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Val McDermid, Le chant des sirènes

Où l’inspectrice principale Carol Jordan et le profileur perturbé Tony Hill se rencontrent, pour leur première enquête – il y en aura d’autres. Le Ministère de l’Intérieur a mandaté Tony, expert-psychiatre fonctionnaire, pour établir le prototype d’une collaboration avec la police de Bradford au sujet des tueurs en séries qui commencent à sévir (ou à être reconnus par les policiers les plus tradi-obtus).

Carol, célibataire vivant en colocation avec son chat Nelson et son frère Michael, ingénieur en programmation de jeux vidéo, est chargée de lui faire bon accueil. D’abord parce quelle est une femme, donc moins importante aux yeux du macho chef de la police à l’ancienne, ensuite parce qu’elle croit au profilage style FBI et qu’elle aime ça. Le vieux Tom Cross, colosse chef l’aura moins dans les pattes. Lui ne croit qu’à la force, à l’intuition flicarde, et éventuellement aux preuves fabriquées pour faire craquer les suspects.

C’est que plusieurs meurtres espacés de huit semaines ont lieu à Bradfield, jusque-là ville assez tranquille. Ils touchent tous des hommes jeunes qui ont été torturés et laissé entièrement nus dans le quartier homosexuel. Qui traque donc les pédés, se demande Cross ? Tout en se disant que ce n’est pas une grosse perte et qu’on ne va pas se remuer trop pour ça. Ce n’est évidemment pas le sentiment de Carol l’inspectrice, ni de Tony le psy, ni même de John Brandon, le chef adjoint de la Criminelle, qui s’intéresse au projet de profilage et enjoint à Tom Cross de collaborer sans réticence.

Les tortures ne sont pas courantes mais datent de l’Inquisition médiévale. Le musée de la torture de San Gimignano a semble-t-il largement inspiré le tueur, qui jouit de faire souffrir. Ce sont un écartèlement sur chevalet, des brûlures au fer rouge, une crucifixion à la saint André, l’estrapade qui disloque les articulations, un trône de Judas où la victime s’empale elle-même par son poids sur un cône de fer garni de barbelés… Comme si le tueur était pédé refoulé et se vengeait de ces hétéros tentés par le même sexe. Auraient-ils refusé d’aimer celui qui les séduit une dernière fois avant de les tuer ?

Tony Hill est lui-même handicapé mentalement par son enfance malheureuse, entre un père absent et une mère sans amour. S’il s’en est sorti, il comprend ce que peut ressentir quelqu’un dans son genre. Tony ne peut pas bander : à chaque fois qu’il désire une femme, une inhibition venue de sa petite enfance sous l’œil de sa mère le fait retomber. Seule une Angelica par téléphone rose lui offre des fantasmes suffisants pour l’émouvoir. Il a effectué une étude sur le téléphone rose et ceux qui s’y connectent, et son numéro a été archivé. Lorsque ladite Angelica l’a appelé, il a raccroché furieux la première fois. Puis, curiosité scientifique (mais pas seulement) aidant, il s’est pris au jeu et c’est devenu pour lui comme une thérapie.

Carol, qui tombe peu à peu amoureuse de Tony, surprend un message vocal explicite d’Angelica et croit qu’il a quelqu’un dans sa vie ; elle lui bat froid jusqu’à ce qu’il lui avoue la vérité. A force de travailler côte à côte, d’évaluer des hypothèses pour tracer le profil du tueur en série, cela les rapproche.

Plusieurs fausses pistes sont explorées, prometteuses puis abandonnées malgré le chef Cross qui croit dur comme fer qu’il suffit de faire avouer. La presse s’en mêle et un flic qui couche avec une journaliste joue les taupes, jusqu’à ce qu’elle le piège pour obtenir un scoop – qui fera flop – grillant sa source. Mais le tueur est furieux de ce qu’il lit dans les journaux. Décidément, personne l’aime, personne ne le comprend ni ne cherche à le faire. Il veut se venger. Des beaux mâles qui se sont refusés, mais désormais du profileur incapable…

Un bon thriller d’une Écossaise ci-devant journaliste. Un tueur original, surprenant sur la fin ; des tortures sophistiquées qui mettent mal à l’aise (les lecteurs, bien au chaud dans leur fauteuil, adorent être mis mal à l’aise, cela les remue). Pas de quoi émouvoir les sens (sauf pour les tordus), mais qui fait peur (le sens même du mot thriller).

