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D.H. Lawrence, Le renard

Deux femmes, une bête et un homme, pour cette novelle de 1918 – plus intéressante que la précédente. L’histoire se passe dans le sud de l’Angleterre à la fin de la guerre de 14-18. Les hommes commencent à être démobilisés, les femmes se sont émancipées et ont tenu des rôles inédits durant leur absence. Deux amies, Banford et March, ont décidé de vivre dans une ferme, en quasi autarcie. Elles forment un couple sans le dire, dans cette société bouleversée où les mâles manquent. Elles se sont isolées à la campagne loin du qu’en-dira-t-on et de l’existence artificielle des villes.

Mais on ne s’improvise pas paysan. Banford a financé l’achat de la ferme à un grand-père ; il les a aidées un an, puis est mort. Les deux filles de 30 ans (l’âge fétiche de Lawrence) se sont débrouillé seules, plutôt mal. Les génisses s’enfuyaient de leur pré, elles ont vendu les génisses. Les poules somnolaient après la pâtée, elles ont changé l’horaire. Mais rien n’y fait, elles n’ont pas la main verte. Pire : le rusé renard roux rôde – et dérobe un volatile à l’occasion. Le roux est la bête noire de March, l’homme de la maison, fille en combinaison d’agricultrice qui marche à grandes enjambées comme un adolescent.

Un jour, March dont l’esprit vague souvent sans objet, se rend compte que le renard est prêt d’elle, la regarde attentivement, et se moque même. Elle a sa carabine, mais elle est paralysée par la présence mâle ; elle ne tire pas. Cette langueur d’algue marine accroché au fond de la mer et qui se laisse battre par le flot est l’image que Lawrence se fait de la Femme, femelle en attente du mâle.

Celui-ci se présente sous la forme d’un jeune soldat de 20 ans, tout juste revenu du front d’Orient après avoir été mobilisé au Canada où il était parti voici trois ans, ne pouvant s’entendre avec son grand-père. Il a vécu jusqu’à ses 17 ans dans cette ferme et ignore la mort du vieux. Avisant les deux femmes, leur incapacité à gérer le domaine, il se dit qu’il pourrait ruser pour en épouser une et regagner la ferme. Il est robuste, blond brun, la voix enjôleuse. March en est toute retournée. Elle voit en lui l’incarnation du renard, animal emblème de Loki, le dieu nordique de la ruse maléfique. La notice de la Pléiade ne le mentionne pas, bien que Lawrence ait été fasciné par la mythologie du nord. March apparaît aussi comme un garçon manqué, habillée en homme malgré sa grâce encore adolescente. Le jeune mâle Henry est attiré par cette androgynie ; comme Lawrence, il aime qui lui ressemble, tout en repoussant toute idée homosexuelle. March sera digne de lui, plus que Banford, pense-t-il.

Banford gémit et s’insurge contre la proposition de mariage, mais March reste curieusement passive, comme n’attendant que cela. Elle dit oui en pensant non, puis écrit non en pensant oui. Henry opère sa transition d’adolescent à homme en tuant tout d’abord le renard, un beau mâle puissant digne de lui et dont la jeune fille caresse la queue en rêvant… Puis en investissant de sa personne dans la conquête de March. Elle est son étoile fantasmée, la planète de son soleil, la femme de sa vie. Il est prêt à l’envelopper de tout son amour, à condition qu’elle soit entièrement à lui, soumise à son aura. Il donne, elle doit donner en retour, sans condition. Le « véritable démon » qui volait ses poules s’est incarné pour March en ce jeune homme qui s’introduit dans sa vie. Elle est réticente, elle a appris l’indépendance avec et malgré son amie, mais son âme est vague ; elle se laisse faire pour combler son néant intérieur. Sa relation avec Banford ne mène à rien, elle reste insatisfaite. Ses rêves parlent pour elle, le renard la mord, sa queue de feu lui brûle la bouche, Banford est ensevelie dans le coffre de la cuisine. Aussi March marche, elle est une proie pour Henry le renard.

Le jeune soldat Henry doit rejoindre son régiment pour être démobilisé et, durant le temps où elle n’est plus sous « emprise », March retrouve ses habitudes et lui écrit une lettre où elle rompt sa promesse de l’épouser. Mais Henry ne l’entend pas de cette oreille. Il lui faut l’éloigner de l’influence de Banford pour qu’elle soit entièrement sienne. Il demande une permission de 24 h à son capitaine, enfourche un vélo, et parcourt en quatre heures les quelques cent kilomètres jusqu’à la ferme, poussé par la colère. En lui le mâle veut dominer ; ce n’est pas une femelle qui fera la loi.

Arrivé sur place, avec les parents de Banford, il avise un arbre mort que March tente de faire tomber. Mais ses bras ne sont pas assez puissants pour bien manier la hache et c’est lui qui, en deux coups, achève le travail. Il a prévu que l’arbre allait vriller dans sa chute et qu’une grosse branche pouvait toucher Banford, et ainsi l’éliminer. C’est ce qu’il désire, mais la prévient de s’éloigner au cas où. Rien de tel que de donner un conseil à quelqu’un qui ne vous aime pas : il s‘empressera d’agir dans l’autre sens. Banford ne bouge pas, une branche l’atteint à la tête, elle crève – mission accomplie.

Désormais, Henry a March tout à lui. Mais où cela aboutira-t-il ?

David Herbert Lawrence, Le renard, Sillage 2009, 128 pages, €9,50

D.H. Lawrence, L’Amant de Lady Chatterley et autres romans, Gallimard Pléiade 2024, 1281 pages, €69,00

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