
En quatre parties, une analyse de la situation des gens en cas de guerre de religion. Ne croyons pas que ce soit du passé, et que la querelle catholiques-protestants (1562-1598) soit de l’histoire ancienne. Nous l’avons revécue, cette querelle, avec les fascistes et les humanistes entre les deux guerres, puis avec les communistes et les libéraux après-guerre, jusqu’à la querelle entre « socialistes » et libéraux-démocrates juste avant Macron. Nous sommes, depuis Trump 2, dans une nouvelle guerre de religion, celle des universalistes et des souverainistes, autrement dit du droit contre la force.
C’est dire combien il importe de lire l’histoire et d’en prendre des leçons. Jérémie Foa cite Montaigne, aristocrate humaniste, adepte de la vie bonne à l’antique, qui a su nager entre les écueils des religions. Lui-même était-il croyant ? Peut-être. Il ne croyait pas en revanche aux dogmes assénés par l’Église, se contentant, sagement, de faire à Rome comme les Romains.
L’historien examine le « qui vive ? » de reconnaissance, qui est une allégeance à un parti. Tous ceux qui ne sont pas avec moi sont contre moi, il n’y a pas de nuances. Sauf que l’ennemi est invisible, il ressemble à vous et moi, d’où la nécessité de « dire », de donner le mot de passe, d’affirmer sa croyance. D’où, pour ceux qui gardent leur quant à soi, l’exigence du trompe-l’oeil, du déguisement, de l’apparence. C’est l’habit qui fait le moine, pas ce qu’il pense ou croit. Montaigne fait route un moment avec un « gentilhomme huguenot » qui contrefait le catholique, en affichant ostensiblement les marques. Le philosophe avoue avoir été dupé, il n’a rien vu. Donc un « art de la fugue », dit joliment l’auteur. « Réalisons, par expérience de pensée, un lent travelling sur la marche d’un passant à travers une ville sans nom, au hasard de l’été 1589 : à l’indifférence polie qui rythmait ses pas s’est substituée une vigilance accrue aux détails, à la physionomie des êtres, aux vêtements qu’ils enfilent ou tentent de masquer. Il interprète les marques sur les maisons ou les affiches des façades, tente autant que possible de faire bonne figure. Une hyper-correction imprime à sa posture quelque chose de rigide ou de gauche, tout occupé qu’il est à émettre les signaux appropriés (…) comme à dissimuler les indices néfastes » (introduction). Toutes routines « normales » sont questionnées pour survivre en temps de guerre civile. « Ce que disent la plupart des textes, catholiques ou réformés, c’est que, pour survivre en ces guerres, l’intelligence, l’astuce sont indispensables ».
Chacun marque son territoire, comme le matou qui pisse aux quatre coins. On affiche, on met en demeure, on perquisitionne pour être sûr, jusque dans le lit conjugal, intime de l’intime. Donc on se cache, telle est la guerre civile. On se méfie des voisins, des jaloux qui pourraient dénoncer pour en profiter. Les catholiques marquent hier d’une croix les maisons protestantes ; les communistes aujourd’hui peuplent les murs d’affiche pour affirmer leur présence (bien minoritaire). Les « communautés » se regroupent par quartiers, par immeuble. On débaptise les rues aujourd’hui au nom du « woke » pour marquer l’idéologie contemporaine. A l’inverse de ceux qui braillent, le tout venant se tait et s’invisibilise. Pour vivre heureux vivons caché.
Comme la situation est durable, le parti pris des choses s’impose. Le monde devient en poupées gigogne, l’extérieur ne présageant pas des intérieurs successifs. Ce qui induit, pour chacun « une hyper-vigilance », de calculer ses dires et ses actions, de dissimuler ses lectures non-admises, d’éviter d’écrire – les écrits restent – ou de garder des photos ou des vidéos dirait-on aujourd’hui. Elles sont éléments de preuve en cas d’accusation. « Comment s’orienter dans un monde où l’opinion, l’émotion et le mensonge ont plus d’influence que la vérité ? Quelle refuge à la sincérité espérée quand tous trompent sans vergogne ? » (introduction).Vaste question que l’actualité remet au goût du jour avec les vérités « alternatives » de Trump le trompeur et les approximations de Marine Le Pen, collabo du dictateur criminel de guerre Poutine…
La guerre civile de tous contre tous marque la langue, observe l’auteur, le prétendu ment : la religion réformée est « prétendue » réformée, le cheval de Troie n’est pas une statue votive mais une machine de guerre, la charrette de légumes et de farine dissimule de la poudre et des armes. Les éléments de langage sont repris en boucle, formant autojustification. « Les épreuves de force, qui caractérisent tout conflit de valeurs, impliquent sans cesse de grandir les uns ou de rabaisser les autres, de mentir, d’euphémiser, de disqualifier les gloires d’antan au profit des vedettes du jour, de dire l’indicible ou de taire l’insoutenable ». Il faut coder son discours pour le distinguer du standard. Une novlangue naît des troubles, les mots du pouvoirs ont un pouvoir. La paradiastole triomphe : « ce que vous appelez religion, je le nomme hérésie ». Le ministère de la Guerre est nommé ministère de la Paix et l’envahisseur Poutine le chantre de la fin des combats. Il s’agit « d’ébranler les évidences du donné », de donner le tournis pour qu’on ne puisse se fier à rien ni à personne, le mensonge côtoyant la presque vérité (comme sur les vaccins). « La dystopie d’Orwell dénonce une langue mécanique, forgée pour que ses récepteurs ne saisissent plus l’incompatibilité des mots prononcés, et puissent soutenir en même temps et avec la même conviction deux opinions antithétiques ».
