Méfiance quotidienne

En me promenant en grande banlieue parisienne en ces temps de post–Covid, je remarque combien la façon de vivre a changé depuis trente ans. Dans les années 1930, de hauts murs de 2,50 m bordaient les jardins, en serrant les rues de remparts de part et d’autre. Les maisons nouvelles des années 1970 ont vu plutôt le surgissement de clôtures basses, de haies clairsemées, voire pour certains, pas de clôture du tout à la mode américaine. Depuis quelques années, les hautes clôtures de pierre pleine reviennent à la mode. Les maisons neuves enserrent leur terrain de murs élevés, flanqué de grilles fermées sans aucune poignée, à ouverture électrique et caméra de surveillance.

Ce ne sont que quelques signes parmi d’autres de la méfiance généralisée qui se répand dans la société française, même parmi les classes moyennes et aisées jusqu’ici préservées par leur culture et leur éducation. Désormais, on doute de tout et le net répand le n’importe quoi que la répétition finit par faire croire.

L’entre soi exige que l’on construise une piscine dans son jardin plutôt que d’aller à la piscine municipale ou, pire, nager avec les gamins du peuple tout nu dans la rivière comme il y a peu. Laquelle est d’ailleurs interdite depuis quelques années seulement par « principe de précaution » pour cause de pisse de renard qui pourrait donner, via quelques égratignures, une zoonose. Cela ne gênait pas les ados de le transgresser il y a quinze ans encore, c’est un interdit strictement respecté aujourd’hui.

De même, le torse nu, si naturel et courant en Ukraine par exemple, ne se porte plus dans la rue, en vélo, ni même sur les pelouses publiques, il est réservé aux lieux privés, au stade et aux espaces de sports où les grands ados trouvent à se défouler. Même le skate se pratique désormais en tee-shirt, ua rebours de la mode lancée par les Californiens. Et le short s’est transformé en bermuda jusqu’aux genoux, voire en pantacourts, même durant les canicules. Montrer ses cuisses ou son torse est considéré aujourd’hui comme pornographique : une étape vers le voile intégral et la djellaba ras les chevilles même pour les garçons ? Contrairement à il y a 30 ans, les filles ne viennent plus flirter avec les gars dépouillés par l’exercice, lesquels se mettaient gaiement en valeur, mais restent soigneusement en bande de trois ou quatre dans des activités séparées, rarement en public.

J’ai même vu, la semaine dernière, des primes adolescents de 12 et 13 ans vaguer dans la rue après collège en portant le masque sur la figure. Il n’est plus obligatoire depuis un mois mais l’habitude est prise et ce serait dirait-on comme se promener sans slip que de ne plus le porter. On n’est plus rebelle à cet âge-là, comme si l’infantilisation se prolongeait plus longtemps qu’avant. Je me suis laissé dire que la sexualité se trouve retardée de plusieurs années par rapport aux années 1970 et 1980 – sauf dans les collèges parisiens où dès la sixième se passeraient des choses étranges dans les toilettes, en raison des films pornos librement visibles sur YouTube. Mais ce n’est pas pour cela que reviennent les amitiés fiévreuses et chastes des adolescents des années 30 racontées dans les romans scouts. L’amitié aujourd’hui est plus un compagnonnage d’habitude, une façon miroir de se regarder soi-même et d’évoquer ses propres problèmes devant une oreille complaisante.

La pandémie de Covid n’a évidemment rien arrangé, elle a surtout précipité des tendances latentes.

Celle à la méfiance généralisée, allant jusqu’au soupçon de complot de la part de tout ceux qui vous dominent et que vous connaissez mal (le patron, le député, le ministre – mais moins le voisin, le maire ou même le président).

Celle au repli sur soi, à sa famille proche et à son clan, dans son petit quartier préservé derrière de hauts parapets.

Celle du refus de participer à des activités collectives, sauf le foot pour les garçons ou la danse et parfois le judo pour les filles ; même le tennis, qui faisait autrefois l’objet de « défis » poussant à connaître les autres, ne se pratique plus qu’entre potes ou en famille. La fête est plus importante entre amis autour d’un barbecue dès le printemps venu que lors des réjouissances collectives organisées par la commune. Seule la « fête des voisins » connaît un certain succès, mais dans certains quartiers seulement, et en excluant les autres rues. Méfiants, les gens ressentent tout de même une curiosité pour ceux qui les entourent ; s’ils ne se livrent pas, ils posent quantité de questions.

La « crise » (qui dure depuis 50 ans), la pandémie, l’avenir des retraites et de la dette, les prix, la guerre désormais à nos portes grâce aux néofascistes du monde entier encouragés par ceux de chez nous et les candidats collabos, l’école en faillite, la justice effondrée, l’hôpital explosé, les services publics décatis – tout cela encourage le repli, le sentiment qu’il faut désormais se débrouiller tout seul, ne rien dire et n’en faire pas moins dans la compétition sociale où les rares places sont de plus en plus chères.

C’est tout cela que l’on peut observer dans les rues d’une petite ville de la grande banlieue verte d’Île-de-France où je réside en pointillés depuis un demi-siècle.


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