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Mark Twain, La tragédie de David Wilson le parfait nigaud

Ce troisième roman du Mississippi, ce paysage mental de Samuel Clemens, met en scène le personnage d’intello venu du nord dans cette petite du sud. Il est aussitôt jugé par les habitants – médiocres – comme un parfait imbécile, pour avoir proféré au bar le premier jour une remarque sur un chien. Dans les petits esprits, peu cultivés et réduits au moralisme de la messe du dimanche, quiconque pense autrement de l’opinion ne peut être normal. L’aristocratie du sud, ces Premier habitants de Virginie comme ils s’appellent volontiers, ont la morgue d’Ancien régime que l’on prête habituellement aux Français, bien qu’ils soient venus d’Angleterre. Quant au reste de la population, ce sont des nègres, donc des esclaves considérés comme des objets qu’on peut exploiter, fouetter, baiser ou vendre comme bon vous semblent.

Dans cet univers étriqué en Noirs et Blancs, l’auteur entremêle de façon parfois un peu baroque deux histoires : la substitution de bébés par une nounou noire, et l’essor du juriste David Wilson pour faire mentir son surnom de parfait nigaud.

Mark Twain

Nés le même jour, l’un des bébés est le fils du maître, aristo de la ville, et sa mère meurt en couches ; l’autre bébé est le fils de la nounou noire (pour 1/16ème). Tous deux sont blonds et blancs, le « nègre » n’ayant qu’1/32ème de sang noir – ce qui ne se voit physiquement pas… L’auteur faire donc apparaître l’imbécilité de la loi sur l’esclavage, comme si la négritude était une tache indélébile, même diluée bien au-delà de ce que le futur IIIe Reich admettra pour les Juifs… S’il se contentait de côtoyer les esclaves dans Tom Sawyer, Mark Twain a fait de l’un d’eux un compagnon amical dans Huckleberry Finn ; cette fois, il en fait le personnage principal du livre.

Chambers (abréviation yankee de ‘Valet de chambre’ en français) prend au berceau la place de Tom, le fils de la maison. Le faux Tom est élevé en petit maître, tandis que le faux Chambers est élevé comme un nègre. Mark Twain en arrive à montrer combien l’éducation fait le larron, bien que la « race » (ainsi disait-on à l’époque) ne puisse que ressurgir quand même (selon les préjugés du temps). Le vrai Tom, élevé en Chambers, est beau, bien bâti, gentil, mais illettré et rustre – il ne parle adulte que petit-nègre et ne sera pas à sa place une fois la supercherie découverte. Le vrai Chambers, élevé en Tom, est capricieux, égoïste, autoritaire, lâche et indolent – s’il a poli ses manières à l’université, il n’a acquis aucun diplôme et est saisi par le démon du jeu.

Dans le même temps – d’où la complication du roman – deux jumeaux italiens arrivent dans la ville et séduisent ses habitants aussi niais que badauds. Ils viennent d’Europe et connaissent beaucoup de pays ; à l’aise en société, ils font un compliment à chacun. Mais c’est une conversation privée avec le faux Blanc Tom et le faux nigaud David qui va faire surgir un plan diabolique dans la tête du « nègre » Tom pour se sortir du pétrin. Il a besoin d’argent pour régler ses dettes de jeu, mais son (faux) oncle l’a déjà dépanné et refuse désormais tout déshonneur, sous peine de le rayer de son testament. En voulant le voler, Tom le tue avec le couteau indien qu’il a volé aux jumeaux pour payer sa négresse de mère qui menace de dénoncer la substitution des bébés. Pas simple, comme intrigue… Ce sont donc les jumeaux qui sont accusés, faute de témoins, puisqu’ils sont accourus les premiers aux cris de la victime alors que Tom s’est enfui avant d’être découvert.

Le procès des vrais jumeaux mettra en lumière l’inversion des faux jumeaux de la nounou. Car, retournement de situation théâtrale, le parfait nigaud se révèle juriste avisé et curieux des développements scientifiques : il a pour marotte de collectionner les empreintes digitales des habitants et d’en étudier les courbes ou les méandres. La dactyloscopie lui permet de confondre le vrai meurtrier à cause des empreintes qu’il a laissé sur le couteau ; elle lui permet aussi de montrer que Tom n’est pas Tom, puisqu’il a pris les empreintes des deux bébés à différents âges. Au tribunal, attraction de la petite ville qui s’ennuie, sa plaidoirie est du grand guignol comme Mark Twain, plus orateur qu’écrivain, aime à en écrire.

esclave noir fouette

Malgré ce patchwork mal construit d’histoires différentes, le lecteur se prend à croire à l’intrigue quasi-policière tout en réfléchissant aux graves questions du temps que sont l’inné et l’acquis, l’influence de l’hérédité et de l’éducation, les ravages de l’esclavage tant sur les victimes ramenées au rang de bêtes que sur les maîtres, avilis par l’usage d’humains comme du bétail.

Comme souvent quand Mark Twain est gêné, il camoufle sous la bouffonnerie ses convictions politiques et morales. Il juxtapose ainsi la chiromancie (du niveau de l’astrologie et de la voyance) et la dactyloscopie (observation scientifique des empreintes digitales), l’une faisant avancer l’histoire, l’autre la réglant au bout.

Ce roman n’est pas édité en poche en français car moins captivant que Tom Sawyer et Huckleberry Finn, moins humoristique que la Vie sur le Mississippi, et d’un sujet plus « sensible » au politiquement correct multiculturel. Mais il peut se lire avec plaisir et gravité ; la traduction Pléiade de Philippe Jaworski est limpide.

Mark Twain, La tragédie de David Wilson le parfait nigaud, 1894, in Œuvres, Gallimard Pléiade 2015, traduit par Philippe Jaworski, €65.00

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