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Ne vous donnez pas tout entier, dit Montaigne

Le chapitre X du Livre III des Essais, incite le lecteur à « ménager sa volonté », autrement dit de garder un quant à soi, malgré les affaires publiques ou familiales qui vous réclament. Qui se veut sain se modère, et les affaires en seront mieux tenues si vous ne vous y passionnez pas en excès. « Mon opinion est qu’il faut se prêter à autrui et ne se donner qu’à soi-même », expose Montaigne.

Lui se passionne pour peu de chose en son âge avançant, et cette « insensibilité » le garde tout à soi. Pour lui, les « alarmes et émotions » faussent le jugement et mettent en péril la hauteur de vue nécessaire. « Si quelquefois on m’a poussé au maniement d’affaires étrangères, j’ai promis de les prendre en main, non pas au poumon et au foie ; de m’en charger, non de les incorporer ; de m’en soigner, oui, de m’en passionner, nullement : j’y regarde, mais je ne les couve point ». Montaigne est dans sa vie par tout son corps, son cœur et son âme, il ne les distingue point. Si le corps est pris, l’esprit va mal ; raison garder signifie tout d’abord se garder en santé. Le cancer qui ronge nos sociétés n’a peut-être pas de cause plus profonde que ce stress permanent de la culpabilité de ne pas faire assez, ni comme il faut, ni assez vite. Les « alarmes et émotions » ne sont pas bonnes à la raison. Ni « l’émotion de censure » aux gouvernement. Laissons brailler les singes criards de l’Assemblée qui se croit « nationale » parce qu’elle est élue par petits bouts, très localement. Seul l’intérêt a le grade de général, pas les députaillons en leurs circonscriptions. Prenons donc leçon de Montaigne !

Lui a été élu et réélu maire de Bordeaux comme son père, ce qu’il ne souhaitait point. Mais c’est parce qu’il ne s’en est pas passionné, mais a géré de façon libérale les affaires, que sa modération l’a rendu populaire. « Les hommes se donnent à louage. Leurs facultés ne sont pas pour eux, elles sont pour ceux à qui ils s’asservissent ; leurs locataires sont chez eux ce ne sont pas eux. Cette humeur commune ne me plaît pas : il faut ménager la liberté de notre âme et ne l’hypothéquer qu’aux occasions justes ; lesquels sont en bien petit nombre, si nous jugeons sainement ». Pas question de bâcler l’ouvrage ou d’y être indifférent, « mais c’est par emprunt et accidentellement, l’esprit se tenant toujours en repos et en santé, non pas sans action, mais sans vexation, sans passion. » Nul ne fera bien son travail s’il n’est pas lui-même en le faisant, mais s’il est au contraire tout traversé d’impatience, d’inquiétude et de soupçons. « J’ai pu me mêler des charges publiques sans me départir de moi de la légère d’un ongle, et me donner à autrui sans m’ôter à moi. »

Ne vous laissez pas posséder par la chose, ni obséder par la tâche. Une certaine légèreté est nécessaire car la passion et l’emportement sont toujours mauvais guides. « En celui qui n’y emploie que son jugement et son adresse, il y procède plus gaiement : il feint, il ploie, il diffère tout à son aise, selon le besoin des occasions ; il manque le but sans tourment et sans affliction, prêt et entier pour une nouvelle entreprise ; il marche toujours la bride à la main. En celui qui est enivré de cette intention violente et tyrannique, on voit par nécessité beaucoup d’imprudence et d’injustice ; l’impétuosité de son désir l’emporte ; ce sont mouvement téméraires et, si fortune n’y prête beaucoup, de peu de fruit. » Considérez le jeu d’échecs et la paume (aujourd’hui le tennis) dit Montaigne : s’y lancer avec fougue ne fait pas gagner, à l’inverse, se tempérer permet de doser son effort, de calculer ses coups, et de gagner.

