Dans un texte bavard, le chapitre VI du Livre II des Essais, Montaigne intitule De l’exercitation le fait de parler de lui. Il étudie sa praxis, disait-on à l’ère intello marxiste ; plus simplement dit aujourd’hui, il s’étudie : « Il y a plusieurs années que je n’ai que moi pour visée à mes pensées, que je ne contrôle et étudie que moi, ou en moi, pour mieux dire ».
Il commence par une longue digression qui veut que l’on ne connaisse bien que ce que l’on expérimente soi-même, la lecture des livres n’y suffisant pas. L’expérimentation ultime étant la mort, dont nul ne sait rien ; tout au plus peut-on en approcher ses effets : par le sommeil ou le coma.
C’est justement ce qui est survenu à Montaigne durant les « troisièmes troubles » de la guerre civile que nous appelons depuis guerre de religion. Notre philosophe s’était aller promener à cheval « à une lieue » de chez lui (environ 5 km). L’un de ses gens « grand et fort, monté sur un puissant roussin qui avait une bouche sans prise, frais au demeurant et vigoureux, pour faire le hardi et devancer ses compagnons vint à le pousser à toute bride droit dans ma route, et fondre comme un colosse sur le petit homme et petit cheval » – les envoyant bouler l’un et l’autre. Montaigne évanoui ne reprend ses sens que bien après, « deux grosses heures », dit-il. Et se réveille crachant le sang et ne se souvenant point durant un long moment, sentant « comme en songe ce qui se fait autour ». Il lui fallut bien deux jours pour récupérer, y compris la mémoire.
Il dit ce qui lui survint, sans forfanterie ni humilité, seulement pour le dire. « Ce conte d’un événement si léger est assez vain, n’était l’instruction que j’en ai tirée pour moi ; car, à la vérité, pour s’apprivoiser à la mort, je trouve qu’il n’y a que de s’en avoisiner. » Ce n’est pas un conseil de doctrine mais l’étude pratique qu’il fait de lui-même qui l’incite à le dire.
Et bien le dire n’est pas simple. « C’est une épineuse entreprise, et plus qu’il ne semble, de suivre une allure si vagabonde que celle de notre esprit ; de pénétrer les profondeurs opaques de ses replis internes ; de choisir et arrêter tant de menus airs de ses agitations. Et est un amusement nouveau et extraordinaire, qui nous retire des occupations communes du monde, oui, et des plus recommandées. » Non seulement se connaître soi-même est utile et sage, mais s’analyser est une pratique qui « amuse », tout en étant une difficile discipline. « Il n’est description pareille en difficulté à la description de soi-même, ni certes en utilité. Encore se faut-il peigner, encore se faut-il ordonner et ranger pour sortir en place. »
Les mots sont en effet un ordre arbitraire mis aux choses et une simplification caricaturale ; bien dire, c’est user de mots précis et donner suffisamment de détails pour la compréhension du contexte. Il n’est que trop facile de tomber dans la vanité ou au contraire d’en rajouter sur l’humilité. Bien se dire est tenir le chemin de crête des philosophes, ni trop, ni trop peu car, selon Horace, cité en latin, « la peur de la faute conduit au vice » – ce que résume Montaigne avec un gros bon sens : « au lieu qu’on doit moucher l’enfant, cela s’appelle l’énaser » (lui ôter le nez). « Mon métier et mon art, c’est vivre. Qui me défend d’en parler selon mon sens, expérience et usage, qu’il ordonne à l’architecte de parler des bâtiments non selon soi, mais selon son voisin ; selon la science d’un autre, non selon la sienne. »
Il faut donc s’étudier et le dire, pour l’expérience des autres. Sans se flatter ni se minimiser, donc sans rester superficiel. « Je tiens qu’il faut être prudent à estimer de soi, et pareillement consciencieux à en témoigner, soit bas, soit haut, indifféremment. » Car se payer moins qu’on ne vaut est lâcheté, dit Aristote. « Nulle vertu ne s’aide de la fausseté ; et la vérité n’est jamais matière d’erreur », résume Montaigne. « L’orgueil gît en la pensée. La langue n‘y peut avoir qu’un bien légère part. De s’amuser à soi, il leur semble que c’est se plaire en soi (…) que c’est trop se chérir. Il peut être. Mais cet excès naît seulement en ceux qui ne se tâtent que superficiellement. »
Etudiez-vous donc, en vos expériences ; vous y gagnerez de l’instruction, de l’amusement et de la sagesse. Faites comme Montaigne, un carnet d’essais de ce que vous pensez.
Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50
Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00
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