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La doyenne de l’Académie française vient de s’éteindre à l’âge de 97 ans. Elle laisse la trace d’une éducation classique, au sens noble du terme, sens bien vieilli aujourd’hui. Elle a milité toujours pour que vive la Grèce, l’antique, ce pays vivace tourné vers le présent, vers l’aménagement politique de la cité et vers le bien vivre. Coincés qu’ils étaient entre la civilisation du mausolée et celle du monastère, entre l’Égypte éternisant la mort en cette vie et le catholicisme tout entier tourné vers l’au-delà, les Grecs étaient la lumière.
Heureusement pour nous, la Renaissance vint, qui fit redécouvrir la grande santé du corps, les élans du cœur et la logique de raison. Dans ‘Pourquoi la Grèce’, paru en 1992, Jacqueline de Romilly décrivait à merveille ce souffle léger de la liberté et l’amour de l’humain tel qu’il est, mesure de toute chose. L’historienne note « un surgissement extraordinaire », une pensée qui s’aiguise et, avec Homère « une densité intemporelle ». Le Vème siècle grec (avant JC) a eu « une influence incroyable » dans l’histoire de l’humanité. Ce siècle athénien a inventé la démocratie et la réflexion politique. Il a créé la tragédie et, en moins de cent ans, a vu se succéder trois auteurs immortels : Eschyle, Sophocle et Euripide, portés par leur société. Ce même siècle a donné forme à la comédie avec Aristophane, a inventé l’histoire comme objet d’étude scientifique avec Hérodote puis Thucydide. Il a vu la construction de l’Acropole et les statues de Phidias. Il a été le siècle de Socrate…
Le philosophe condamné pour pédophilie en son temps (il subvertissait les jeunes gens !) s’est suicidé à la cigüe. Mais Socrate, dans les dernières années de ce fameux Vème siècle, a formé les jeunes Platon et Xénophon, et ces disciples des Sophistes qui venaient d’inventer la rhétorique. Une nouvelle médecine fondée sur l’observation et l’expérimentation a vu le jour, sous Hippocrate.
Quel effort vers l’humain ! Quelle tension vers l’universel ! Les ruines de marbre comme les statues de pierre nue émeuvent encore, surgies de deux millénaires et demi. La fierté du maintien ne va pas sans pression d’un irrationnel volcanique qu’on sent dans l’inquiétude des yeux ou l’infime raidissement des muscles. La Grèce antique n’est pas l’idéal d’un monde hors du nôtre, peuplé de dieux, mais le naturel humain d’ici-bas tendu vers l’harmonie. Bien vivre, c’est être en équilibre. Ne pas nier les forces souterraines des instincts puissants et des passions délirantes mais les maîtriser par la raison, tels des étalons sous la poigne du dompteur. C’est un effort de chaque jour. D’abord une conquête de l’âge tendre vers l’âge adulte, d’où l’importance accordée à l’éducation du corps, de la raison et de l’âme avec les sports guerriers, la logique dialectique et la musique ou les mathématiques. Ensuite un effort adulte pour être à l’aise dans son existence : heureux dans sa cité, avisé en affaires, soucieux du droit et de la justice.
L’effort constant mène au tragique car des ombres venues de loin et du profond remettent en cause sans cesse l’élan vers la lumière. « La tragédie naît et meurt avec le grand moment de la démocratie athénienne » p.185. Elle participe du même mouvement fondamental que l’éloquence, la réflexion politique ou l’histoire. Le tragique est lucide, il n’a pas la froideur du penseur qui deviendra scientifique et qui croira tout savoir. D’où ces délires de la raison des départements carrés de notre Révolution, du positivisme technocrate qui sévit encore et des subprimes financières. Bercé trop longtemps aux téléologies platoniciennes et bibliques, nous avons oublié que le monde est tragique. Le mérite de Jacqueline de Romilly est d’ouvrir la Grèce à autre chose qu’à préparer le christianisme, ce que les écoles ont enseigné durant des siècles.
La tragédie conduit tout droit à la philosophie. Cette discipline est l’émancipation de l’esprit humain des superstitions et des injonctions cléricales dont le pouvoir se fonde sur la peur de l’au-delà. Plutôt que les discours habiles, masques des passions, Socrate pratique la maïeutique, la méthode critique qui apprend à penser par soi-même. Pourquoi la Grèce ? – mais parce qu’elle dit « liberté » ! Merci de nous l’avoir montré à la grande dame des lettres qui est partie.
Jacqueline de Romilly, Pourquoi la Grèce ? 1992, Livre de poche, 316 pages
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Notez qu’il existe toujours un délit de Corruption de mineur, et qu’il y est toujours question de sexe. Celà dit, je doute que les justiciables en la matière goûtent à l’insigne honneur de subir la même condamnation que cet illustre prédécesseur :-p
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Oui, constant « effort vers l’humain ». Acceptation, voire vénération du corps, mais aussi soumission de la bête : les grands héros de la mythologie grecque -Ulysse, Persée, Thésée etc- sont vainqueurs de bestialité.
Jacqueline de Romilly montre bien tout cela.
Je lui avais envoyé, il y a une vingtaine années, un exemplaire d’une petite revue de langues anciennes que je faisais avec mes collégiens. Elle a répondu aimablement au questionnaire que nous avions établi. Je me souviens surtout d’une réponse, nous lui demandions pourquoi lui était venue la passion du grec : « Parce que mon père disait que ça ne sert à rien »…
Une hypothèse intéressante à propos de la condamnation à mort de Socrate (il ne s’agit bien sûr pas vraiment d’un suicide) : au retour de la démocratie, les Athéniens ont payer à Socrate sa relative bienveillance pendant la tyrannie des Trente.
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Ce que vous êtes sérieux ! Evidemment qu’il s’agit d’une provocation : la pédophilie est la hantise hystérique de notre temps; du temps des Grecs antiques, c’était « la corruption de la jeunesse ». Les moeurs s’y mêlaient à l’idéologie, et ça n’a pas changé.
Qui veut noyer le chien l’accuse de la rage, qui veut faire taire un philosophe accuse ses moeurs. D’où mon utilisation – exprès ! – du terme « pédophilie » que les Grecs appelaient « pédérastie » (de paedeia = l’enfant – voire pédagogie) !
Et alors ? Je que j’écris est-il vraiment « faux » ?
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Un article intéressant.
Mais dire que Socrate a été condamné à mort pour pédophilie me
semble un peu simpliste.
Ou alors, j ‘ai mal compris.
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Très beau billet et bel hommage à cette grande intellectuelle. Vous dites très bien en peu de mots, l’originalité de son apport quant à nos connaissances sur la Grèce antique, quelque chose que je n’avais pas forcément perçu jusque là.
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