Suivez mon exemple, propose le philosophe. « Le maire et Montaigne ont toujours été deux, d’une séparation bien claire. Pour être avocat ou financier, il n’en faut pas méconnaître la fourbe qu’il y a en telle vacation. Un honnête homme n’est pas comptable du vice ou sottise de son métier, et ne doit pourtant en refuser l’exercice : c’est l’usage de son pays, et il y a du profit. Il faut vivre du monde et s’en prévaloir tel qu’on le trouve. Mais le jugement d’un empereur doit être au-dessus de son empire, et le voir et considérer comme accident étranger ; et lui, doit savoir jouir de soi à part et se communiquer comme Jacques et Pierre, au moins à soi-même. » Autrement dit, faire bien son travail mais garder son quant à soi. Ne pas prostituer son âme, ni sa raison, aux vices et passions des professions. « Quand ma volonté me donne à un parti, ce n’est pas d’une si violente obligation que mon entendement s’en infecte. » Ceux de ma cause n’ont pas toujours raison, ni ses adversaires toujours tort. Où l’on voit que Montaigne n’est pas un Mélenchon mû par la fureur et la haine, mais un clair libéral, héritier de la sagesse antique tournée vers la tempérance. « Ils veulent que chacun, en son parti, soit aveugle et hébété, que notre persuasion et jugement servent non à la vérité, mais au projet de notre désir. Je faudrais plutôt vers l’autre extrémité, tant je crains que mon désir me suborne », dit Montaigne.

Et de citer « les singeries d’Apollonios et de Mahomet » qui trompent les peuples. « Leur sens et entendement est entièrement étouffé en leur passion. Leur discrétion n’a plus d’autre choix que ce qui leur rit et qui conforte leur cause. » Rappelons qu’Apollonius de Tyane a été comparé à Jésus avec ses disciples et ses miracles. Désir de croire ne vaut pas raison de le faire. Toute passion aveugle alors que la raison, fille d’Apollon le dieu de la vérité, des mathématiques, de la logique comme de la poésie et de la musique, éclaire.

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

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Stefan Zweig, Montaigne

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Dernier livre écrit par l’auteur avant son suicide, ce Montaigne est à la fois un testament et un essai, mais surtout une bonne introduction, simple et courte, à l’œuvre de ce philosophe si français.

La vie même de Montaigne nous enseigne le monde, même quatre siècles après. Stefan Zweig l’écrivain cosmopolite chassé d’Autriche par les nazis, a échoué au Brésil, à Petrópolis. Dépressif pour lui-même et hanté par la pulsion de mort des peuples qui régnait sous la botte impérialiste des Allemands et des Japonais, il s’est donné la mort avec sa femme quelques jours après la chute de Singapour. Les guerres idéologiques du XXe siècle lui rappelaient les guerres de religion du XVIe siècle – le siècle de Montaigne.

D’où cet essai biographique, inabouti, mais qui donne une vision d’ensemble de la leçon que donne Montaigne aux humains. « Il ne faut pas être trop jeune, trop vierge d’expériences et de déceptions pour pouvoir reconnaître sa vraie valeur », prévient Zweig au premier chapitre. Montaigne est une lecture d’âge mûr, ce pourquoi l’étudier (comme je l’ai fait) au collège en quatrième était une ineptie ; il aurait fallu l’étudier en Terminale dans le cours de philo, mais les universitaires n’aiment pas ceux qui préfèrent vivre plutôt que de théoriser, les faiseurs d’essais plutôt que de systèmes… Surtout dans la France hégélienne marxiste des années 1950 à 1990 !

L’époque contemporaine ressemble à l’époque de Montaigne, mais aussi aux années 30 de Zweig, ce pourquoi il faut relire Montaigne. « A aucun moment de sa vie il n’a vu régner dans son pays, dans son monde, la paix, la raison, la tolérance, toutes ces hautes forces spirituelles auxquelles il avait voué son âme », écrit encore Zweig comme s’il parlait de lui-même (chap.1). Dès lors, la question qui se pose, hier comme aujourd’hui, est la suivante : « Comment sauvegarder mon âme la plus profonde et sa matière qui n’appartient qu’à moi, mon corps, ma santé, mes pensées, mes sentiments, du danger d’être sacrifié à la folie des autres, à des intérêts qui ne sont pas les miens ? » (chap.1).

