Nietzsche parodie la Cène des Évangiles

Parvenu à ce point de son Ainsi parlait Zarathoustra, Nietzsche s’amuse un peu. Le rire n’est-il pas le propre de l’homme (Rabelais)… supérieur (Nietzsche) ? Jean d’Ormesson notait que « Dieu ne rit jamais ». Les humains qui se sont élevés, rencontrés par la montagne, Zarathoustra les a réunis dans sa caverne pour un repas en commun.

Mais les nourritures ne sont pas celles de Jésus, le pain et le vin. Zarathoustra ne mange pas de pain, comme tous les solitaires, mais de la viande, des fruits et des racines. De même ne boit-il pas de vin, comme tous les solitaires, mais de l’eau pure de la montagne. Pour faire du pain et du vin, il faut vivre en troupeau, en société, créer des lois, un État, se soumettre à la multitude ou au tyran. Pas de ça chez Zarathoustra, l’être libre ! Il reste pré-néolithique, chasseur-cueilleur nomade dans sa tête, et pas sédentaire.

Encore une preuve que le fascisme ne convient pas à Nietzsche, ce régime d’État totalitaire qui embrigade tous les humains pour les faire servir Moloch. Pas plus que la religion (n’importe quelle religion) qui embrigade les consciences par l’effroi de l’au-delà infernal possible, et du péché à chaque pas en cette vie. Hitler était végétarien, dit-on, pas Zarathoustra ! « L’homme ne vit pas seulement de pain, il vit aussi de bonne viande et j’ai ici deux agneaux. Qu’on les dépèce vite et qu’on les apprête, aromatisés de sauge : c’est ainsi que j’aime la viande d’agneau. »

Cependant, point de dogme ! Qui veut manger autrement est libre, si c’est sa loi et pas l’obéissance à une coutume sociale ou à un commandement divin. Il dit au mendiant volontaire : « Garde tes habitudes, mon brave ! Mâchonne ton grain, boit ton eau, loue ta cuisine, pourvu qu’elle te rende joyeux ! » Le critère est le bien-être de l’être satisfait, hors des contraintes extérieures à lui, même si le prophète est un brin méprisant lorsqu’il emploie le terme mâchonner – comme une vache à l’étable. Zarathoustra précise : « Je ne suis une loi que pour les miens, je ne suis pas une loi pour tout le monde. Mais celui qui est des miens doit avoir des os vigoureux et des pieds légers – joyeux pour les guerres et les festins, ni chagrin, ni rêveur, prêt aux choses les plus difficiles, comme à sa fête, sain et sauf. » Un esprit sain dans un corps sain, et toujours prêt, telle est la devise des scouts, et elle n’est pas si mauvaise. Elle résume 3000 ans de culture occidentale, des Grecs à l’éducation moderne, en passant par les Romains et la Renaissance.

Mais Zarathoustra se veut libéré des déterminismes biologiques, sociaux et religieux – de tous les Commandements. Non pour faire n’importe quoi, mais pour vivre selon sa loi, celle qu’il se donne ou celle qu’il accepte. S’il vit solitaire, il n’obéit qu’à lui, tels sont les anarchistes et les libertariens, les pionniers du Nouveau monde. S’il vit en société, il obéit aux lois de la cité tel l’anarque de Jünger ou le sceptique de Montaigne – ou la quitte, tels les Puritains anglais partis vers l’Amérique, les navigateurs solitaires ou autres explorateurs ou aventuriers à la Rimbaud ou Monfreid. « Ce qu’il y a de meilleur appartient aux miens et à moi, et si on ne nous le donne pas de bonne grâce, nous le prenons : – la meilleure nourriture, le ciel le plus pur, les pensées les plus fortes, les plus belles femmes ! » On pense à Fabrice del Dongo, ce jeune homme égotiste qui prend son plaisir parce qu’il en donne, suivant sa voie selon son énergie intime.

Évidemment, « le roi de droite » s’étonne d’une telle judicieuse sagesse, lui qui préfère conserver que créer et reproduire que créer. Je ne sais si « la droite » avait le même sens pour Nietzsche que pour nous, encore que la Révolution française ait consacré un siècle avant ce partage de l’opinion, mais j’y vois un symbole. La « droite » est impotente car stérile, le « roi de droite » s’en aperçoit et dit de Zarathoustra : « Et en vérité, c’est là pour un sage la chose la plus singulière, qu’avec tout cela il soit encore intelligent et qu’il n’ait rien de l’âne ». Les peaux d’ânes sont en effet souvent bâtées de certitudes apprises à l’école d’administration ; elles ont laissé leur « intelligence » en veilleuse, confites en conformisme pour mieux « arriver »… à reproduire le Système qui les a faits et élevés.

L’intelligence est la capacité à analyser et à déduire par soi-même, à s’adapter avec astuce et même ruse à ce qui survient. Elle est une vertu d’homme libre. Tel est la nourriture que Zarathoustra veut partager avec ses disciples dans la Cène que nous présente Nietzsche.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra – Œuvres III avec Par-delà le bien et le mal, Pour la généalogie de la morale, Le cas Wagner, Crépuscule des idoles, L’Antéchrist, Nietzsche contre Wagner, Ecce Homo, Gallimard Pléiade 2023, 1305 pages, €69.00

(mon commentaire est libre, seuls les liens sont sponsorisés Amazon partenaire)

Nietzsche déjà chroniqué sur ce blog


En savoir plus sur argoul

Abonnez-vous pour recevoir les derniers articles par e-mail.

Catégories : Frédéric Nietzsche, Livres, Philosophie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , | Poster un commentaire

Navigation des articles

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.