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Un dimanche à Cuzco

Par les rues encaissées de la ville, nous rencontrons « la pierre aux douze angles », curiosité inca enchâssée dans un mur cyclopéen datant de l’avant-conquête. Il s’agit d’un gros bloc taillé pour s’ajuster à ceux qui l’entourent. Ces murs ont résisté aux siècles, aux tremblements de terre, à l’urbanisation, et même aux touristes. La lourdeur des pierres, leur appareillage trapézoïdal et parfaitement jointif, plus les astuces des architectes, y ont contribué. Par exemple ces fentes entre les gros blocs, qui sont appareillées en blocage plus petit pour jouer le rôle d’amortisseur en cas de mouvements du sol. Le mur se déforme, les petits blocs sont écrasés, mais l’ensemble ne saute pas.

Nous ressortons bientôt de l’hôtel pour une promenade culturelle dans le centre ancien de Cuzco. Juan, qui nous accompagne depuis le matin, joue encore les conférenciers. Il parle un français laborieux, appris à l’Alliance Française. Place d’Armes. Chemin du soleil, une ruelle pavée qui sent très fort la pisse pour faire plus espagnol, bordée de hauts murs de blocs incas.

Nous arrivons à Santo Domingo, l’église coloniale bâtie sur les vestiges du temple inca du soleil. On voit encore distinctement le mur cyclopéen du chevet, appareillé de gros blocs basaltiques sans mortier. L’église en granit rose s’élève dessus comme l’archange terrassant le diable de l’imagerie médiévale. L’intérieur présente plusieurs salles incas préservées et apprivoisées par les curés. Les gros blocs de basalte gris étaient, à la grande époque, ornés de plaques de métal brillant, en or et argent, qui luisaient doucement dans la pénombre, assurant une lumière sacrée au sombre massif de la roche. Les catholiques ont tout raflé. Les fenêtres trapézoïdales sont du type « martien » des romans de fiction des années cinquante. Garcilaso de la Vega décrit le cœur du temple : « à l’endroit que nous appelons le maître-autel ils avaient placé la figure du Soleil faite d’une plaque d’or deux fois plus épaisse que celles qui revêtaient les murs. Cette figure avait le visage rond environné de rayons et de flammes, tout d’une pièce, telle que les peintres ont coutume de la représenter. Elle était si grande qu’elle occupait la partie supérieure du temple, d’un mur à l’autre. » Des deux côtés de l’image du Soleil étaient autrefois assises les momies des rois incas défunts sur des trônes dorés. Dans le cloître carré attenant au temple, une salle était réservée à la lune, aux murs ornés de plaques d’argent. Les corps embaumés des reines défuntes y étaient exposés. D’autres salles étaient consacrées aux étoiles, Vénus et les Pléiades en premier lieu, « servantes de la lune ». Un autre logement était dédié à l’éclair, au tonnerre et à la foudre. Une quatrième salle – ô poésie – était celle de l’arc-en-ciel, fils aimé du soleil. Elle était ornée de plaques d’or peintes de couleurs. Une cinquième salle servait de logement aux prêtres, tous de sang royal, où ils faisaient sacrifices et donnaient audience. Garcilaso, dans ses Commentaires royaux est un guide plus lyrique que Juan qui bafouille tout cela.

Au centre du patio conventuel, où les nonnes frigides ont remplacé les vierges du soleil, s’élève une fontaine sculptée dans un seul bloc de basalte. Un jeune macho, coiffé minet, se fait photographier devant par sa copine silencieuse. Il porte un polo blanc à fermeture éclair et un casque de cheveux noirs qui brillent au soleil. Il pose pour la postérité avec une large grimace de commande. Des terrasses extérieures de l’église, au-dessus du mur inca, nous avons vue sur la ville et ses gamins qui jouent dans le bénitier de la pelouse. Cuzco signifie « le nombril » en quechua. La cité était le centre du monde connu, le domaine de la petite tribu qui s’est étendue à près de huit millions de sujets à l’arrivée des Espagnols. Ventre de l’empire, point d’équilibre des forces entre la divinité et les hommes, disque solaire au centre de l’empire, la ville était divisée en quartiers. Sous le règne de Pachacutec, s’élevaient autour de places des édifices imposants pour loger l’empereur, la noblesse et les prêtres. Depuis l’actuelle Place d’Armes partaient quatre grandes routes dallées qui reliaient la capitale aux provinces.

Les toits des maisons sont surmontés souvent de deux figurines, un taureau et une vache entourant la croix du Christ. Ce sont les « toritos », symbole de fécondité, dit-on. Dans la ruelle qui revient vers la place d’Armes, une petite fille me fait de grands signes, puis m’invite à visiter sa boutique. Le jeune serveur d’un bar est assis à califourchon sur une chaise au bord du trottoir. Il se repose un moment en prenant le soleil, chemise blanche ouverte sur une peau dorée. Il a les traits fins de l’adolescence indienne et les cheveux dans le cou.

Lorrain et Clothilde, le Belge du groupe et sa fille, prennent un verre à l’hôtel ; je m’installe avec eux pour une bière. Nous parlons voyages jusqu’à ce que la fille, qui a 17 ans, aille prendre une douche. Elle fait des études d’horticulture à Bruxelles, spécialité paysagiste et botaniste. Son père se déballe. Il a 45 ans et est imprimeur. Il a pris la succession de son propre père et a fait grandir l’affaire, mais il travaille beaucoup et sa femme, qui était comptable dans l’entreprise, est fatiguée. Rien ne va plus avec elle, c’est pourquoi il part en vacances seul. Il me parle de ses problèmes conjugaux avec une robuste naïveté. « Elle n’a plus le goût à rien, c’est malheureux. C’est peut-être la ménopause. Elle ne veut plus voyager, elle trouve qu’elle fait déjà beaucoup de kilomètres en cours d’année. Moi, justement, j’aime faire du sport, me changer les idées. Elle n’aime pas. C’est plus possible ! » Lui part au Pérou, elle reste à Bruxelles ou dans leur chalet des Ardennes. Elle ne sort pas, toujours fatiguée, « elle ne veut rien ». « C’est pas une vie ; j’ai fait des efforts, mais je ne pourrais pas continuer longtemps. Moi il me faut une femme qui m’aide, qui me fasse pas la gueule quand je rentre tard le soir. Avec le boulot et tout ça ! » Souvent les interlocuteurs inconnus, rencontrés au hasard des voyages, jouent les psychologues. C’est parfois intéressant, toujours très humain. J’ai appris par la suite que Lorrain avait fait les mêmes confidences à plusieurs personnes, femmes comprises.

Pour le repas du soir, nous retournons dans le même restaurant qu’hier, car tout le reste est fermé le dimanche. Au menu, sopa criolia au maïs, aux pâtes et à l’œuf, et vin de Tacama. Je n’ai pas faim plus que cela, altitude oblige. Je suis en face de Choisik, toujours dynamique et volubile, qui rajeunit toute la tablée.

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