Que faire ? remplace le fameux Que sais-je ? Et Montaigne donne la solution : « Sa tactique était d’être aussi peu visible que possible, d’attirer aussi peu que possible l’attention par son aspect extérieur, de traverser le monde en portant une sorte de masque, pour trouver le chemin qui le mènerait à lui-même » (chap.1). Entre l’ostracisme politique, ethnique ou sexuel de la bien-pensance et les algorithmes qui traquent vos activités sur le net, porter un masque est probablement la leçon la plus précieuse de vie pratique à laquelle Montaigne nous convie aujourd’hui. Car rien d’extérieur ne peut jamais vous troubler tant que vous ne vous troublez pas en votre for intérieur. Penser par soi-même, assigner soi-même les valeurs aux idées comme aux choses, choisir la joie du présent réel plutôt que l’angoisse du futur incertain – voilà ce à quoi Montaigne nous convie, et ce sur quoi Zweig insiste.

Il entre ensuite brièvement dans la vie du philosophe, rappelant sa prime enfance en nourrice chez un couple de bûcherons pauvres, son éducation toute en latin à la maison paternelle de 3 à 6 ans, son éveil chaque matin en musique pour ne pas le faire sursauter, sa mise au collège de Bordeaux de 6 ans à 13 ans, ses études de droit en partie à Paris, puis une charge de magistrat à Bordeaux un temps.

Mais Stefan Zweig juge cette éducation libérale un brin libertaire, trop permissive, n’incitant pas à l’effort ni au collectif. « Cette enfance a donné à Montaigne, pour toutes les années à venir, la mauvaise habitude d’éluder autant que possible toute tension trop forte et trop puissante, tout ce qui est difficulté, règle ou devoir, de toujours céder à son propre désir, à son propre caprice » (chap.3). Notre génération post-68 en sait quelque-chose et notre économie aussi, face à des peuples industrieux et durs à la tâche comme nous ne savons plus être… Nous sommes trop pressés, trop pressurés, trop stressés, pris dans la réunionite et le politiquement correct sans vision globale, ni temps pour penser. Alors que du temps pour soi, chaque jour, (et non la pression sociale) permet de bien mieux travailler.

Ce pourquoi en sa 38ème année, Montaigne se retire sur ses terres pour jouir, dix ans durant, de sa bibliothèque peinte de 54 maximes latines, de son domaine et de ses gens. Il y écrit les deux premiers tomes des Essais, au départ lecture commentée puis, de plus en plus, réflexion personnelle à partir des auteurs. Le danger d’Internet aujourd’hui est d’éviter de lire, de ne regarder que ce qui intéresse et de zapper trop vite. Or « la lecture, dans sa diversité, aiguise sa faculté de jugement » (chap.5).

Pour Montaigne, point de système sinon de jouir à propos, car philosopher c’est vivre – or « à chaque instant nous recommençons à vivre » (chap.6). Et la sagesse n’est que la vie harmonieuse que l’on mène soi-même, pas une abstraction valable pour tous en tout temps. Ce pourquoi l’histoire est une mine inépuisable d’exemples concrets d’actions et de tempéraments humains. « Il aperçoit clairement ce qui en chaque homme est commun à tous, et ce qui est unique : la personnalité, son ‘essence’, un mélange incomparable à tous les autres » (chap.6).

Montaigne part 18 mois en voyage en Europe à 48 ans, après avoir publié les deux premiers tomes de ses Essais, fort lus à la cour. Il voyage pour voyager, sans but, sinon de découvrir des choses nouvelles et d’autres façons de parler, de sentir et de jouir. Il ne doit rentrer que parce qu’il est élu en son absence maire de Bordeaux et que le roi lui ordonne d’accepter.

Il sera réélu, mais la tâche ne le séduit pas : c’est trop de libertés en moins. Il laissera la mairie pour écrire le troisième tome des Essais, qui ne paraîtra qu’après sa mort en 1592, édité par sa bonne amie qui l’admirait, Marie de Gournay. Entre temps, il aura été médiateur entre Henri III et Henri IV et aura convaincu ce dernier de se convertir au catholicisme pour se faire accepter. Ce n’est pas rien pour qui voulait se garder de la folie des autres !

Retenons avec Zweig que « ni une position dans le monde, ni les privilèges du sang ou du talent ne font la noblesse de l’homme, mais le degré jusqu’où il parvient à préserver sa personnalité et à vivre sa propre vie » (chap.7).

Stefan Zweig, Montaigne, 1942, (1ère édition posthume 1960), PUF Quadrige 2012, 125 pages, €10.50

  • Montaigne, Les Essais, Pocket 2009, 554 pages, €5.40
  • e-book format Kindle, €0.99

Mais, sauf érudits, il vaut mieux le lire en français actuel :

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