Val McDermid, Le chant des sirènes (The Mermaids Singing), 1995, J’ai lu thriller 2011, 512 pages, €8,10 e-book Kindle €7,99 (liens sponsorisés Amazon partenaire)

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Tombeau de la jeunesse de Nietzsche

Zarathoustra, dans un chapitre dépressif, se lamente sur le tombeau de sa jeunesse. Mais c’est pour mieux rebondir avec son arme secrète, la colonne vertébrale de son être, son élan intime : sa volonté.

La nostalgie est naturelle, chacun regarde en arrière et regrette son enfance et son adolescence. « Ô vous, images et visions de ma jeunesse ! Ô regards d’amour, instants divins ! comme vous vous êtes tôt évanouis ! Je songe à vous aujourd’hui comme à des morts bien-aimés. » Ces souvenirs sont un trésor « qui soulage le cœur de celui qui navigue seul. » Celui qui fait son chemin hors des hordes, qui suit sa voie en devenant lui-même.

Mais c’est la faute à la société, à la morale, à la religion : « C’est pour me tuer qu’on vous a étranglés, oiseaux chanteurs de mes espoirs ! » La licence poétique permet de dire ce qui n’est pas dit, ce qui n’est pas dicible peut-être : « C’était vous, dont la peau est pareille à un duvet, et plus encore un sourire qui meurt d’un regard ! » Faut-il prendre cette exclamation au sens littéral d’un amour de jeunesse inhibé ou interdit ? Ou au sens figuré des désirs sans objet, parés des oripeaux d’une jeunesse mythique ? Le premier sens n’est pas barré, si l’on lit la phrase qui suit : « que sont tous les meurtres d’hommes auprès de ce que vous m’avez fait ? » Mais le second non plus, si l’on lit la phrase qui suit encore : « N’avez-vous pas tué les visions de ma jeunesse et mes plus chers miracles ! Vous m’avez pris mes compagnons de jeu, les esprits bienheureux ! » Êtres physiques ou idéaux ?

Chez Nietzsche, l’idéal ne saurait être qu’ancré dans le naturel, le matériel. Les « esprits bienheureux » sont les êtres nature, bien dans leur corps et dans leur cœur, ce qui leur donne un esprit sain – ceux qui ont l’instinct de vie et vivent leurs désirs naturellement selon leur volonté vitale. Or toute la société, la morale et la religion sont contre. Ce sont « les ennemis » de Nietzsche, qui ont « abrégé ce qu’il y avait d’éternel en moi » – autrement dit la volonté vers la puissance, l’instinct de vie. « Alors vous m’avez assailli de fantômes impurs » – des fantasmes de pruderie et d’inhibition. « Vous m’avez volé mes nuits », « vous avez transformé tout ce qui m’entourait en ulcères ». Comment ne pas interpréter le désir charnel frustré, la sensualité interdite ? Son mémoire de fin d’étude au collège de Pforta portait à 18 ans sur Théognis de Mégare, poète aristocrate grec du Ve siècle avant, auteur de vers érotiques.

Cette plainte va évidemment plus loin et porte plus largement. C’est toute la conception du monde de Nietzsche qui été ainsi « enfiellée » par le poison du christianisme bourgeois puritain (luthérien de Saxe, son milieu familial). « Et lorsque je fis le plus difficile, lorsque je célébrais les victoires que j’avais remportées sur moi-même : vous avez poussé ceux qui m’aimaient à s’écrier que c’était alors que je leur faisais le plus mal. » Sa philosophie même a été corrompue, achetée, soudoyée par « la graisse » de sa famille de pasteur nanti : « Et lorsque je sacrifiais ce que j’avais de plus précieux, votre ‘dévotion’ s’empressait d’y joindre les plus grasses offrandes. »

« Comment ai-je supporté cela ? » C’est simple, grâce à mon être même : « Oui ! Il y a en moi quelque chose d’invulnérable, quelque chose qu’on ne peut ensevelir et qui fait sauter les rochers : cela s’appelle ma volonté ». Encore une fois, il s’agit de la « volonté de puissance », le désir instinctif de vie, d’assurer son être. « Tu subsistes toujours, égale à toi-même, toi, ma volonté patiente ! tu t’es toujours frayé une issue hors de tous les tombeaux. »

« Et ce n’est que là où il y a des tombeaux, qu’il y a des résurrections ! » Autrement dit les désirs de jeunesse ne sont qu’enfouis car ils sont les désirs incessants de l’élan vital même – ils peuvent renaître. Malgré la société, la morale et la religion – grâce à la volonté de vie.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

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