En novembre 1907, il pleut. Mais Alain ouvre son parapluie et ne s’en préoccupe pas plus avant. Pourquoi, en effet, maudire ce sale temps et gémir contre les chaussures qui vont prendre l’eau ? Ce qu’on ne peut éviter, il faut s’y faire, et ne pas ajouter du mal aux maux. « Il y a pourtant assez de maux réels ; cela n’empêche pas que les gens y ajoutent, par une sorte d’entraînement de l’imagination ».
L’imagination, tout est là, portée par le discours. Mettre des mots sur les maux, c’est déjà les exagérer, faire une caricature des faits, formater dans des cases préparées ce qui vous arrive. L’a-t-on assez entendu, ce prof qui dit, selon Alain, « instruire de jeunes brutes qui ne savent rien et qui ne s’intéressent à rien ». On le répète assez aujourd’hui, sans savoir que c’était déjà le cas en 1907. Et de se plaindre que c’était mieux avant !…

Est-ce bien raisonnable ? N’est-ce pas crier pour éviter de penser ? Qui sont ces jeunes brutes ? Ne faudrait-il pas tenter de les comprendre ? S’ils ne savent rien, d’où cela vient-il ? Des parents qui sont trop égoïstes, qui ont trop de boulot, adultes médiocres et qui reproduisent leur médiocrité ? De la société qui ne s’intéresse qu’au fric, des médias qui ne voient que l’émotion et le scoop, de la télé qui attise la concurrence et monte en boucle n’importe quel propos de mémère, des jeux vidiots qui abêtissent comme une drogue ? Il n’est pas vrais que « les jeunes », en tas, sans discrimination, ne s’intéressent à « rien ». Ou alors ce « rien » est formé de tout ce qui vous intéresse vous, prof, et pas ce reste qui peut intéresser la jeunesse.
Au fond, peut-être ne savez-vous pas enseigner ? Peut-être vous réfugiez-vous dans « le manque de moyens » et le « pas assez formé », qu’on entend à longueur d’antenne si l’on écoute les médias, bien complaisants avec vos lamentations syndicales sur les postes (et foutre du Budget !) et vos jérémiades de pauvres petits fonctionnaires jamais assez payés ? Comme si d’autres métiers étaient mieux lotis : les infirmières à l’hôpital, les policiers dans les banlieues, les juges sous la paperasse, les vendeurs qui travaillent le soir, les chauffeurs de train le dimanche – et ainsi de suite. « Remarquez une chose, dit Alain, c’est que cela est sans fin, et que tristesse engendre tristesse. Car, à vous plaindre ainsi de la destinée, vous augmentez vos maux, vous vous enlevez d’avance tout espoir de rire, et votre estomac lui-même s’en trouve encore plus mal ».
Comment aller mieux si vous ne vous aimez pas vous-mêmes ? Pourquoi avoir choisi ce métier, autrement que pour de mauvaises raisons, s’il vous insupporte ? « Un auteur ancien a dit que tout événement a deux anses, et qu’il n’est pas sage de choisir pour le porter celle qui blesse la main. » Pourquoi ne pas sourire, au lieu de grimacer ? C’est une disposition d’esprit de percevoir le verre à moitié plein plutôt qu’à moitié vide. Une disposition que les aigris, les haineux, les faibles, ne savent pas prendre, préférant attendre tout de l’État, tout en s’en méfiant comme de la peste ; préférant payer moins d’impôts, en réclamant toujours plus de prestations ; toujours jaloux des autres « qui ont plus et pas moi ».
Alain cite Marc-Aurèle, l’empereur philosophe : « Je vais rencontrer aujourd’hui un vaniteux, un menteur, un injuste, un ambitieux bavard ; ils sont ainsi à cause de leur ignorance. » De quoi penser peut-être que les enseignants qui ne cessent de récriminer (pas tous, mais ceux que l’on entend le plus) sont de vrais ignorants : injustes, menteurs, vaniteux, ambitieux bavards ? Ce serait dommage pour ce métier qui transmet l’avenir aux êtres qui se forment au présent.
Alain, Propos tome 1, Gallimard Pléiade 1956, 1370 pages, €70,50
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