Les Grecs étaient très religieux, ils voyaient des dieux partout et leurs mains dans toutes choses. Relisez l’Iliade, ce ne sont qu’interventions divines à chaque coup d’épée. Mais s’ils « croyaient » aux dieux, ils n’en connaissaient rien. La faute aux dieux qui aiment à tromper les mortels ? La faute aux capacités humaines limitées ? La réflexion était grande dans le monde grec. Nous n’avons pas progressé depuis sur le sujet.
L’inconnaissance des mortels à propos des dieux vient que ces derniers préfèrent rester résolument inconnaissables. Cela ne signifie pas qu’ils n’existent pas, simplement qu’on n’en peut connaître, étant mortel. Protagoras aurait dit, selon Euripide, « des dieux, je ne puis rien savoir, s’ils sont ou s’ils ne sont pas, ni quelle forme est la leur ; bien des éléments m’empêchent de le savoir, ainsi l’obscurité de la question et la brièveté de la vie humaine. » Cela est impiété pour la cité (et Protagoras sera exilé), mais aussi vérité (trop dure à entendre pour le commun des mortels).

Mais ce constat réaliste n’est pas de l’athéisme, qui nie l’existence même des dieux. Protagoras ne prétend pas vivre sans dieux, et ne nie pas leur existence. Il déclare simplement qu’en tant que mortel, il ne peut rien savoir sur eux. Xénophon dira la même chose – et Pascal à peu près aussi : pour lui, la foi est un « pari ». Selon Jacqueline de Romilly, Protagoras utiliserait les mots dieu et divin de façon floue pour désigner ce qu’il y a de meilleur et de plus respectable dans la vie humaine. Les mortels se distingueraient ainsi des bêtes par la piété, le langage et toutes les inventions de la civilisation. D’où l’importance de croire aux dieux pour se civiliser : ils sont la matrice du monde tel qu’il doit être, les modèles à suivre pour les héros et héroïnes, les donneurs de lois et de leçons, le rappel de la Norme et de l’Harmonie. Longtemps, le christianisme bourgeois s’est résumé à cette « morale », la foi n’étant considérée que comme une exaltation de l’âme.
Cette exaltation est aujourd’hui valorisée chez les jeunes chrétiens, d’où le regain de foi, par imitation des croyants juifs et musulmans qui l’affirment dans la rue. Quant à la morale religieuse, elle est récupérée par les partis ultra-conservateurs, aux États-Unis comme en Europe, tout comme par le pouvoir russe ou celui d’Erdogan. Il est jusqu’à Xi Jinping, athée car communiste, qui récupère Confucius, le penseur de la morale de l’ordre.
Diogène donne cette réponse réaliste : à propos de ce qui se passe dans les cieux, « je n’y suis jamais monté ». De même pour « notre » Dieu juif-chrétien-musulman : il se serait « révélé » à Moïse sur la montagne, à Jérusalem sur la Croix, dans la grotte de Mahomet. Ces événements ont peu de preuves historiques, et nous en sommes réduits à les « croire » – pas à le savoir. Diogène se demande si les dieux existent et l’ignorent, mais il sait qu’ils sont utiles. La croyance en eux inspire la crainte et la justice, seule façon d’instaurer une vie policée au sein de la cité. Le Dieu tonnant, Chef des Juifs, « Père » des chrétiens et absolu Maître des musulmans, n’a pas d’autre rôle dans les sociétés humaines depuis deux mille ans.
Les hommes ne savent rien sur les dieux, mais ils ne savent pas non plus qu’ils n’existent pas, pas plus que nous ne savons si « Dieu » tout court existe ou non. Être agnostique est en ce sens le constat d’une incapacité humaine. D’où vient-elle ? Est-ce que les dieux en ont ainsi décidé, ou les humains sont-ils bornés par leur condition mortelle ? Nous avons tendance aujourd’hui à retenir ce dernier argument. Mais, si les humains sont bornés, le sont-ils selon la volonté des dieux immortels ou selon l’ordre de leur nature mortelle ?
Au fond, ce ne sont pas les dieux qui sont en question, mais l’obscurité du sujet. Aucune donnée sensible ne permet de trancher en faveur de l’existence des dieux ou non. Si l’homme est la mesure de toute chose, pourquoi ne serait-il pas aussi mesure de l’existence des dieux ? Est-ce une injonction des dieux ou est-ce parce que l’homme souhaite que ceux-ci existent ? Selon Freud, « Dieu » est une projection fantasmatique de l’esprit humain. Les « dieux » seraient des supermen, des êtres de condition supérieure imaginés à partir des critères humains. Sauf que Dieu et les dieux sont immortels « par nature », ce qui empêche tout humain, « mortel » par sa nature, de les imaginer entièrement, tels qu’ils sont.
Reynal Sorel, Dictionnaire du paganisme grec, Les Belles lettres 2015, 513 pages, €35.50
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