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Patrick Rambaud, Il neigeait

C’est le leitmotiv du célèbre poème fleuve du Totor national dans Les Châtiments, versificateur au kilomètre, qui cette fois prend le ton de l’épopée. Nous sommes en 1812 et Napoléon le Grand a envahi la Russie du tsar Alexandre qui se terre. Il a laissé Moscou, a vidé la ville et la fait incendier par ses partisans restés aux alentours. On accusera les Français.

Après avoir conté dans La Bataille, Grand prix du roman de l’Académie française, Essling en 1809, l’auteur nous fait suivre la Grande armée de 500 000 hommes, dont 150 000 venus de France, le reste étant les alliés. Elle occupe la capitale déserte et loge dans les palais restés debout, mais cherche à nourrir les milliers d’hommes. La nourriture a été emportée, noyée, les puits empoisonnés. Les armées russes se dérobent, sachant peut-être qu’elles ne vaincront pas un petit caporal devenu empereur, tant il a montré de génie dans la stratégie sur le champ de bataille. Comme d’habitude, les Russes font confiance à l’immensité, au climat, à la boue des marais de leur territoire. Quant au tsar, il renie sa parole, son « alliance » avec la France.

Napoléon relit l’histoire de Charles XII, souverain suédois conté par Voltaire. Lui aussi a envahi la Russie, lui aussi s’est trop attardé, lui aussi a été vaincu par le général Hiver. Mais il n’en tire aucune leçon, comme tous les hommes de pouvoir laissés seuls devant leur égotisme. Ils croient trop en leur génie pour écouter les autres, la raison, ou le simple bon sens. Le tsar ne « l’aime » pas, contrairement à ce qu’il croit ; il n’a que des intérêts, et les Anglais lui font miroiter le commerce pour contourner le Blocus continental.

Patrick Rambaud nous raconte alors l’épopée du retour, le désordre, le froid glacial, le passage de la Bérézina, le harcèlement des cosaques. C’est le chacun pour soi, l’égoïsme féroce pour un bout de cheval mort ou une sac d’orge moisi. Les civils, qui ont fait de juteuses affaires à Moscou fuient eux aussi, n’ayant rien su prévoir. Ils perdent tout par leur bêtise de ne penser qu’à gagner de l’argent – même la vie.

Dans ce roman, écrit aux sources de la documentation historique, les anecdotes priment sur l’ensemble, mais l’atmosphère est bien rendue : nous y sommes. Les personnages sont un peu pâles, servant à lier l’histoire. Le capitaine d’Herbigny est revenu vivant mais aveugle ; le commis aux écritures Sébastien, enrôlé pour sa trop belle écriture comme l’un des secrétaires de l’empereur et qui a rencontré Henri Beyle (qui deviendra Stendhal), revient mûri, avec un poste à Paris ; Ornella l’actrice, trop jeune pour être avisée, offre son corps pour survivre, mais disparaît dans la steppe. Elle ne peut passer les ponts flottants de la Berezina, que Napoléon fait brûler une fois ses troupes passées ; elle est prise par les Kalmouks, dénudée entièrement avec les autres prisonniers civils, laissée dans la neige par moins vingt degrés, puis livrée aux moujiks qui se vengent, sur l’instigation des popes qui crient au diable. Tout y est.

Quant à l’empereur, il reste visionnaire sur l’Europe, mais a pris pour bouc émissaire commode de ses erreurs les Anglais. Il voudrait la paix avec le tsar son « frère », mais celui-ci ne répond pas. Au lieu d’agir, Napoléon attend. Trop tard pour faire retraite honorablement. Il « croit » que le climat lui laissera quelques semaines de plus, mais ce n’est pas le cas. C’est alors la débâcle, la débandade, la fuite à marche forcée avec une armée qui se réduit chaque jour. Trois cents mille morts au moins dans cette aventure extrême de survie. Pour rien. La France en ressortira affaiblie, 1815 se profile, ses 130 départements seront réduits, Napoléon déboulonné. Sylvain Tesson, deux cents ans plus tard, refera le chemin de la déroute dans un side-car Oural. Il le raconte dans Berezina, chroniqué sur ce blog.

Un honnête roman qui fait revivre l’histoire – et rappelle que la Russie est moins imprenable par la capacité de ses dirigeants que par l’ampleur de son territoire.

Patrick Rambaud, Il neigeait, 2000, Livre de poche 2002, 286 pages, €6,90, e-book Kindle, €5,49

(mon commentaire est libre, seuls les liens sont sponsorisés par amazon.fr)

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Sylvain Tesson, Berezina

Pour les deux cents ans de la retraite de Russie, Sylvain Tesson, deux amis français (Cédric Gras et Thomas Goisque) et deux amis russes (Vitali et Vassili) se lancent en treize jours dans les 4000 km du Moscou-Paris en side-car Oural. Une vieille moto typiquement soviétique, grossièrement mécanique mais fonctionnnt par tous les temps, ne dépassant pas les 80 km/h, réparable à la pince. Une coquetterie. Mais pourquoi pas à cheval ? Cela aurait eu plus de panache et plus de réalisme historique : Napoléon 1er a mis deux mois pour rallier Paris depuis le Kremlin.

