sade ou collective comme soviétique). Dieu est mort et tout est relatif, l’affirmation de vérité revient donc à imposer la loi du plus fort : ne rien croire signifie que tout est permis et que la fin justifie tous les moyens. Lénine comme Hitler l’ont bien compris : les vainqueurs imposent leur vision du monde et règnent en maîtres (baptisés « guides ») sur les troupeaux d’esclaves (les masses) forcés à travailler en camps.

Camus voit dans la révolte le fondement de la communauté humaine, « je me révolte, donc nous sommes », car toute liberté personnelle ne peut s’exercer que grâce à la liberté des autres. C’est pourquoi tout meurtre au nom du bien empêche le bien d’advenir. Il ne s’agit pas d’être paralysé par l’indécision ou d’accepter tout ce qui advient y compris le mouvement de l’Histoire (quiétisme). Il s’agit d’endosser une « culpabilité calculée », d’être un « meurtrier innocent » ou « délicat ». La fin ne justifie pas n’importe quel moyen ; ce sont au contraire les moyens qui changent la fin en libération (affirmation de dignité) ou en tyrannie (nouvel esclavage).

Le révolté n’est pas Dieu puisqu’il se heurte au pouvoir de révolte de tous les autres individus. Les adolescents russes de 1905 ont atteint pour Camus « le plus haut sommet de l’élan révolutionnaire », tuant les principes en la personne du tsar ou du grand-duc mais ayant scrupule à tuer avec eux les enfants qui peuvent les accompagner. Scrupule que n’auront ni Lénine ni les révolutionnaires professionnels après lui, ni évidemment les terroristes à la Ben Laden, ce qui déconsidère toute leur action et conduit à une exploitation pire que la précédente. Car la bonne conscience justifie n’importe quel crime au nom du bien ! Tkatchev, auquel Lénine a emprunté sa notion de socialisme militaire, ne proposait-il pas de supprimer tous les Russes au-dessus de 25 ans comme incapables d’accepter les idées nouvelles ?

Le nihiliste ne croit pas à ce qui est, le révolutionnaire croit à ce qu’on lui dit de l’avenir – tous sont hors du présent ici et maintenant. Camus cherche à retrouver une pensée « à hauteur d’homme » et à affirmer le ‘nous’, la « longue complicité des hommes aux prises avec leur destin ». Les tensions ne se résolvent jamais, telle est la condition humaine : entre violence et non-violence, justice et liberté, être et devenir – toujours il faut de la mesure, tester les limites. Sans jamais basculer vers l’un ou l’autre des extrêmes, au risque de quitter la dignité humaine. S’il y a une dialectique, il n’est point de synthèse définitive ni de fin de l’histoire. Sauf à détruire le monde et toute l’espèce humaine.

C’est le drame du marxisme, pensée vivante chez Marx, devenue mausolée avec ses disciples : « Le malheur est que la méthode critique qui, par définition, se serait adaptée à la réalité, s’est trouvée de plus en plus séparée des faits dans la mesure où elle a voulu rester fidèle à la prophétie. On a cru, et ceci est déjà une indication, qu’on enlèverait au messianisme ce qu’on concèderait à la vérité. Cette contradiction est perceptible du vivant de Marx. La doctrine du ‘Manifeste communiste’ n’est plus rigoureusement exacte, vingt ans après, lorsque paraît ‘Le Capital’ ». Marx était de son temps et son messianisme était donc bourgeois de son siècle : « Le progrès, l’avenir de la science, le culte de la technique et de la production sont des mythes bourgeois qui se sont constitués en dogmes au XIXè siècle. On notera que le ‘Manifeste communiste’ paraît la même année que ‘L’avenir de la science’ de Renan ».

A la parution de ‘L’Homme révolté’, le socialisme soviétique est au firmament, fort de la victoire acquise sur le nazisme grâce à l’armée rouge et à l’industrialisation russe à marche forcée sous Staline. Le marxisme-léninisme est la religion laïque des intellectuels. Qui dit ses doutes est vite excommunié, traité de fasciste avec la nuance qui fait toute la beauté maléfique de la gauche. Sartre : « tout anti-communiste est un chien, je ne sors pas de là ». La droite accueille bien le livre, donc les intellos de gauche lui trouvent des défauts dont le moindre n’est pas sa tentative de « sortir de l’histoire » (Francis Jeanson, compagnon de route), péché suprême pour les marxistes ! Puisque Camus n’est pas le rouage froid de la révolution, le militant professionnel indifférent aux vies humaines au nom des Fins, il n’a qu’une « morale de Croix-Rouge ». Sartre en rajoute en appelant à être dans l’histoire, ce qui fit à l’époque une grosse polémique « à la française », bien datée aujourd’hui. Son objet se résume en gros à la question : « y a-t-il autre chose que le marxisme ? » La réponse de Sartre était évidemment « non » puisqu’il savait, se science infuse, la Vérité. La réponse de l’histoire a été « oui »…

Camus : « Aussitôt que la révolte, oublieuse de ses généreuses origines, se laisse contaminer par le ressentiment, elle nie la vie, court à la destruction, et fait se lever la cohorte ricanante de ces petits rebelles, graine d’esclaves, qui finissent par s’offrir, aujourd’hui, sur tous les marchés d’Europe, à n’importe quelle servitude. » Nous ne sommes pas sortis de cette pose théâtrale si forte dans la France intello-médiatique, de cette attitude bien-pensante de la doxa de gôch, en bref de la comédie humaine !

