C’est même la première phrase de son Propos du 15 janvier 1908. Le philosophe en a assez que les gens confondent la science avec une religion, la faculté de penser avec le besoin de croyance. Certes, les ignorants « croient » en la médecine, ou en la physique qui fait voler les avions plus lourds que l’air ou aller en fusée dans la lune. Mais c’est parce qu’ils ne savent pas – peu de gens savent comment, ce sont des spécialistes. Pour le reste, nous faisons confiance.
La confiance n’est pas une croyance aveugle, mais une relation humaine. « Presque tous, et ceux-là même qui semblent débarrassés de toute religion, cherchent dans les sciences quelque chose qu’ils puissent croire. Ils s’accrochent aux idées avec une espèce de fureur », écrit Alain. Ils confondent problème avec énigme, solution à inventer et soulèvement du voile. Ils parlent de « découvrir », comme si le savoir était couvert et qu’il suffisait de le mettre au jour. Mais point : l’intelligence est libre, elle est légère, elle se pose sur les choses comme un papillon sur les fleurs, elle butine.

Si une hypothèse ne fonctionne pas, bénie soit la critique ! Une autre est tentée et, par essais et erreurs, la science avance cahin-caha. Pas de « croyance » établie dans ces faits, mais des lois provisoires. Rien d’absolu comme peut l’être une croyance, mais la quête permanente dans le changement incessant. Ce pourquoi, dit Alain, « l’intelligence c’est ce qui, dans un homme, reste toujours jeune. » Elle est adolescente, toujours inquiète et sans cesse en mouvement, forgeant ses muscles et aiguisant sa faculté d’analyse avant d’hasarder une norme temporaire. Qui sera affinée, mûrie, remise en cause ou confortée, améliorée ou englobée – telle la physique classique dans la physique quantique, elle-même incluse dans… une physique encore inconnue, mais probable, qui incluerait les quatre interactions des forces entre elles (gravitation, électromagnétique, forte, faible).
« On pourrait dire : penser, c’est inventer sans croire. » Pas de mélodrame dans la discussion, pas d’opinion arrêtée sur ce qui doit être – constatons seulement ce qui est et tentons de faire avec. Je ne crois pas que… mais je pense que : telle est la différence. La pensée est personnelle, relative, modifiable ; la croyance se veut universelle, absolue, éternelle. Dieu, les Droits de l’Homme, la République, sont des croyances de principe. Pour les faire atterrir ici-bas, il faut les penser : en religion particulière, en accords juridiques, en institutions.
Trop de gens « croient » au lieu de constater, d’analyser et de penser par eux-mêmes. Ils ne font pas « confiance » aux autres, ils les suivent comme des moutons. Car la confiance se mérite et s’évalue, pas le panurgisme, qui est lâcheté de foule, conformisme social, politiquement correct.
Alain, Propos tome 1, Gallimard Pléiade 1956, 1370 pages, €70,50
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