D’où la nécessité, lorsque la guerre civile s’apaise, de recréer du lien par la langue : « enfin Malherbe vint » à l’issue des guerres de religions en France. « L’insécurité sémantique découle de l’ébranlement politique », écrit l’auteur. Une instance neutre pour poser les définitions communes des mots est nécessaire pour que chacun puisse se reparler en relative confiance, sans n’en penser pas moins. « La langue de Malherbe exige que le lexique ne puisse plus insulter ni trancher, que la colère du monde soit, en amont, corsetée par des mots froids – que la violence soit impossible à mettre en œuvre car impossible à mettre en mots. Malherbe ficelle ensemble modération politique, civilité sociale et sobriété littéraire. » Ce pourquoi il est nécessaire de toujours enseigner la langue, définir les mots, user du grammaticalement correct pour se faire bien comprendre. Qui n’a pas de vocabulaire parle avec ses poings, qui énonce n’importe quoi n’exprime rien que pour sa bande.
Les mots tuent, lorsqu’ils sont mal utilisés. Ainsi « les Hutus » – ethnie qui résulte d’une classification arbitraire du colonisateur, sans fondements historiques – ou « les Juifs » – qui sont aussi divers, pratiquants ou non, pro-Netanyahou ou non, que les autres citoyens. « Si la langue témoigne du dissensus ambiant, par un puissant effet retour, elle participe à l’identification, donc à la création des groupes qu’elle prétend observer. » Chacun est « assigné » à l’image que l’on se fait de son groupe, race, religion. La langue en devient « satanique ». « Entre métaphore animalière et litote, la langue fournit des armes assassines aux hommes. Mais, en même temps qu’elle s’attache à déréaliser les gestes du tuer, la langue des troubles perd en référentialité, (…) pour finir par ne plus dire exactement ce qu’elle souhaitait, oscillant des codes aux slogans… » On ne tue pas, on « dépêche », voire envoie à « la corvée de bois ». Et c’est « la commune humanité », dit l’auteur, qui expliquerait l’acharnement avec lequel les coups pleuvent, souvent au visage. « Le massacre est l’occasion d’enfin faire taire cette troublante similarité ».
La leçon des guerres de religion ? Elle est paradoxalement positive, écrit l’historien. « Si l’historiographie a beaucoup parlé, à juste titre, des massacres et de la brutalisation des mœurs, les affaires abordées en ces pages ébauchent une autre histoire, qui insiste davantage sur l’exigence de maîtrise de soi, sur le contrôle des émotions, le stoïcisme corporel indispensable pour surmonter l’épreuve. Loin d’être sanguin, l’homme des troubles est de sang-froid. » C’est la « force civilisatrice de l’hypocrisie », dit Jon Elster. Mensonges et secrets exigent argumentation, ruse et crédibilité. « Face aux fausses évidences, aux routines du paraître, les hommes des troubles bannissent la crédulité, promeuvent l’expérience, mènent l’enquête, pèsent, mesurent, comparent, accumulent les indices. L’arme la plus tranchante de ces guerres civiles, c’est la critique. » Ainsi l’individu s’affirme contre le collectif. Les personnes modulent leur propre image afin de ne montrer que ce qu’elles veulent. Pas de sincérité, mais du paraître, « le droit de ne pas tout dire sur soi ». Le montrer l’emporte sur le croire.
Aujourd’hui, nous sommes en plein dedans.
Jérémie Foa est ancien élève de l’école normale supérieure de Fontenay-Saint-Cloud, agrégé d’histoire et maître de conférences HDR en histoire moderne à Aix-Marseille Université.
Jérémie Foa, Survivre – Une histoire des guerres de religion, 2024, Seuil, 352 pages, €23,00, e-book Kindle €14,99
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