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Tombeau de la jeunesse de Nietzsche

Zarathoustra, dans un chapitre dépressif, se lamente sur le tombeau de sa jeunesse. Mais c’est pour mieux rebondir avec son arme secrète, la colonne vertébrale de son être, son élan intime : sa volonté.

La nostalgie est naturelle, chacun regarde en arrière et regrette son enfance et son adolescence. « Ô vous, images et visions de ma jeunesse ! Ô regards d’amour, instants divins ! comme vous vous êtes tôt évanouis ! Je songe à vous aujourd’hui comme à des morts bien-aimés. » Ces souvenirs sont un trésor « qui soulage le cœur de celui qui navigue seul. » Celui qui fait son chemin hors des hordes, qui suit sa voie en devenant lui-même.

Mais c’est la faute à la société, à la morale, à la religion : « C’est pour me tuer qu’on vous a étranglés, oiseaux chanteurs de mes espoirs ! » La licence poétique permet de dire ce qui n’est pas dit, ce qui n’est pas dicible peut-être : « C’était vous, dont la peau est pareille à un duvet, et plus encore un sourire qui meurt d’un regard ! » Faut-il prendre cette exclamation au sens littéral d’un amour de jeunesse inhibé ou interdit ? Ou au sens figuré des désirs sans objet, parés des oripeaux d’une jeunesse mythique ? Le premier sens n’est pas barré, si l’on lit la phrase qui suit : « que sont tous les meurtres d’hommes auprès de ce que vous m’avez fait ? » Mais le second non plus, si l’on lit la phrase qui suit encore : « N’avez-vous pas tué les visions de ma jeunesse et mes plus chers miracles ! Vous m’avez pris mes compagnons de jeu, les esprits bienheureux ! » Êtres physiques ou idéaux ?

Chez Nietzsche, l’idéal ne saurait être qu’ancré dans le naturel, le matériel. Les « esprits bienheureux » sont les êtres nature, bien dans leur corps et dans leur cœur, ce qui leur donne un esprit sain – ceux qui ont l’instinct de vie et vivent leurs désirs naturellement selon leur volonté vitale. Or toute la société, la morale et la religion sont contre. Ce sont « les ennemis » de Nietzsche, qui ont « abrégé ce qu’il y avait d’éternel en moi » – autrement dit la volonté vers la puissance, l’instinct de vie. « Alors vous m’avez assailli de fantômes impurs » – des fantasmes de pruderie et d’inhibition. « Vous m’avez volé mes nuits », « vous avez transformé tout ce qui m’entourait en ulcères ». Comment ne pas interpréter le désir charnel frustré, la sensualité interdite ? Son mémoire de fin d’étude au collège de Pforta portait à 18 ans sur Théognis de Mégare, poète aristocrate grec du Ve siècle avant, auteur de vers érotiques.

Cette plainte va évidemment plus loin et porte plus largement. C’est toute la conception du monde de Nietzsche qui été ainsi « enfiellée » par le poison du christianisme bourgeois puritain (luthérien de Saxe, son milieu familial). « Et lorsque je fis le plus difficile, lorsque je célébrais les victoires que j’avais remportées sur moi-même : vous avez poussé ceux qui m’aimaient à s’écrier que c’était alors que je leur faisais le plus mal. » Sa philosophie même a été corrompue, achetée, soudoyée par « la graisse » de sa famille de pasteur nanti : « Et lorsque je sacrifiais ce que j’avais de plus précieux, votre ‘dévotion’ s’empressait d’y joindre les plus grasses offrandes. »

« Comment ai-je supporté cela ? » C’est simple, grâce à mon être même : « Oui ! Il y a en moi quelque chose d’invulnérable, quelque chose qu’on ne peut ensevelir et qui fait sauter les rochers : cela s’appelle ma volonté ». Encore une fois, il s’agit de la « volonté de puissance », le désir instinctif de vie, d’assurer son être. « Tu subsistes toujours, égale à toi-même, toi, ma volonté patiente ! tu t’es toujours frayé une issue hors de tous les tombeaux. »

« Et ce n’est que là où il y a des tombeaux, qu’il y a des résurrections ! » Autrement dit les désirs de jeunesse ne sont qu’enfouis car ils sont les désirs incessants de l’élan vital même – ils peuvent renaître. Malgré la société, la morale et la religion – grâce à la volonté de vie.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

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