Facétie de l’histoire : les Arabes, méprisés en tant qu’immigrés quémandeurs de prestations asociales auprès de l’ancien colonisateur jeté à la mer, les Arabes se révoltent. Sans ressentiment mais pour la dignité. Sans pose médiatique mais avec rassemblement de foule et morts inévitables. Une belle leçon à nos intellos médiatiques, théâtreux enflés de tribune, jamais sortis de leurs écoles confortables où ils ont l’emploi garanti à vie.

Albert Camus, L’Homme révolté, 1951, Gallimard Folio essais, 240 pages, €7.41

Albert Camus, Œuvres complètes tome 3, Gallimard Pléiade 2008, édition Raymond Gay-Crosier, 1504 pages, €66.50

Camus et les révoltes arabes dans Rue89
Camus libertaire par Michel Onfray dans le Nouvel Observateur

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Albert Camus fustige la France haineuse

Dans son avant-propos de 1958 à ses ‘Chroniques algériennes – Actuelles III’, Albert Camus n’évoque pas seulement le climat délétère de la période. Il généralise un tempérament français depuis la Révolution et peut-être même d’avant.

Il évoque « une France déjà empoisonnée par les haines et les sectes. Il y a en effet une méchanceté française à laquelle je ne veux rien ajouter. (…) Depuis vingt ans, particulièrement, on déteste à ce point, chez nous, l’adversaire politique qu’on finit par tout lui préférer, et jusqu’à la dictature étrangère. Les Français ne se lassent pas apparemment de ces jeux mortels. Ils sont bien ce peuple singulier qui, selon Custine, se peindrait en laid plutôt que de se laisser oublier. Mais si leur pays disparaissait, il serait oublié, de quelque façon qu’on l’ait maquillé et, dans une nation asservie, nous n’aurions même plus la liberté de nous insulter. »

C’était avant guerre l’apanage de la droite que de fustiger la république et le parlementarisme. Plutôt Hitler que Blum ! La haine contre les partageux était plus forte que le patriotisme, aboutissant à la Collaboration et aux dénonciations de clocher par millier auprès de la Gestapo.

Après la guerre, ce fut l’apanage de la gauche que de fustiger le régime impuissant et son libéralisme. L’œil de Moscou était le phare universel de la pensée et les Français adorent se vautrer au pied de l’universel, croyant ainsi exister. Plutôt rouges que mort ! La haine de l’Amérique était plus forte que le patriotisme, aboutissant à ces trahisons de militants scientifiques ou diplomates au profit de l’URSS, à ces trahisons culturelles au profit de la Chine maoïste et à ce terrorisme d’extrême gauche que Sartre a su heureusement limiter.

Tous ces révolutionnaires qui veulent changer le monde faute de pouvoir se changer soi, tous ces aigris, emplis de ressentiment contre la mère patrie et l’autorité du père, « savez-vous ce qui les explique » demande Camus ? Dans son adaptation théâtrale du roman de Dostoïevski ‘Les Possédés’, il proclame : « La haine. Oui. Ils haïssent leur pays. Ils seraient les premiers à être terriblement malheureux si leur pays pouvait tout à coup être réformé, s’il devenait extraordinairement prospère et heureux. Ils n’auraient plus personne sur qui cracher » (I, 3).

La haine. Ce fut récemment un film de Mathieu Kassowitz sur la banlieue. C’est le ressort de la gauche anti, forcément anti. Tous ceux qui vouent une haine viscérale à tout ce que représente Sarkozy, mais qui trouveraient aussi bien à haïr n’importe qui du moment qu’il ne chante pas avec eux. La haine entre Martine et Ségolène, Laurent et François, Benoit et Dominique. Sans parler du Mélenchon qui hait les élites, l’Europe et le monde entier converti au capitalisme. Ou Besancenot, ou Le Pen, ou Villiers, ou Dupont-Aignan ou Villepin. Tous ces politiciens se haïssent entre eux, ils se font de l’ombre, ils haïssent le peuple qui les boude, versatile, et les élites qui les snobent et ne les reconnaissent pas.

La haine : c’est cela la politique en France. L’instinct vil qui jalouse, la passion colérique qui veut détruire, la raison froide qui manipule.

La haine issue du ressentiment, ce ressort mortifère qui était pour Nietzsche la seule énergie des esclaves et, pour Freud, la passion de mort des impuissants.

Rares sont les politiciens français qui veulent la grandeur du pays et le bonheur des gens. Ce pourquoi de Gaulle est un souvenir nostalgique, comme Mendès-France.

Albert Camus, Chroniques algériennes 1939-58, Folio, 2002, 6.93€

Albert Camus, Œuvres complètes 1957-59, Pléiade t. IV, 2008

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