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Italo Calvino, Le château des destins croisés

Nous sommes dans la littérature expérimentale des années 1970 où les recherches « sémiotiques » de Roland Barthes et d’autres incitaient à explorer de nouveaux territoires d’écriture. L’auteur suit les projets de l’Ouvroir de littérature potentielle (Ou.li.po) fondé par Raymond Queneau et tente d’utiliser les cartes du tarot pour créer des histoires.

C’est que les cartes figurent des personnages ou des objets mythiques, exemplaires et « universels » (dans nos cultures occidentales). En alignant les cartes se compose une histoire de jeune homme attaqué par des brigands qui le dépouillent et le pendent la tête en bas à un arbre, qu’une jeune fille de la forêt vient sauver et abreuver d’eau de la source du bois ; ce qui est peut-être un philtre car ils font l’amour. Mais le jeune homme quitte la belle au coin du bois pour regagner le château royal. Un gamin presque nu gambade quelques années plus tard aux abords de la forêt en portant un soleil en bannière, entraînant le roi à les poursuivre jusqu’à ce qu’il rencontre une magicienne qui lui apprend qu’il s’agit de son fils car le fils du roi est devenu roi à son tour et l’amour d’un jour a germé.

Mais l’auteur ne s’arrête pas là. De chaque carte peut naître une autre histoire et ce volume est un recueil de possibles avec le même jeu – tout comme dans la vraie vie avec ce qui nous est donné en héritage et selon le milieu et les circonstances. Suivent L’ingrat puni, L’alchimiste qui vendit son âme, L’épouse damnée, Le voleur de tombe… L’auteur se présente comme « un prestidigitateur ou illusionniste qui dispose sur son étalage de foire un certain nombre de figures et qui, les déplaçant, les réunissant, les échangeant, obtient un certain nombre d’effets » (Moi aussi je veux raconter la mienne). Ainsi le romancier crée-t-il des personnages types qu’il fait agir dans des situations données, avec des moyens particuliers et surmontant des obstacles pour un objectif à conquérir.

« L’idée d’utiliser les tarots comme machine narrative combinatoire m’est venue de Paolo Fabbri qui, lors d’un Séminaire international sur les structures du récit en juillet 1968 à Urbino, avait présenté une communication sur le Récit de la cartomancie et le langage des emblèmes », écrit l’auteur en note. Italo Calvino va utiliser les tarots Visconti richement illustrés, puis les tarots de Marseille connus de tous et pyrogravés. D’où les deux recueils de récits imaginés : le Château et la Taverne des destins croisés réunis dans un volume. Les contraintes forcent la création en lui donnant des digues et un sens ; c’est la vertu des cartes que de baliser un itinéraire par des personnages et des emblèmes.

Ce livre se lit comme un recueil de contes, il ne faut pas y chercher de roman ni trop de philosophie. Mais l’on y prend un certain goût.

Italo Calvino, Le château des destins croisés, 1973, Folio 2013, 192 pages, €7.50 e-book Kindle €7.49

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Emmanuel Steiner, L’autre révolution française

 

La NRF n’est plus ce qu’elle était. Si les littéraires connaissent la Nouvelle revue française, un temps sous l’égide de Gide, ils ne connaissent pas encore la Nouvelle révolution française, celle qui nait. Emmanuel Steiner, lettré philosophe, s’y emploie dans la dernière nouvelle de ce recueil éponyme.

L’époque étant ce qu’elle est, le poke venu des Yankees rappelle aux dirigeants que le peuple le surveille. La NRF se charge de guillotiner ceux qui trahissent, comme au « bon vieux temps » de Robespierre que Mélenchon rappelle, faisant d’une pierre deux coups. Le politicien aux 52 mandats veut dégager les autres et en appelle à la base. Mais la base se suffit à elle-même et décapite les capets incapables. Il s’agit « d’aider symboliquement l’espèce humaine à prendre conscience » p.88. Pas sûr que ça marche. Et quand le révolutionnaire chante « vive le son du canon ! », en écho lui reviennent les 21 coups tonnés dimanche à Paris pour le jeune Emmanuel.

Aura-t-il 13 apôtres comme « l’Autre » ? Il y a en effet 13 nouvelles en ce recueil de littérature qu’il faut bien appeler expérimentale, tant elle diverge des canons établis. L’absurde danse avec le dérisoire pour mettre en scène les masques que se donnent les humains lorsqu’ils veulent exister.

Masque qu’exige aussi la société pour les formater et les faire entrer dans ses cases préprogrammées – sous peine d’être considéré comme « négligeable » : ainsi mari (Sex impulse), auteur sous pseudo (Double image) – qui est qui ? – ou chômeur radié pour case inconnue (Acto da fé). Lorsqu’il s’agit d’un acteur de théâtre (Fin d’un je), tout se complique : comment exister, « perdu parmi tous ces fantasmes qui seraient généralement ceux des metteurs en scène et réalisateurs vis-à-vis de lui » p.21. N’est-on à jamais qu’une image ? Ainsi de son épouse adorée, lorsqu’elle est morte : la tête embaumée suffit à sa présence (Cou coupé). Ou le désir dans le métro : la vision d’une nuque suffit (The vanishing point). L’inverse peut aussi être vrai : se mettre un masque, se couler dans un rôle (Pornstar) – ainsi de Cluster qui se sent brusquement regardé par les femmes et s’aperçoit qu’il est le sosie d’un célèbre acteur du porno au sexe impressionnant, machine à pilonner et à éjecter ; pour exister enfin, sortir de sa médiocre existence, il se met à lui ressembler volontairement, s’immisce dans ses films et devient lui lorsque l’acteur a une faiblesse. Ce sont parfois les générations qui viennent s’imposer à vous, malgré vous, vous réduisant à leur destinée (Mon père est un zombie).

Troubles de l’identité lorsque la force n’est pas en vous, goût du masque social qui permet d’échapper au vide, rôles qui entraînent malgré soi à devenir un autre… Ce sont autant de nouvelles de l’aliénation, du malaise générationnel, du sentiment de son insignifiance. Etranges, dérangeantes, fascinantes.

Emmanuel Steiner, L’autre révolution française, 2017 PhB éditions, 91 pages, €9.00 http://www.phbeditions.fr/Accueil.html

Déjà chroniqué sur ce blog Emmanuel Steiner, Nouvelles bartlebyennes

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