Au hasard d’un bal auquel est invité l’officier de santé Charles Bovary, accompagné de son épouse, Gustave Flaubert fait une digression curieuse :
« Quelques hommes (…) se distinguaient de la foule par un air de famille, quelles que fussent leurs différences d’âge, de toilette ou de figure.
« Leurs habits, mieux faits, semblait d’un drap plus souple, et leurs cheveux, ramenés en boucles vers les tempes, lustrés par des pommades plus fines. Ils avaient le teint de la richesse, ce teint blanc que rehausse la pâleur des porcelaines, les moires du satin, les vernis des beaux meubles, et qu’entretient dans sa santé un régime discret de nourritures exquises. Leur cou tournait à l’aise sur des cravates basses, leurs favoris longs tombaient sur des cols rabattus ; ils s’essuyaient les lèvres à des mouchoirs brodés d’un large chiffre, d’où sortait une odeur suave. Ceux qui commençaient à vieillir avaient l’air jeune, tandis que quelque chose de mûr s’étendait sur le visage des jeunes. Dans leurs regards indifférents flottait la quiétude de passions journellement assouvies ; et, à travers leurs manières douces, perçait cette brutalité particulière que communique la domination de choses à demi faciles, dans lesquelles la force s’exerce et où la vanité s’amuse, le maniement des chevaux de race et la société des femmes perdues » – Madame Bovary, I.8.
Air de famille pour l’entre-soi, teint de la richesse pour cette prospérité du corps que donne la vie à l’aise, maturité jeune tout au long de la vie, brutalité de décision sous les manières douces – ainsi sont décrits les dominants de la société du temps, sous le Second empire. Mais cet air de famille, nous le reconnaissons aujourd’hui dans les mêmes termes.
Il n’est que de fréquenter par exemple les milieux financiers, comme je l’ai fait des décennies, pour observer in situ ce qui différencie la domination de la simple situation. Tous les experts de la finance ont des salaires confortables et des primes substantielles (c’est moins vrai aujourd’hui pour les primes). Mais, lors des réunions-déjeuners dans les grands hôtels parisiens ou genevois, hôtel de Crillon, Bristol, Ritz, George V ou hôtel des Bergues, « quelques hommes se distinguaient de la foule par un air de famille ». Ceux-là étaient les dominants, les vraies fortunes qui font la puissance.
Car il ne suffit pas d’avoir de l’argent pour avoir une fortune ; il ne suffit pas de gagner beaucoup pour dominer. L’argent peut acheter presque tout, sauf… « à travers [les] manières douces, cette brutalité particulière que communique la domination ». Il faut y être né, en avoir été baigné, entouré d’une famille élargie et d’amis de même sorte, élevé dans des écoles privées et des collèges particuliers, se fréquenter ensemble aux rallyes et dans les grandes écoles. Il faut être formé et formaté depuis des générations pour en être.
La vraie fortune n’est pas seulement les biens, la vraie richesse n’est pas seulement l’accumulation. La fortune est une destinée, voire une chance ; la richesse est une fécondité, voire un éclat. Chacun peut bâtir son destin en saisissant sa chance, mais la fortune ne s’établira qu’avec les générations ; chacun peut se doter d’une richesse intérieure culturelle et accumuler un capital social, mais nul ne devient riche sans un long processus.
« Le statut prime l’argent », dit d’ailleurs un spécialiste. « L’éducation commence tôt pour apprendre les bons usages, les bonnes fréquentations, la culture de référence. Cette éducation va au-delà de l’instruction : elle vise à forger le caractère et à renforcer l’identité familiale et sociale. Elle est maintien, comportement, langage. Elle signale l’appartenance. Il s’agit de tenir son rang » (Gestion de fortune, 2009).
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