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Soir de camp en vallée de Katmandou

Nous suivons la route en marchant jusqu’à Baregan. Passent camions indiens et autos japonaises, de petites Toyota Corolla. À Baregan se tient un meeting religieux avec hauts parleurs pour célébrer l’année qui vient. On cite les Vedas et l’on attire les foules à l’aide de grandes banderoles en l’honneur du roi et de la reine du Népal. Le village est riche de superbes maisons de bois et de torchis au toit de chaume – et toujours de gamins, souples et vivaces comme du chiendent.

terrasses agricoles nepal

Puis nous retrouvons la campagne, la terre glaise bien grasse, foulée aux pieds par des centaines de pas dans la journée, constellée de bouses de vaches encore fraîches, que les femmes et les garçons n’ont pas ramassées pour les plaquer d’un revers du poignet sur une façade, en galettes artistiquement rondes, afin de les sécher pour en faire du combustible tant le bois est rare. Pipals et banians, agaves et bougainvillées, se dressent ici ou là. Et encore des gamins, loqueteux et pieds nus mais avec des yeux sombres qui brillent et un sourire éclatant comme la lumière.

ferme nepal valle de katmandou

Nous campons près de Bajrabarahi, le bois sacré d’une déesse locale, entouré de barbelés. Nul ne doit rien enlever de ce bois, pas la moindre feuille ou la plus petite brindille, tout appartient à la déesse. Au cœur du bois, auquel on peut accéder par un chemin, se dresse un temple aux statues couvertes de vermillon et salies de beurre de lampe et de reste d’offrandes : du riz, des fleurs, de la graisse.

nepal village de capagan

Le village de Capagan, que nous nous contentons de traverser, est typique du pays : une seule rue fait centre, où s’ouvrent les commerces et les temples. Les chemins qui mènent au village sont d’abord remplis de merde humaine puis, à mesure que l’on se rapproche, de quelques mares où picorent les poules, de chiens qui vaquent, puis de gosses curieux et désœuvrés.

femme ecrasant le grain nepal

L’orage monte. Heureusement pour nos têtes, il passe sans tomber. Autour du feu, nous pouvons alors déguster un repas délicieux, comme d’habitude. La suite est ornée de chants népalais, dont l’un commence par « oum semba pélélé » et un autre par « vasco longa karalo » – ou quelque chose d’approchant. Ce sont deux classiques, inlassablement repris à chaque veillée. Le petit cuisinier qui danse si bien évolue en rythme avec cette maîtrise du corps qui le rend beau, à la lueur du feu. Cham et le garçon se prennent d’une affection spontanée en chantant et dansant ensemble devant les autres et devant nous, se tenant par l’épaule. Les sentiments sont premiers, spontanés. Beauté des commencements, des premiers mouvements. Tout ce que nous avons désappris, malgré Mai 68 et sa révolution des mœurs. Tout le poids de la culture classique et de son idéal de maîtrise pèse sur nos attitudes, toute la chape de bienséance bourgeoise acquise dès la prime enfance régit notre conception des relations humaines, toute la culpabilité chrétienne pour le corps, accentué par les « perversions » traquées jusque dans l’inconscient par les psychanalystes et les moralistes contraint nos gestes et nous inhibent. Nous ne sommes pas spontanés dans le rire ou la peine, notre corps ne trouve pas naturellement le rythme des sons, ni notre voix le juste ton. Nous sommes en uniformes jusque dans ces montagnes reculées. Jamais je n’ai tant senti ce divorce entre ma civilisation et celle des autres peuples qu’en cet instant.

chiens du nepal

Derrière nous se dresse un spectre, et les filles en sursautent. Un vieil édenté en cagoule de laine et grande couverture de coton est arrivé subrepticement. Il est là, debout, immobile, silencieux, tout en blanc, le visage tordu, tel une statue de commandeur. À le regarder, les filles du groupe en ont de plus en plus peur. C’est l’autre aspect de la sauvagerie qui se dresse là ; les danses en sont l’avers riant, lui le revers inquiétant. C’est ce même spectre qui, au petit jour, vers quatre ou cinq heures du matin, chante devant nos tentes « haré Krisna », chante notre histoire, qu’il était là hier soir, que l’on n’avait pas froid autour du feu, que l’on chantait… Cela en pleine obscurité !

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