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Stefan Zweig, Montaigne

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Dernier livre écrit par l’auteur avant son suicide, ce Montaigne est à la fois un testament et un essai, mais surtout une bonne introduction, simple et courte, à l’œuvre de ce philosophe si français.

La vie même de Montaigne nous enseigne le monde, même quatre siècles après. Stefan Zweig l’écrivain cosmopolite chassé d’Autriche par les nazis, a échoué au Brésil, à Petrópolis. Dépressif pour lui-même et hanté par la pulsion de mort des peuples qui régnait sous la botte impérialiste des Allemands et des Japonais, il s’est donné la mort avec sa femme quelques jours après la chute de Singapour. Les guerres idéologiques du XXe siècle lui rappelaient les guerres de religion du XVIe siècle – le siècle de Montaigne.

D’où cet essai biographique, inabouti, mais qui donne une vision d’ensemble de la leçon que donne Montaigne aux humains. « Il ne faut pas être trop jeune, trop vierge d’expériences et de déceptions pour pouvoir reconnaître sa vraie valeur », prévient Zweig au premier chapitre. Montaigne est une lecture d’âge mûr, ce pourquoi l’étudier (comme je l’ai fait) au collège en quatrième était une ineptie ; il aurait fallu l’étudier en Terminale dans le cours de philo, mais les universitaires n’aiment pas ceux qui préfèrent vivre plutôt que de théoriser, les faiseurs d’essais plutôt que de systèmes… Surtout dans la France hégélienne marxiste des années 1950 à 1990 !

L’époque contemporaine ressemble à l’époque de Montaigne, mais aussi aux années 30 de Zweig, ce pourquoi il faut relire Montaigne. « A aucun moment de sa vie il n’a vu régner dans son pays, dans son monde, la paix, la raison, la tolérance, toutes ces hautes forces spirituelles auxquelles il avait voué son âme », écrit encore Zweig comme s’il parlait de lui-même (chap.1). Dès lors, la question qui se pose, hier comme aujourd’hui, est la suivante : « Comment sauvegarder mon âme la plus profonde et sa matière qui n’appartient qu’à moi, mon corps, ma santé, mes pensées, mes sentiments, du danger d’être sacrifié à la folie des autres, à des intérêts qui ne sont pas les miens ? » (chap.1).

Que faire ? remplace le fameux Que sais-je ? Et Montaigne donne la solution : « Sa tactique était d’être aussi peu visible que possible, d’attirer aussi peu que possible l’attention par son aspect extérieur, de traverser le monde en portant une sorte de masque, pour trouver le chemin qui le mènerait à lui-même » (chap.1). Entre l’ostracisme politique, ethnique ou sexuel de la bien-pensance et les algorithmes qui traquent vos activités sur le net, porter un masque est probablement la leçon la plus précieuse de vie pratique à laquelle Montaigne nous convie aujourd’hui. Car rien d’extérieur ne peut jamais vous troubler tant que vous ne vous troublez pas en votre for intérieur. Penser par soi-même, assigner soi-même les valeurs aux idées comme aux choses, choisir la joie du présent réel plutôt que l’angoisse du futur incertain – voilà ce à quoi Montaigne nous convie, et ce sur quoi Zweig insiste.

Il entre ensuite brièvement dans la vie du philosophe, rappelant sa prime enfance en nourrice chez un couple de bûcherons pauvres, son éducation toute en latin à la maison paternelle de 3 à 6 ans, son éveil chaque matin en musique pour ne pas le faire sursauter, sa mise au collège de Bordeaux de 6 ans à 13 ans, ses études de droit en partie à Paris, puis une charge de magistrat à Bordeaux un temps.

Mais Stefan Zweig juge cette éducation libérale un brin libertaire, trop permissive, n’incitant pas à l’effort ni au collectif. « Cette enfance a donné à Montaigne, pour toutes les années à venir, la mauvaise habitude d’éluder autant que possible toute tension trop forte et trop puissante, tout ce qui est difficulté, règle ou devoir, de toujours céder à son propre désir, à son propre caprice » (chap.3). Notre génération post-68 en sait quelque-chose et notre économie aussi, face à des peuples industrieux et durs à la tâche comme nous ne savons plus être… Nous sommes trop pressés, trop pressurés, trop stressés, pris dans la réunionite et le politiquement correct sans vision globale, ni temps pour penser. Alors que du temps pour soi, chaque jour, (et non la pression sociale) permet de bien mieux travailler.

Ce pourquoi en sa 38ème année, Montaigne se retire sur ses terres pour jouir, dix ans durant, de sa bibliothèque peinte de 54 maximes latines, de son domaine et de ses gens. Il y écrit les deux premiers tomes des Essais, au départ lecture commentée puis, de plus en plus, réflexion personnelle à partir des auteurs. Le danger d’Internet aujourd’hui est d’éviter de lire, de ne regarder que ce qui intéresse et de zapper trop vite. Or « la lecture, dans sa diversité, aiguise sa faculté de jugement » (chap.5).

Pour Montaigne, point de système sinon de jouir à propos, car philosopher c’est vivre – or « à chaque instant nous recommençons à vivre » (chap.6). Et la sagesse n’est que la vie harmonieuse que l’on mène soi-même, pas une abstraction valable pour tous en tout temps. Ce pourquoi l’histoire est une mine inépuisable d’exemples concrets d’actions et de tempéraments humains. « Il aperçoit clairement ce qui en chaque homme est commun à tous, et ce qui est unique : la personnalité, son ‘essence’, un mélange incomparable à tous les autres » (chap.6).

