Pourquoi ne pas aller tout nu, demande Montaigne

Au chapitre XXXVI de ses Essais livre 1, notre philosophe périgourdin se demande pourquoi certains humains vont tout nu « comme nous disons des Indiens et des Maures » et d’autres, comme en nos contrées, s’enveloppent de multiples couches des pieds à la tête. N’est-ce pas coutume sociale plutôt que loi de nature ?

« Où que je veuille donner, il me faut forcer quelques barrière de la coutume, tant elle a soigneusement bridé toutes nos avenues », commence-t-il. En effet, ce qui se fait semble normal et même naturel – alors qu’il ne l’est pas. C’est penser en philosophe que de remettre en question l’évidence et l’habitude. « Or, tout étant exactement ailleurs de fil et d’aiguille pour maintenir son être, il est, à la vérité, incroyable que nous soyons seuls produits en état défectueux et indigent », observe Montaigne. Les plantes ont leur pétales qui se referment au froid pour la nuit, les arbres leur écorce, les animaux leur fourrure ou leurs écailles – mais l’homme ?

Il a été créé tout nu et pourrait vivre en état de nature. Mais, « comme ceux qui éteignent par artificielle lumière celle du jour, nous avons éteint nos propres moyens par les moyens empruntés ». Il est des peuples qui vivent sans vêtements sous les mêmes latitudes que les nôtres, « et puis la plus délicate partie de nous est celle qui se tient toujours découverte : les yeux, la bouche, le nez, les oreilles ; à nos paysans, comme à nos aïeux, la partie pectorale et le ventre ». Nous pourrions donc fort bien aller nus, ou quasi, comme les enfants le font volontiers si on les laisse faire, ou les adolescents pour être à l’aise ; cela témoigne de leur vigueur.

Suivent une multitude d’exemples en son temps et aux anciens temps où Montaigne démontre que des gens peu vêtus côtoient sans dommage d’autres trop vêtus. Question d’accoutumance, de style et d’habitude. « Et Platon conseille merveilleusement, pour la santé de tout le corps, de ne donner aux pieds et à la tête d’autre couverture que celle que la nature y a mise », précise-t-il. Mais c’est bien l’habitude, tout comme la coutume sociale, qui nous fait nous vêtir. « Comme je ne puis souffrir d’aller déboutonné et détaché, les laboureurs de mon voisinage se sentiraient entravés de l’être », observe Michel Eyquem de Montaigne.

Reste que le froid extrême, qui fait geler le vin en bouteilles au point que les soldats étaient servis par morceaux et non par litres lors de la campagne du Luxembourg de Martin du Bellay, handicape les armées. « Les Romains souffrirent grand désavantage au combat qu’ils eurent contre les Carthaginois près de Plaisance », note Montaigne. Hannibal avait fait allumer des feux pour réchauffer ses troupes et donner de l’huile pour que les hommes protègent leurs membres contre le vent gelé, alors que les Romains étaient tout roidis. Même Alexandre (le grand) « vit une nation en laquelle on enterre les arbres fruitiers en hiver, pour les défendre de la gelée », note Montaigne.

Le philosophe périgourdin, en observant les us et coutumes des hommes autour de lui et dans l’histoire, prouve que la tempérance et le juste milieu est pour lui la voie de la vérité. On peut aller tout nu, mais pas partout ni en toute saison ; la coutume exagère la vêture et en fait le plus souvent une parure sociale ou une pruderie religieuse déplacée plus qu’utilitaire, comme en témoignent les paysans face aux bourgeois, au clergé et aux nobles tels que lui ; la simplicité doit cependant demeurer la règle puisque Dieu et la nature nous ont fourni de quoi survivre tel que nous naissons. S’endurcir est aussi requis pour ne pas s’encroûter, en témoigne Platon.

En bref, le nu est naturel mais le vêtement pas toujours superflu. A chacun de doser ce qu’il faut, sans crainte de transgresser une quelconque règle de nature. Seule la société se montre audacieuse ou prude, vigoureuse ou frileuse : rien de naturel dans ses édits et arrêtés. Au contraire, à société déclinante la peur et le repli en vêtements, avec les interdits ; à société jeune et optimiste le dévoilement et la nudité sportive et vitale.

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50

Michel de Montaigne,Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

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