Mais Sylvain Tesson est un aventurier des temps modernes. Hors système tout en y étant, individualiste farouche mais avec quelques amis, cynique invétéré qui trouve du sel à l’humanité – il est celui qui ose, l’exemple pour les bourgeois urbains au chaud sur leur canapé. Il les fait frissonner. « Le courage des autres nous sert quelquefois de tonique », écrit Cioran, ce grand cynique, mis en exergue. Berezina est un bon livre. Il mêle le récit aventureux de ces treize jours de route en plein hiver russe au rappel de l’épopée de la Grande armée en déroute, et des réflexions sur le monde tel qu’il vient.

« Notre hôte s’était installé à Moscou vingt ans auparavant, lassé de la France, de ses régulations, des charcutiers poujadistes, des socialistes sans-gêne, des géraniums en pot et des rond-points ruraux. La France, petit paradis de gens qui se pensent en enfer, bridés par des pères-la-vertu occupés à brider les habitants du parc humain, ne convenait plus à son besoin de liberté » p.27. Tel est le style Tesson : direct, sans apprêts, dense de signification. Je suis sûr que neuf sur dix des « gens de goch » qui se disent « socialistes » (aujourd’hui des va nu-pes), ne comprendront pas qu’ils en prennent ici plein la gueule. Mais ils ne sont ni aventuriers ni amateur du réel. « Nous autres, deux cents ans après l’Empire, aurions-nous accepté de charger l’ennemi pour la propagation d’une idée ou l’amour d’un chef ? » p.201.

Il poursuit sur la révolution libérale attendue en Russie comme le Messie depuis Gorby le Rouge – léniniste convaincu pourtant. « Une révolution, depuis l’explosion d’Internet, requérait les techniques du marketing. (…) Il fallait une unité de lieu (une grand-place urbaine frapperait les esprits), une équipe de twitteurs, une cause sympa, des signes de ralliement, des tee-shirts, une couleur symbolique et des slogans très forts. Vous vouliez changer le monde ? Il fallait assurer le spectacle ! » p.32. Le satrape du Kremlin, pas encore envahisseur en 2012, traite les opposants comme des malades infantiles du soviétisme : il les réprime comme on envoie des gosses pas sages au lit. Il ne sait rien faire d’autre. Les empêcheurs de s’enrichir en rond sèment le trouble. L’ordre doit régner dans l’empire mongol.

« Je côtoyais les Russes depuis le putsch avortés de Guennadi Ianaiev en août 1991. Ils ne m’avaient jamais semblé rongés par l’inquiétude, le calcul, la rancune, le doute : vertus de la modernité. Ils me paraissaient des cousins proches, peuplant un ventre géographique bordé à l’est par la Tartarie affreusement ventée et à l’ouest par notre péninsule en crise. » Les Russes sont restés traditionnels, ils sortaient de 70 ans de joug soviétique, de 10 ans d’anarchie alcoolisée Eltsine. « Ils disaient des choses que nous jugions affreuses : ils étaient fiers de leur histoire, ils se sentaient pousser des idées patriotiques, ils plébiscitaient leur président, souhaitant résister à l’hégémonie de l’OTAN et opposaient l’idée de l’eurasisme aux effets très sensibles de l’euro-atlantisme » p.99. Mais la rationalité n’est pas leur fort, plutôt le sentimentalisme. « Et si c’était là la clé du mystère russe ? Une capacité à laisser partout des ruines, puis à les arroser par des torrents de larmes » p.101. Écrit avant l’annexion manu militari de la Crimée en 2014 puis l’invasion agressive de la guerre totale contre l’Ukraine en 2022, cette réflexion ne manque pas de bon sens. Le rappel incessant de la Grande guerre patriotique glorifie la destruction et le massacre plus que la construction d’une société nouvelle…

Les motos Oural sont produites depuis les années 30 « sur le modèle des BMW de l’armée allemande » : toujours l’imitation, l’envie de l’Allemagne mais perdue dans l’inertie steppique russe. « L’usine Oural continue à vomir ces machines, à l’identique. Elles seules résistent à la modernité (…) D’un temps où la sidérurgie régnait dans sa simplicité » p.34.

Et les voilà partis, gelés, aspergés par les camions, raidis pour garder le cap. C’est Borodino (une victoire malgré tout), Wiazma (où le froid saisit la Grande armée), Smolensk (harcelés par les partisans et les moujiks, il en reste que la moitié de l’armée partie de Moscou), Borissov (où Napo a mystifié le gros Koutouzov en franchissant la Berezina), Vilnius (où la débandade n’offre aucun secours), Augustow, Varsovie – puis Berlin (un détour), Naumburg, Bad Kreuznach, Reims, les Invalides à Paris (« sous la statue de Napoléon. Nous nous trouvions à quelques mètres de son tombeau » p.205).

Un happening – comme on dit en marketing.

Sylvain Tesson, Berezina, 2015, Folio 2020, 186 pages €7,80 e-book Kindle €7,99

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