Montaigne part 18 mois en voyage en Europe à 48 ans, après avoir publié les deux premiers tomes de ses Essais, fort lus à la cour. Il voyage pour voyager, sans but, sinon de découvrir des choses nouvelles et d’autres façons de parler, de sentir et de jouir. Il ne doit rentrer que parce qu’il est élu en son absence maire de Bordeaux et que le roi lui ordonne d’accepter.

Il sera réélu, mais la tâche ne le séduit pas : c’est trop de libertés en moins. Il laissera la mairie pour écrire le troisième tome des Essais, qui ne paraîtra qu’après sa mort en 1592, édité par sa bonne amie qui l’admirait, Marie de Gournay. Entre temps, il aura été médiateur entre Henri III et Henri IV et aura convaincu ce dernier de se convertir au catholicisme pour se faire accepter. Ce n’est pas rien pour qui voulait se garder de la folie des autres !

Retenons avec Zweig que « ni une position dans le monde, ni les privilèges du sang ou du talent ne font la noblesse de l’homme, mais le degré jusqu’où il parvient à préserver sa personnalité et à vivre sa propre vie » (chap.7).

Stefan Zweig, Montaigne, 1942, (1ère édition posthume 1960), PUF Quadrige 2012, 125 pages, €10.50

  • Montaigne, Les Essais, Pocket 2009, 554 pages, €5.40
  • e-book format Kindle, €0.99

Mais, sauf érudits, il vaut mieux le lire en français actuel :

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J. D. Salinger, Nouvelles

JD Salinger nouvellesJérôme David n’a jamais voulu être célèbre. Comme Teddy, le petit garçon de sa dernière nouvelle, il a un don et en fait part libéralement à tout individu qui lui demande, mais ne veut absolument pas être un singe savant. Les conventions, la télévision, le strass et le vison ne sont pas pour lui. J.D. Salinger tenait à préserver son être, son humanité fragile dans ce monde régi par l’urgence et le zapping, la frime et le fric.

Il est devenu célèbre parce qu’il était légitime. Notre époque se prosterne devant l’inverse : ceux qui deviennent légitimes simplement parce qu’ils sont célèbres. C’est pourquoi n’importe quel histrion réussit des scores de ventes pour n’importe quel bouquin bâclé, voire écrit par un nègre. Jérôme David Salinger a peut-être beaucoup écrit, mais il n’a pas beaucoup publié. ‘L’Attrape-cœur’ l’a rendu trop vite notoire et il a préféré, pour être heureux, rester caché.

Les Nouvelles qu’il a publié ici ou là appartiennent toutes à ce monde impitoyable de l’enfance. Non pas toujours celle de l’âge mais celle de la simplicité d’esprit. Il n’y avait qu’un enfant, dans le conte d’Andersen, pour dire tout haut à tout le monde que le roi était nu. Les adultes faisaient comme si, corsetés de conventions, de mimétisme et de rang social. De même Salinger décrit comme un enfant les personnages sur lesquels il se penche. Il a l’art de rendre une conversation selon les genres sans que cela paraisse copié-collé ni qu’un prolo cause en duchesse. Il est « innocent », si l’on peut encore l’être après Hiroshima, Hambourg et les camps.

C’est pourquoi ces nouvelles, traduites en français en 1961 par Jean-Baptiste Rossi et préfacées par Jean-Louis Curtis, sont des bijoux. Connaissez-vous le poisson-banane ? C’est pourtant un « fou » qui le fait découvrir à une toute petite fille avant de quitter ce monde où sa fiancée ne se préoccupe que de se peindre les ongles et d’obtenir une liaison téléphonique avec sa mère. Et c’est une toute jeune fille, Anglaise à titre de noblesse rencontrée un soir dans un salon de thé durant la guerre entre sa nurse et son petit frère, qui lui demande d’écrire pour elle un texte sur l’abjection. Ou encore un jeune homme, professeur de dessin d’une école par correspondance, qui va découvrir le talent d’une bonne sœur et lui prodiguer des conseils, avant d’être rappelé à l’ordre par l’Institution. Ou un autre, chef scout d’une bande de Comanches de neuf ans à New York, qui raconte l’interminable histoire imaginaire de l’Homme hilare au point de faire palpiter les gamins, tandis que sa propre histoire vraie avec une jeune fille tourne court…

Le secret des choses est donné par Teddy, un vieux sage de dix ans réincarné en gamin américain entre un père animateur de radio, une mère futile et une petite sœur chipie.  « Vous savez, cette pomme qu’Adam a mangé dans le jardin d’Éden, selon la Bible ? Vous savez ce qu’il y avait dans cette pomme ? De la logique. De la logique et du baratin intellectuel. C’est tout ce qu’il y avait dedans. Alors – c’est mon avis – tout ce qu’on a à faire quand on veut voir les choses telles qu’elles sont réellement, c’est de vomir tout ça » p.273.

« Rien dans la voix de la cigale ne révèle qu’elle va bientôt mourir », dit aussi le gamin en citant un haïku japonais (p.266). Car il y a logique et logique : celle des choses – ou du destin – n’est pas celle des hommes – « gonflée d’un tas de salades émotionnelles. » Jérôme David Salinger a constamment recherché la première – surtout pas la seconde. Ce pourquoi il n’a jamais été médiatique, et qu’il est fort précieux à tous ceux qui aiment la bonne littérature.

Jérôme David Salinger, Nouvelles (Nine Stories), 1948-1953, Pocket 2007, 283 pages, 5.80€

Lire aussi sur ce blog : J.D. Salinger, L’Attrape-cœur

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